Asie centrale – La seconde mort de l'URSS

Asie centrale – La seconde mort de l'URSS
  • Les routes de la soie terrestres ont été pensées dans un espace sans guerre
  • L'enjeu majeur d’une déstabilisation de l'Eurasie
  • La bascule chinoise des plus fragiles ?
  • L'Ouzbékistan cherche son autonomie stratégique

En résumé

Le blocage du pipeline CPC (Caspian Pipeline Consortium), en rappelant cette semaine à l’Europe qu’une majeure partie du pétrole kazakh traverse le territoire russe, a illustré par les faits le risque que prennent désormais toutes les entreprises qui utilisent des infrastructures situées sur le territoire russe. Non seulement, Moscou pourra les transformer comme arme de guerre économique, mais se posera systématiquement la question du risque de réputation, des sanctions directes ou des sanctions indirectes.

Les routes de la soie terrestres ont été pensées dans un espace sans guerre

Les conséquences sont d’ailleurs énormes pour les nouvelles routes de la soie terrestres de la Chine qui passaient par la Russie, actuellement paralysées non seulement par le conflit lui-même, mais aussi par l’autocensure des transporteurs ou des acheteurs finaux, dont les produits remplissaient les conteneurs véhiculés par rail, de Chongqing jusqu’à Duisbourg. Cette paralysie pose aussi problème pour tous les pays d’Asie centrale, notamment le Kazakhstan, qui appuyaient leur modèle de développement et l’augmentation de leur croissance potentielle sur les investissements en infrastructures chinois et sur l’espoir de devenir un hub logistique régional.

En somme, on n’avait pas bien vu ni compris (et les Chinois sans doute non plus) ce paradoxe que la stratégie chinoise de déploiement de puissance par la géo-économie ne peut se faire sans paix, en tout cas dans son versant infrastructures. Cela va imposer une grande révision stratégique en Chine.

Cet épisode de blocage du CPC a également mis en lumière l’importance géopolitique de l’Asie centrale, qui va bien au-delà de notre propre équation énergétique. En effet, plus la guerre dure, plus la Russie semble isolée et fragile, plus le devenir économique, politique et géopolitique de toutes ses "marges" se pose, que ce soit pour les pays d’Asie centrale et du Caucase, ou pour des espaces particulièrement stratégiques comme l’Arctique, la mer Noire et la Caspienne. À titre d’exemple, le Conseil de l’Arctique est désormais paralysé, sept de ses membres s’opposant à la Russie, qui compte pour la moitié des côtes arctiques et la moitié de la population locale. Amérique, Canada et OTAN ont lancé des exercices militaires de défense, tandis que l’avenir de la Belt and Road chinoise du pôle, lancée en 2018, va donc être conditionné par la poursuite, ou non, d’une collaboration sino-russe… La Chine est d’ailleurs l’un des principaux actionnaires du projet russe de gaz LNG Yamal.

L’enjeu majeur d’une déstabilisation de l’Eurasie 

Mesurer l’impact de la guerre dans les marges russes signifie, bien sûr, surveiller les canaux de contagion possibles – politiques, commerciaux ou financiers – sachant que, pour les pays les plus petits, les plus fragiles et les plus dépendants, le choc sera énorme. Mais il faudra aussi garder en tête la nature bien spécifique de l’Eurasie, qui donne à cette guerre la dimension d’une très grande onde de choc géopolitique. En effet, une fragmentation économique ou politique de la périphérie russe ouvrirait des scénarios d’instabilité chronique (l’Afghanistan est proche), mais aussi de redistribution d’influence entre grandes puissances, Chine en tête – n’oublions pas que l’Asie centrale reste l’Hinterland terrestre essentiel de Pékin, contrainte sur ses franges maritimes par l’affrontement hégémonique avec les États-Unis.

La stratégie de blocus économique de la Russie doit donc aussi se lire à travers le prisme d’une logique de fin d’empire, ou de ce qu’il en restait, avec toutes les répercussions régionales en chaîne que cela implique. De plus, cet Empire se situe précisément là où l’un des pères fondateurs de la géopolitique, H. Mackinder, situait ce qu’il appelait le "heartland", à savoir le cœur de la grande île mondiale dont le contrôle (ou au contraire la neutralisation) lui semblait essentiel pour toute puissance à volonté hégémonique globale.

Se situant au cœur de l’Eurasie, la tragique guerre russo-ukrainienne sonne donc en même temps la seconde mort de l’URSS et la mise en mouvement des grands équilibres géopolitiques mondiaux. Il aura fallu 20 ans à Poutine pour rebâtir une forme de puissance russe et à peine un mois pour la menacer...

La bascule chinoise des plus fragiles ?

En Asie centrale, les canaux économiques de transmission du choc sont multiples. L’un des plus puissants, pour les pays les plus petits et les plus fragiles, sera le tarissement des revenus des travailleurs à l’étranger, lié à la fois à la récession en Russie, à la chute du rouble, et au retour massif et rapide des migrants. Pour le Kirghizistan et le Tadjikistan, ces revenus des travailleurs représentaient près de 30% du PIB, l’un des taux les plus élevés au monde, c’est donc l’une des principales sources de croissance. Si l’on ajoute à cela le choc inflationniste lié en même temps à la hausse des prix alimentaires et à la chute des devises entraînées par le rouble, on mesure le risque de déstabilisation économique et politique de pays par ailleurs très pauvres (20% de la population kirghize vivait en dessous du seuil de pauvreté en 2019) et déjà extrêmement fragilisés par le Covid. Le risque de pénuries alimentaires liées à l’arrêt des exportations russes de céréales et de sucre est réel. À ce stade de précarité, c’est l’autre grand partenaire, la Chine, premier débiteur souverain et premier investisseur, qui peut évidemment jouer un rôle salvateur mais ce ne sera pas sans prix pour les pays concernés.

À coup sûr, l’affaiblissement russe va donc réduire les marges de manœuvre déjà étroites d’autonomie financière de ces petits pays face à Pékin. En fait, l’échec d’une conquête territoriale rapide en Ukraine se traduit quasi mécaniquement, pour Moscou, par une perte d’influence sur ses marges orientales. Paradoxe : les efforts russes pour construire un glacis occidental peut conduire à un affaiblissement par l’Orient. Il faut d’ailleurs anticiper que le comportement économique chinois vis-à-vis de la Sibérie dans les mois à venir nous donnera sans doute aussi des indications précieuses sur les choix géopolitiques de Pékin face à la Russie, dans une région où le déséquilibre démographique fragilise Moscou : si la Russie peine un jour à maintenir son intégrité territoriale, cela peut venir de cette région. 

L’Ouzbékistan cherche son autonomie stratégique

L’Ouzbékistan est également dépendant des revenus des travailleurs qui viennent de Russie mais la dépendance économique globale vis-à-vis de Moscou y est moins nette, même si les oligarques russes sont des acteurs importants du secteur bancaire et des pourvoyeurs d’investissements. Le gouvernement s’est donc déclaré en faveur du respect de la souveraineté de l’Ukraine et cette position est importante, car elle détache de fait un maillon majeur (en termes démographiques) de l’Asie centrale du bloc d’influence russophone. Ce n’est pas complètement étonnant d’ailleurs, car l’Ouzbékistan est aussi l’un des pays de la zone où l’influence américaine reste réelle.

Le choc économique va néanmoins être fort pour un pays dont les comptes extérieurs sont déjà déficitaires (de l’ordre de 6% du PIB) et surtout, qui risque vite d’être pris dans un maillage de sanctions secondaires. En fait, le risque de réputation et l’autocensure des investisseurs occidentaux vont même être parmi les courroies de transmission les plus rapides du choc sur les échanges extérieurs ouzbeks – d’autant que la position de la Russie comme deuxième importateur du pays derrière la Chine va compliquer beaucoup de flux d’échanges. En fait, plus le conflit dure, plus il imposera une "déneutralisation" des acteurs, entreprises et pays.

Le Kazakhstan n’est, quant à lui, pas touché par la question des revenus des travailleurs, et l’équation de la contagion y est donc différente. Pour l’instant, elle est surtout visible dans la sphère monétaire : la banque centrale a dû intervenir sur les marchés et augmenter ses taux de 325 points de base, à 13,5%, pour lutter contre une dépréciation de 20% du Tengue en deux semaines. La crédibilité financière du pays va évidemment être mise à rude épreuve par la crise russe et la liquidité du secteur bancaire, déjà fragile, doit être surveillée, d’autant que les banques russes étaient des acteurs financiers importants du pays. 

Le Kazakhstan n’est pas touché directement par les sanctions et peut donc, en principe, profiter de la hausse des prix d’un pétrole qui représente 30% de ses recettes budgétaires et 57% des exportations. Rappelons aussi qu’il produisait 43% de l’uranium mondial en 2019. Mais l’impact du risque de sanctions secondaires et du risque posé par l’utilisation des oléoducs russes va être réel. Il se traduit déjà par une dépréciation du pétrole kazakh. Quant aux possibilités de contournement des routes russes, notamment par l’oléoduc BTC, à travers l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, elles doivent être envisagées avec prudence, à la fois pour des raisons de capacités, de dangerosité (le conflit azéri-arménien), de relation avec la Turquie (qui a augmenté ses droits de transit), mais aussi, à nouveau, de risque de sanctions, car le partage d’origine des flux pétroliers russes, azéris et kazakhs, sera évidemment problématique.

En fait, même si le gouvernement kazakh a essayé dans un premier temps de prendre ses distances vis-à-vis de la Russie, en cultivant une position neutre (abstention au vote de l’ONU), en refusant d’intervenir aux côtés de Moscou, sa relation de proximité et d’histoire avec la Russie rend néanmoins cette position très difficile dans le temps, et le gouvernement semble de plus en plus mal à l’aise avec sa propre stratégie (par exemple, une manifestation contre la guerre a été autorisée mais une autre réprimée). Cela s’explique aussi par les événements de janvier dernier où, confronté à des manifestations très violentes, le président avait eu besoin des troupes russes pour rétablir la paix sociale, au prix d’une forte répression. Non seulement la légitimité du pouvoir kazakh reste donc attachée à cette intervention, mais le mécontentement de la population, surtout des jeunes et des urbains, est loin d’être réglé.

Enfin, cette proximité du pouvoir kazakh avec la Russie est d’autant plus mal vécue par une partie de la population que la question des 20% de minorité d’origine russe, considérés par Poutine comme faisant partie du "monde russe", fait écho au Dombass... Le discours néo-totalitaire russe sur la négation de la nation ukrainienne est donc un point d’inquiétude majeur pour les Kazakhs. Ils sont d’ailleurs tout aussi hostiles à l’influence chinoise, d’autant que le sort de la minorité kazakhe au Xinyang devient une pierre d’achoppement dans la relation sino-kazakhe.

Paradoxe ultime du moment de grande bascule eurasienne, le Kazakhstan, ancienne terre de déportation soviétique, devient aujourd’hui l’une des terres de refuge pour ces nouveaux dissidents russes qui fuient la situation politique interne russe, mais aussi le risque de conscription et la perspective de l’effondrement économique. Ruse de l’histoire…

Article publié le 25 mars 2022 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine

Asie centrale – La seconde mort de l'URSS

Cet épisode de blocage du CPC a également mis en lumière l'importance géopolitique de l'Asie centrale, qui va bien au-delà de notre propre équation énergétique. En effet, plus la guerre dure, plus la Russie semble isolée et fragile, plus le devenir économique, politique et géopolitique de toutes ses "marges" se pose, que ce soit pour les pays d'Asie centrale et du Caucase, ou pour des espaces particulièrement stratégiques comme l'Arctique, la mer Noire et la Caspienne.

Tania SOLLOGOUB, Economiste