L'industrie de défense face aux nouveaux défis sécuritaires

L'industrie de défense face aux nouveaux défis sécuritaires

En résumé

  • Au cours de sa visite consacrée aux armées, le 27 octobre dernier à Bourges, le président de la République a souligné la nécessité pour les industriels de l'armement d'augmenter leurs productions. Il s'agirait de mettre en place une "économie de guerre" permettant à la France de réagir en cas d'implication dans un "conflit de haute intensité".
     
  • Évidemment, la guerre en Ukraine et les livraisons d'armes françaises jouent leur rôle dans cette décision, mais l'idée d'une préparation du pays à un conflit de haute intensité existait déjà.
     
  • En effet, ce terme, qui réfère à l'hypothèse d'un combat contre des adversaires de même envergure militaire, a été présenté par le général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées, au moment de sa prise de fonction en 2021, comme un objectif de transformation de l'armée française.
     
  • La notion d'"économie de guerre", qui renvoie à la capacité à mobiliser toutes les ressources disponibles en cas de conflit, est la concrétisation de ces réflexions stratégiques. Si elle reste en cours d'élaboration, elle n'en est pas moins déjà un sujet de réflexion pour les industriels et donc à surveiller.
     
  • Dans la continuité de ce projet de transformation des armées, des travaux parlementaires ont démarré en novembre sur la problématique de l'équipement des forces armées dans le cadre du projet de loi de finances de 20231. Ces travaux se poursuivent dans le cadre de l'élaboration de la prochaine loi de programmation militaire (LPM) qui couvrira la période 2024-2030.
     
  • Au-delà d'un accroissement du budget d'équipement des armées, l'exigence d'une préparation à des situations géopolitiques et sécuritaires durablement tendues impliquera, de fait, des changements profonds dans la gestion des flux industriels. L'augmentation des cadences de production et la diminution des délais de livraison impacteront la gestion des stocks de matières premières et de pièces intermédiaires. L'industrie de défense doit désormais passer d'une gestion à flux tendus à la constitution de stocks de sécurité.
     
  • Plus généralement, avec la volonté politique affichée de relocaliser et de créer les conditions d'une résilience de l'industrie de défense, on assiste à un retour de l'État stratège dans ce domaine. Cependant, la supply chain a-t-elle les moyens industriels et financiers de satisfaire aux exigences d'augmentation de cadence qu'implique cette "économie de guerre" ?
     

La BITD, un écosystème dual

Près de 4 000 entreprises constituent la "Base Industrielle Technologique de Défense" (BITD) de la France, structurée pour l'aérospatial autour de quelques grands donneurs d'ordres – Airbus, Dassault, MBDA, Safran, Thales. Ces donneurs d'ordres génèrent près de 80% de l'activité de leurs fournisseurs2. Sur l'année 2021, l'activité des 400 entreprises regroupées au sein du GIFAS3  est civile à 65% et militaire à 35%4. Alors que la crise sanitaire a poussé les compagnies aériennes à différer la livraison de leurs appareils, l'activité liée à la défense a représenté jusqu'à 50% du chiffre d'affaire de la filière. La commande publique de défense a soutenu ce segment d'activité.

Les marchés militaires offrent une bonne visibilité aux entreprises de la BITD et garantissent un niveau d'activité pérenne, facteur de résilience en cas de crise, tandis que leur activité civile leur permet d'accéder à des marchés plus larges et de valoriser les investissements humains et matériels réalisés sur l'activité militaire. Par ailleurs, les dépenses de recherche et développement engagées pour répondre aux exigences des armées trouvent des applications civiles permettant d'équilibrer le business model de ces entreprises.

La BITD est aujourd'hui mise à rude épreuve par la conjonction d'un déficit structurel de main-d'œuvre consécutif au désinvestissement dans les filières techniques et industrielles depuis trente ans, d'une part, et par de fortes tensions sur les approvisionnements en matières premières stratégiques et en énergie, d'autre part.

 

Une industrie de défense de pointe

La spécificité de la chaîne de valeur de la BITD française réside dans son haut degré d'exigence technologique, de qualité et de fiabilité, alors que ses volumes de production sont limités en comparaison d'autres grands exportateurs d'armement comme les États-Unis. Cette situation s'est accentuée depuis la chute du mur de Berlin. Ce modèle industriel a toutefois permis à la France de figurer parmi les principaux exportateurs5 et surtout de conserver sur son sol des savoir-faire critiques pour l'indépendance et la souveraineté nationale.

Dans un contexte de diminution continue depuis trente ans des budgets de défense en France, peinant à atteindre les 2% du PIB, où les dépenses d'équipement ont été particulièrement touchées, l'exportation a permis de maintenir l'activité de la BITD, de conserver la maîtrise des technologies associées et des savoir-faire industriels. La LPM de 2019-2025 vise à renforcer progressivement l'effort national de défense pour atteindre les 2% du PIB.

À cela s'ajoutent des évolutions drastiques dans la doctrine d'emploi des forces armées. Depuis la fin de la guerre froide, les opérations militaires extérieures ont priorisé la protection des populations civiles en effectuant des frappes chirurgicales et en limitant au maximum les dégâts collatéraux. Cet objectif a nécessité un effort de recherche technologique renforcé, notamment pour développer des systèmes de guidage de plus en plus efficients.

Dans ce contexte, la stratégie qui a été adoptée par les entreprises de la BITD est la montée en gamme. Leurs produits à forte valeur ajoutée offrent de meilleures marges et sont compatibles avec de petites séries.

 

Les défis de la haute intensité

Cette organisation de l'industrie de l'armement mène à une spirale "inflationniste", en technologie à mobiliser, en qualification de la main-d'œuvre, et en coût d'entretien des appareils pour les armées. En effet, les donneurs d'ordres sont poussés à développer des produits toujours plus complexes pour préserver leurs marges et maintenir leur avance technologique. Ce modèle de développement trouve aujourd'hui ses limites avec les exigences de "l'économie de guerre". De l'aveu même du ministère des Armées, l'augmentation des cadences de production implique une nécessaire "simplification de l'expression du besoin pour les armées". 

L'exécutif cherche donc à recentrer la production nationale d'armement sur les fonctions essentielles et sur les systèmes les plus critiques. Il s'agira notamment des obus de 155 mm, des canons Caesar et des systèmes de défense sol-air. Cela prend à rebours le développement traditionnel de l'industrie militaire française qui a, jusqu'à présent, développé la capacité à répondre à un spectre de besoins de plus en plus étendu. Cette priorisation de certains équipements est nécessaire pour donner de la visibilité à la supply chain lui permettant notamment de réduire ses délais en stockant des pièces en amont.

La prochaine LPM 2024-2030 pourrait intégrer un mécanisme de mutualisation des financements de stocks de pièces primaires et de matières premières. Les modalités de ce mécanisme restent néanmoins à définir.
Les industriels seraient également incités à revoir " l'ensemble des cycles de production […] afin de déterminer les conditions de leur accélération6". Les exigences documentaires liées à la phase de certification devraient également être réduites de l'ordre de 20%.

 

Un tissu industriel complexe soumis au " bullwhip effect "

Ce recentrage sur des systèmes d'armement plus simples à produire et en plus grandes séries devra prendre en compte les contraintes structurelles de la BITD française. En effet, certaines entreprises sont fragilisées. Les PME, dont les produits sont exclusivement destinés à des programmes militaires en petite série, sont particulièrement vulnérables aux variations de cadences. Notamment, si ces produits ne trouvent pas de relais de croissance sur des programmes civils. Cette situation compromet la résilience de l'ensemble de la supply chain, malgré une diversification des activités entamée par la plupart des acteurs.

Étant donné le nombre très élevé d'acteurs, les risques auxquels ils doivent faire face et l'augmentation des cadences à venir, le risque de "bullwhip effect" sur l'ensemble de leur chaîne s'en trouve accru.

Ce phénomène intervient lorsque les fluctuations de la demande d'un produit sont amplifiées à mesure que l'on remonte la chaîne d'approvisionnement. Chaque acteur intégrant une marge de sécurité à sa commande de produits, l'accumulation de ces marges conduit à des fluctuations de la demande aux fournisseurs initiaux beaucoup plus importantes que les fluctuations de la demande réelle. Il en résulte un risque de déséquilibre entre offre et demande rendant la coopération de tous les acteurs plus nécessaire que jamais.

Il s'agira donc pour les entreprises de la BITD de monter en cadence sans compromettre le financement et le développement de l'innovation, clé dans le cadre du développement des nouveaux programmes comme le Système de combat aérien du futur (SCAF) européen, d'une part, et de préserver l'exigence de qualité, principal élément de différenciation à l'exportation, d'autre part.

 

Des dispositifs allant dans la bonne direction

Pour permettre aux entreprises de tenir ces contraintes, des mécanismes d'aide sont à l'étude. En effet, le rapport Varin rendu en janvier 2022 portait sur la sécurisation de l'approvisionnement des métaux critiques dans les secteurs industriels de souveraineté. Bien qu'il n'ait à ce jour pas été rendu public, des préconisations auraient été faites. La dépendance de la BITD aux importations de titane de qualité aéronautique7 pour lesquelles la Russie et l'Ukraine sont d'importants contributeurs fait l'objet de réflexions et une réorientation du sourcing de ce produit serait en cours.

Dans l'immédiat, au regard du contexte d'urgence constitué par le déclenchement de la guerre en Ukraine, la BITD française pourrait se tourner vers les États-Unis pour remplacer la Russie, notamment pour ses importations de titane. Cette situation constitue une alternative temporaire, car en cas de niveau trop bas des stocks de titane américain, la priorité sera très probablement donnée aux entreprises nationales. En France, une filière de recyclage des chutes de titane est en cours de développement, combinant ainsi considérations écologiques et souveraineté industrielle. Près de 90% du titane utilisé dans le cadre de la fabrication de pièces usinées finit sous forme de chutes (scrap) qui pourraient être valorisées. Cette filière pourrait représenter une capacité de plusieurs milliers de tonnes annuelles d'alliage recyclé. Enfin, des réflexions à l'échelle européenne sont en cours pour mieux sourcer ce type de produits.

Le problème de la forte dépendance aux semi-conducteurs importés d'Asie est également pris en compte par l'EU chips act8 qui viserait à relocaliser en partie la production de semi-conducteurs haut de gamme sur le territoire européen. La France s'inscrit dans cette trajectoire à travers le plan "France 2030" et son volet "électronique" qui comprend un effort de plus de 5 milliards d'euros d'investissements industriels, dont la production des semi-conducteurs d'ici 2030.

 

Vers de nouveaux marchés

L'augmentation des investissements et des capacités de production destinés à la défense nationale ne peut pas avoir de viabilité économique, si ces gains ne servent qu'à une surproduction temporaire liée au contexte ukrainien. La BITD française devra trouver de nouveaux débouchés, soit via la commande publique pour l'armée française, soit à l'exportation, notamment via la constitution d'un marché européen unifié. En effet, le développement d'un système de défense aérien via le SCAF pourrait permettre d'ouvrir de nouveaux marchés, voire participer à une intégration européenne de l'industrie de défense. La capacité des pays européens à se coordonner et à partager des savoir-faire industriels critiques demeure le principal défi à relever.

 

1 Sénat : PLF pour 2023 – Défense 
2 Insee
3 "Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales"
4 GIFAS
5 Source : Sipri
6 Source : Sénat, PLF pour 2023 – Défense : équipement des forces
7 Le " titane de qualité aéronautique " est un alliage de titane, d'aluminium et de vanadium.
8 Pour en savoir plus, consultez notre publication CHIPS Act ou la quête de souveraineté technologique et EU Chips Act : le plan de l'Europe pour redevenir leader mondial des semi-conducteurs

L'industrie de défense face aux nouveaux défis sécuritaires

Au-delà d'un accroissement du budget d'équipement des armées, l'exigence d'une préparation à des situations géopolitiques et sécuritaires durablement tendues impliquera, de fait, des changements profonds dans la gestion des flux industriels. L'augmentation des cadences de production et la diminution des délais de livraison impacteront la gestion des stocks de matières premières et de pièces intermédiaires. L'industrie de défense doit désormais passer d'une gestion à flux tendus à la constitution de stocks de sécurité. Plus généralement, avec la volonté politique affichée de relocaliser et de créer les conditions d'une résilience de l'industrie de défense, on assiste à un retour de l'État stratège dans ce domaine. Cependant, la supply chain a-t-elle les moyens industriels et financiers de satisfaire aux exigences d'augmentation de cadence qu'implique cette "économie de guerre" ?

Pascale Rombaut-Manouguian & Mikael Melemedjian, Ingénieurs-conseil