Ce que les Ukrainiens nous apprennent de nous-mêmes

Ce que les Ukrainiens nous apprennent de nous-mêmes

En résumé

« Non, ce n’est pas cela », dit Carlos. « Résilience, ce n’est pas le mot qui convient pour l’Ukraine, pour décrire ce qui se passe là-bas. C’est autre chose. »

Notre question porte sur la vie au quotidien, pas sur la géopolitique ou la situation militaire. Alors il nous raconte, le temps d’un café. Il raconte ce qui échappe aux récits de guerre et nous savons déjà, en tant qu’économistes, que cela va aussi échapper à nos estimations de PIB. Par exemple, la reconstruction si rapide des paysages dévastés tout autour de Kyiv, les rambardes d’autoroute réajustées, les grues et les projets d’investissement qui se profilent. Reconstruction et destruction en même temps, murmure Ada. La guerre et les grues. N’écoute pas l’arbre qui tombe, disait Hegel, mais la forêt qui repousse. L’Ukraine, aujourd’hui comme en 2014, n’attend pas la fin de la guerre pour revivre, et ce n’est pas du tout une évidence historique des pays en guerre.

Puis, Carlos raconte aussi de jolies histoires de banquiers, de celles qui ne font pas partie du récit officiel de la nation, mais qui contribuent pourtant à éviter les points de rupture financiers, qui entraîneraient tout le reste vers le bas. Il y a par exemple cette dame qui a fait des kilomètres à pied, en urgence, pour venir relever le rideau de fer d’une agence fermée et distribuer l’argent dont ils avaient besoin à la longue file des gens qui attendaient tout de même devant. Il raconte les 38 palettes d’aide qui arrivent des Crédit agricole de Charente-Maritime Deux-Sèvres et Anjou Maine, et comment il a fallu distribuer efficacement tout cela aux collaborateurs sur l’ensemble du territoire ukrainien. Il raconte l’invention, la réactivité, l’efficacité et la solidarité. Il raconte ce que nous avons tous vu de l’Ukraine, mais là, c’est au quotidien, dans la banque. Les gens qui savent travailler de leurs abris ou d’un autre pays, faire comme si de rien n’était et faire ce qu’il faut pour que les autres tiennent, eux aussi. Et surtout, le caractère contagieux de cette force-là, l’énergie collective née du coude-à-coude dans la résistance.

Carlos a donc raison, ce n’est pas le mot résilience qui convient, dont les définitions, issues des sciences physiques ou sociales, renvoient toujours plus ou moins à l’idée certes de résistance à un choc, mais aussi de retour « à la normale ». La résilience implique le rebond et elle est très insuffisante pour décrire ce qui se passe en Ukraine, notamment la transformation des gens au contact de la guerre. Par ailleurs, il serait très insuffisant de résumer les réactions de la société ukrainienne par la seule habitude aux conflits et aux chocs (l’argument était en revanche très pertinent face au Covid). Précisons que le mot a néanmoins un bel avenir devant lui, comme le montrent notamment les travaux de l’OCDE et de la Banque mondiale qui en font la clé pour repenser les politiques économiques. Pour les entreprises aussi, nous entrons dans le temps de la résilience comme le prouve le succès du best-seller de Markus Brunnermeier[1]. Dans un monde de plus en plus marqué par les catastrophes en tout genre, écrit-il, il s’agit de passer du « just in time » au « just in case » et de redessiner les chaînes de valeur en fonction de ces nouveaux principes, et non en visant d’abord la réduction des stocks et la maximisation des flux.

Il y a néanmoins dans la résilience un phénomène que les sociologues des conflits connaissent depuis longtemps et qui nous ramène à l’Ukraine : un lien prouvé, qui s’auto-entretient, entre résilience et cohésion sociale[2]. Là encore, ce n’est pas un terme aisé à définir en sociologie, bien qu’il soit très usuel. Disons simplement que la cohésion sociale exprime la capacité, et surtout la volonté, des gens à collaborer, malgré leurs lignes de fractures. C’est d’ailleurs ce que nos sociétés polarisées politiquement ont du mal à préserver et ce qui prive de légitimité le politique (l’empêchant de faire des réformes). En revanche, c’est ce que l’Ukraine a retrouvé un petit matin de février, alors que la photographie politique et sociale du pays ne présageait pourtant pas cela avant la guerre. Bien au contraire, l’Ukraine était un pays miné par une corruption latente et une « désoligarchisation[3] » en échec. On y parlait plus de fatigue politique que de cohésion sociale et la popularité du président y était au plus bas.

Évidemment, la guerre et les catastrophes provoquent toujours le resserrement des liens sociaux, mais cela n’a pas toujours la même intensité dans tous les pays. Georg Simmel, sociologue et philosophe de la fin du XIXe, a posé les bases de la microsociologie en étudiant les liens les plus petits et les plus directs entre les individus, par exemple l’amitié ou la préservation d’un secret, et la façon dont ces liens évoluent au gré des événements historiques. Surtout, il en fait la base de la construction de la confiance, de la loyauté ou de l’obéissance. En fait, évidence de bon sens, ces microsociétés jouent un rôle essentiel dans la constitution même de l’individu, qui est donc loin d’être un homo economicus rationnel et indépendant de ses liens sociaux. Nous sommes faits de nos liens aux autres. Pendant la première guerre mondiale, dans les tranchées, on sait aujourd’hui d’après les témoignages que c’est cela qui a fait tenir les hommes si longtemps : la microsociété du vis-à-vis, le courage né du regard de l’autre, la gamelle partagée et l’effacement des différences sociales dans la même boue. L’économiste indien Raghuram G. Rajan, ex-chef économiste du FMI et président de la banque centrale d’Inde, fait quant à lui de la notion de communauté le « troisième pilier » (avec l’État et les marchés) mal exploré de l’économie, qui seul permettrait de restaurer le lien entre État, marché et société, et de créer cette énergie collective qui va bien au-delà de la résilience puisqu’elle transforme les individus et est le terreau propice à l’innovation[4].

Bien sûr, la nature des conflits peut aussi expliquer la plus ou moins grande rapidité du resserrement des liens d’une nation. En Ukraine, l’attaque sur Kyiv a prouvé par les faits ce à quoi il était difficile de croire : la guerre entre frères slaves était possible. Elle a donc aussi révélé immédiatement la nature existentielle du conflit : le risque de chute du pays était posé tandis que le thème de la guerre contre l’Occident donnait de facto à l’Ukraine un statut de tête de pont de ce même Occident, fédérant donc, encore plus, la cohésion. Enfin, pour mieux comprendre ce qui se passe, il faut aussi connaître l’héritage cosaque si particulier de ce pays qui, du XVe au XVIIIe siècle, contribue déjà à la prise de conscience nationale de l’Ukraine par l’affirmation d’une indépendance face à la menace extérieure[5]. Dès le XIIe siècle, les cosaques (issus d’un nom turc, « kazak ») sont signalés dans la plaine ukraino-russe, combattants, mercenaires ou brigands, nomades turcophones ou slaves, mais dont l’organisation repose toujours sur une égalité stricte, tous les chefs (Atman) étant élus par une assemblée et révocables. Jusqu’à la dissolution par Catherine II du statut cosaque en 1780, les « libertés cosaques » joueront donc un énorme rôle d’attraction pour les paysans ukrainiens qui rejoignent la Sitch, noyau des fameux cosaques Zaporogues du Dniepr (za : au-delà, porohy : les rapides du fleuve). Noyau, également, du premier sentiment national ukrainien. Ce sont eux qui, luttant d’abord contre les Tatars de Crimée, les Turcs, les Lituaniens et les Polonais, vont établir les trois premières provinces autonomes d’Ukraine au cœur même des plaines polonaises.

Quant à la révolte de l’hetman Mazepa, allié aux Suédois contre la Moscovie, ses « éternels ennemis », elle est très importante pour comprendre l’ADN de la résistance ukrainienne actuelle. Ses troupes sont battues à la bataille de Poltava de 1709, mais l’Ukraine garde de cet épisode un souvenir fédérateur puissant, un rapport profond à l’individualisme et aux libertés politiques, que l’URSS n’a pas réussi à effacer, et le respect du leadership des chefs de guerre résistants, que Zelenski a su incarner aujourd’hui. Ce refus du régime politique centralisé était déjà très sensible pendant les manifestations de Maïdan de 2014. Quant au goût pour l’individualisme, il se voit dans la place des femmes (les Femen le rappellent quand il le faut !) ou une appétence pour l’entrepreneuriat plus forte qu’en Russie. L’Ukraine est un pays qui se plie mal à la centralisation et la verticale du pouvoir. Paradoxalement, cela a ouvert le champ à une oligarchie régionale que le pouvoir central n’a jamais réussi à contrôler (à l’inverse de la Russie) et à une économie parallèle puissante. Mais, en temps de guerre, les relations horizontales sont utiles, préservées dans les familles et dans des villages ukrainiens souvent pauvres, où les liens des microsociétés sont vivaces.

Il est bien difficile aujourd’hui de projeter l’issue de cette guerre et ce n’était pas notre propos. Nous voulions simplement explorer ce qu’on peut apprendre de nous-mêmes en regardant le courage ukrainien. Et trouver un autre mot que celui de résilience. Peut-être, par exemple, celui que la philosophie africaine met au cœur de ses réflexions métaphysiques : Ubuntu, issu des langues bantoues du sud de l’Afrique et désormais inscrit dans la constitution d’Afrique du Sud. Ubuntu, c’est faire humanité avec les autres en comprenant que les liens entretenus avec eux nous constituent. « Quelqu'un d'ubuntu est ouvert et disponible pour les autres, dévoué aux autres, ne se sent pas menacé parce que les autres sont capables et bons car il ou elle possède sa propre estime de soi – qui vient de la connaissance qu'il ou elle a d'appartenir à quelque chose de plus grand – et qu'il ou elle est diminué(e) quand les autres sont diminués ou humiliés, quand les autres sont torturés ou opprimés. » (Desmond Tutu). Les métaphysiques africaines permettent de penser l’identité en mouvement, énonce le philosophe Achille Mbembe. C’est de cela dont nous avons besoin, nous aussi, dans un monde qui se fragmente.

Carlos de Cordoue, Tania Sollogoub et Ada Zan

[1]The Resilient Society, Markus Brunnermeier, Princeton University, 2021

[2]Building Resilience and Social Cohesion in Conflict - Pamela Aall, Chester A. Crocker - 2019 – Global policy

[3] Politique visant à réduire le poids politique et économique d’une oligarchie dans un pays

[4]The Third Pillar, Raghuram G. Rajan, HarperCollins, 2019

[5]La « constitution » ukrainienne de 1710, Iaroslav Lebedynsky, L’Harmattan, juin 2010

Ce que les Ukrainiens nous apprennent de nous-mêmes

La nature des conflits peut aussi expliquer la plus ou moins grande rapidité du resserrement des liens d'une nation. En Ukraine, l'attaque sur Kyiv a prouvé par les faits ce à quoi il était difficile de croire : la guerre entre frères slaves était possible. Elle a donc aussi révélé immédiatement la nature existentielle du conflit : le risque de chute du pays était posé tandis que le thème de la guerre contre l'Occident donnait de facto à l'Ukraine un statut de tête de pont de ce même Occident, fédérant donc, encore plus, la cohésion.

Tania SOLLOGOUB, Economiste