Azerbaïdjan – Peut-il profiter de la grande recomposition géopolitique du Caucase du Sud ?

Azerbaïdjan – Peut-il profiter de la grande recomposition géopolitique du Caucase du Sud ?

En résumé

« Achevé de rédiger le 13 janvier 2023 »

Depuis un mois, les 120 000 Arméniens de l'enclave du Karabakh sont sous blocus, la seule ligne de liaison terrestre avec l'Arménie, le corridor de Latchine, étant bloquée par des groupes azéris, qui se présentent comme des éco-activistes dénonçant l'exploitation de mines dans l'enclave. Évidemment, la situation n'a rien d'un "simple" conflit écologique. Non seulement, elle crée un nouveau risque de guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, mais elle est très grave sur le plan humanitaire, puisque la population serait privée d'approvisionnements d'urgence. Les troupes d'interposition russes, en place depuis le cessez-le-feu de 2020, semblent par ailleurs incapables de gérer la situation – signalant, s'il le fallait encore, que Moscou ne contrôle plus son étranger proche. 

Enfin, ce blocus est un nouveau signal qui confirme une évolution géopolitique majeure : le conflit en Ukraine a déclenché une grande recomposition géopolitique du Caucase du Sud, dont les premiers symptômes existaient avant la guerre, et dont l'issue sera très importante pour l'Europe. Tous les États de la région le savent et sont en train, très vite, d'avancer leurs pions. 

Le verrou de l'Eurasie

Or, cette région est tout sauf anecdotique : elle est devenue le seul verrou logistique praticable de l'Eurasie, située à la croisée d'un "North-South Corridor" que la guerre paralyse pour partie, et d'un "Middle Corridor" qui, au contraire, bénéficie du conflit, puisqu'il permet de joindre la Chine à l'Europe sans passer par la Russie – partant de l'Asie centrale, ce corridor tire un trait vers la Turquie en traversant d'abord la mer Caspienne par bateau, puis l'Azerbaïdjan et la Géorgie par route ou rail. Sur les neuf premiers mois de 2022, le volume des biens transportés y aurait été multiplié par trois, selon Eurasianet, et le Kazakhstan vient même de livrer de l'uranium au Canada par cette route. C'est également par là que doit passer le pétrole et le gaz vers l'Europe et la Turquie. Rappelons que l'été dernier, Ursula von der Leyen a signé à la hâte un mémorandum avec les autorités de Bakou pour importer du gaz. L'Europe pourrait aussi recevoir de l'électricité azérie à partir de 2029 puisqu'un câble électrique qui sera posé au fond de la mer Noire est censé relier l'Azerbaïdjan et la Géorgie à la Roumanie et la Hongrie. D'autres domaines de coopération sont évoqués, dans la production d'hydrogène notamment, secteur où la BERD1  est déjà très active en Azerbaïdjan.

L'Arménie fragile face au couple turco-azéri

L'enjeu du conflit arméno-azéri est donc énorme dans ses répercussions, et pour l'instant, ce sont surtout les deux grands alliés de la région qui profitent du domino géopolitique : la Turquie et l'Azerbaïdjan. Mais le traité de paix que l'on espérait début 2022 entre Bakou et Erevan semble reculer tous les jours, d'autant que les Arméniens sont fragilisés par la quasi-disparition du soutien russe. Si paix il y a, les Azéris sont donc pour l'instant en situation de force, soutenus par les Turcs, et les Arméniens redoutent de leurs voisins une géopolitique agressive "du salami", consistant à réduire progressivement leur territoire. Latchine est en première ligne, mais aussi le passage par le sud de l'Arménie vers l'exclave azérie du Nakhitchevan, le long de la rivière Araxe, dont les mille kilomètres courent de la Turquie vers l'Azerbaïdjan. 

Le rêve azéri : être un hub régional

Pour Bakou en revanche, la recomposition géopolitique régionale est une occasion historique de matérialiser un objectif que le pays affiche depuis longtemps, parce qu'il le considère comme sa vocation naturelle : devenir un hub régional incontournable, logistique, énergétique et touristique. À vrai dire, c'est la seule stratégie lisible de développement pour un pays qui est confronté à l'attrition prochaine de sa rente pétrolière (4% de hausse entre janvier et septembre 2022, soit sous les quotas OPEC+, et un déclin probable dans les trois ans qui viennent), et surtout, un pays qui n'a pour l'instant jamais réussi à se diversifier : rappelons que le secteur énergétique représente toujours 90% des exportations et 50% du PIB. Cette inertie dans la rente n'a d'ailleurs fait que renforcer l'inégalité des revenus et la centralisation du pouvoir autour du clan Aliev, que la victoire fanfaronnante de 2020 contre l'Arménie n'a évidemment pas amoindri…  

Néanmoins, quelque chose de nouveau semble effectivement pointer depuis l'an dernier dans l'économie azérie : le PIB hors énergie aurait augmenté de 9,6% entre janvier et septembre et tous les indicateurs liés au transport sont à la hausse sur la même période (+37% pour le nombre de passagers). Le tourisme a également été multiplié par deux sur un an : Turcs, Saoudiens et Indiens comptant pour 90% des visiteurs. La conjoncture est donc très bonne, malgré la proximité de la guerre, et en contraste très net avec l'Europe. Par ailleurs, comme dans les pays du Golfe, l'Émirat caucasien a beau jeu de profiter des prix élevés du pétrole et affiche un surplus historique du solde courant, de l'ordre de 22% du PIB selon Standard and Poor's. Le budget de l'État n'est pas en reste avec un excédent de 7,7% l'an dernier et des actifs publics, incluant le Fonds souverain SOFAZ, qui couvrent largement la dette du pays jusqu'en 2025 – la dette publique étant passée de 36% en 2016 à 19% en 2022.

Bref : la notation souveraine sort très consolidée de cette guerre, faisant un peu oublier le défaut de la banque IBA, qui avait sérieusement écorné la réputation de "willingness to pay" de ce pays. Néanmoins beaucoup de fragilités perdurent, notamment le niveau de dollarisation trop élevé des banques. Alors, peut-on vraiment croire à la naissance d'un hub régional azéri, et peut-on croire que ce scénario puisse changer la trajectoire d'un pays où la plupart des analystes attendent au contraire une croissance vite ralentie, dans un contexte d'inflation élevée ? Ce serait évidemment un game-changer pour l'Azerbaïdjan mais aussi pour toute pour la région. Pour l'instant, rien n'est moins sûr.

Pour que le rêve azéri se réalise, il faudrait en effet beaucoup d'investissements. Or le taux d'investissement sur PIB de ce pays reste très faible, à 14% cette année, et c'est d'autant plus frappant que l'épargne est quant à elle très élevée. Quant aux flux nets d'investissements directs, ils sont négatifs : le pays investit plus à l'extérieur qu'il ne reçoit de projets. Enfin, Bakou est très mal classé dans les indicateurs de logistique de la Banque mondiale2, et le secrétaire général de l'Association Internationale "Trans-Caspian International Transport Route" (TITR) déclare lui-même que les problèmes logistiques sont particulièrement nombreux en Azerbaïdjan et en Géorgie, ainsi que dans tous les ports congestionnés de la mer Caspienne. Selon la Banque mondiale, la faible productivité des entreprises d'État en charge des travaux d'infrastructures dans la région, n'y est d'ailleurs pas pour rien. Quant aux trois gazoducs du Southern Gas Corridor, le SCP (Caucase du Sud), le TANAP (tube transanatolien vers la Turquie) et le TAP (livraison vers la Grèce et l'Italie), ils seraient proches de leur capacité maximale ; ce qui fait dire à certains experts que l'Europe est trop optimiste quand elle attend de Bakou une alternative au gaz russe. La production de gaz azérie devrait certes passer de 47 Mds de m3 en 2023 à 49,7 Mds de m3 en 2025, mais l'augmentation des consommations nationales, géorgienne et surtout turque, laisserait un surplus limité pour l'Europe, qui ne devrait guère dépasser 15 Mds de m3 en 2026. Il n'est donc pas exclu que les Azéris soient obligés un jour d'acheter du gaz aux Turkmènes pour respecter leurs engagements envers l'Europe.

La réponse caucasienne au friendshoring occidental ?

Conscientes de l'enjeu à long terme et surtout, du moment stratégique, les autorités azéries font donc feu de tout bois pour lancer des coopérations qui matérialisent le rêve logistique du pays. 

Mise à part la lune de miel avec l'Europe, l'autre axe de développement pourrait bien être avec l'Iran et la Russie, n'en déplaise à la diplomatie européenne des droits de l'homme, et malgré le conflit territorial historique avec l'Iran – base du rapprochement azéri avec Israël, où un ambassadeur a été nommé pour la première fois. Mais Bakou sait que le vide géopolitique ne le reste jamais longtemps et un mémorandum tripartite de construction d'une voie ferrée a donc été signé entre Moscou, Bakou et Téhéran, qui devrait connecter par rail les deux grands pays sous sanctions grâce au réseau azéri. Mais c'est avec l'Asie centrale que le rapprochement s'accélère le plus grâce à de multiples rencontres et accords, dont les Turcs sont souvent partie prenante, dans les domaines énergétiques, logistiques et alimentaires. Pour le Turkménistan, jusqu'alors très isolé, cela offre une chance de diversification des livraisons de gaz destinées surtout à la Chine, et dans une moindre mesure à la Russie. 

La trajectoire politique et économique de l'Azerbaïdjan va donc avoir de l'importance pour l'Europe, pas seulement en tant que fournisseur énergétique, mais surtout en tant que maillon actif de la réorganisation géopolitique de l'Eurasie. Mais c'est aussi l'une des zones où l'Union européenne va devoir affronter de plus près ses propres contradictions entre réalisme géoéconomique et diplomatie des droits de l'homme. S'il dégénère en crise humanitaire, le blocus du Haut-Karabakh va enfin rappeler à la mémoire de la communauté internationale que cette zone en feu ne peut pas continuer à être ignorée.  

« Achevé de rédiger le 13 janvier 2023 »

Article publié le 13 janvier 2023 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine

1 BERD : Banque européenne pour la reconstruction et le développement
2 Improving Transport Connectivity in Central Asia Requires a Coherent Approach (worldbank.org)

Azerbaïdjan – Peut-il profiter de la grande recomposition géopolitique du Caucase du Sud ?

Pour Bakou en revanche, la recomposition géopolitique régionale est une occasion historique de matérialiser un objectif que le pays affiche depuis longtemps, parce qu'il le considère comme sa vocation naturelle : devenir un hub régional incontournable, logistique, énergétique et touristique. À vrai dire, c'est la seule stratégie lisible de développement pour un pays qui est confronté à l'attrition prochaine de sa rente pétrolière (4% de hausse entre janvier et septembre 2022, soit sous les quotas OPEC+, et un déclin probable dans les trois ans qui viennent), et surtout, un pays qui n'a pour l'instant jamais réussi à se diversifier : rappelons que le secteur énergétique représente toujours 90% des exportations et 50% du PIB.

Tania SOLLOGOUB, Economiste