Monnaies Numériques de Banque Centrale, une révolution monétaire en marche
- 13.03.2023
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En résumé
114 pays dans le monde se sont engagés dans l'exploration d'une Monnaie Numérique de Banque Centrale (MNBC), selon les derniers chiffres du Think Tank américain Atlantic Council. Les projets ne visent pas seulement à repenser l'interbancarité et les paiements de gros montants entre acteurs financiers, mais sont également concentrés à 58% sur l'exploration d'une nouvelle forme de monnaie pour le grand public, similaire à celle que la Chine s’est empressée de déployer sur 261 millions de comptes électroniques. Actuellement, 34% de ces projets de MNBC de détail sont en développement, 19% font l'objet d'un pilote et 16% sont déjà devenus une réalité pour des pays comme le Nigéria, les Bahamas ou encore la Jamaïque.
Le mouvement planétaire pour la monnaie numérique d'État suscite des débats et des interrogations dans un contexte où l'inclusion financière progresse sous l'impulsion de la Banque mondiale et où les ménages ont déjà l’embarras du choix pour accéder à la monnaie, qu'il s'agisse de monnaie fiduciaire, de monnaie scripturale, de monnaie électronique ou encore d'actifs numériques cryptographiques.
MNBC, une maturité sociétale difficile à évaluer
La question de l'adoption par le grand public d'une MNBC est un sujet de débat récurrent. Les partisans de cette solution argumentent que l'évolution inéluctable de notre société vers une économie sans cash rend cette transformation de la monnaie de banque centrale nécessaire. Selon eux, l'utilisation d'un cash électronique serait beaucoup plus adaptée aux paiements effectués dans des environnements numériques, faciliterait les transactions entre agents économiques et pourrait être programmable.
Toutefois, malgré les avantages évidents de la MNBC, le cash reste une solution de paiement très appréciée pour de nombreuses raisons. Il est disponible quasi immédiatement, transférable de pair à pair ou de la main à la main et cela sans aucune commission. De plus, il reste à ce jour la seule véritable forme de monnaie de banque centrale disponible pour le plus grand nombre.
Outre ces avantages pratiques, le cash présente également des caractéristiques appréciées des citoyens. En effet, la nature même des espèces, pièces et billets, garantit la confidentialité des échanges et préserve la vie privée de ceux qui les utilisent. Pour beaucoup, cette caractéristique est primordiale dans des sociétés où la protection de la vie privée est de plus en plus menacée.
Dès lors, la maturité sociétale d'une MNBC reste difficile à évaluer. Bien que la technologie soit disponible, il est difficile de prédire comment les consommateurs réagiront à cette nouvelle forme de monnaie de banque centrale et dans quelle mesure elle sera adoptée par le grand public. Le cash reste malgré tout considéré comme l'une des plus grandes innovations de l'humanité, un refuge indispensable et un recours nécessaire dans de nombreuses situations. Le sera-t-il aussi tout autant sous une forme numérique ?
Dans une société où la MNBC aurait totalement remplacé le cash, un scénario peu partagé, les consommateurs seraient confrontés à une nouvelle réalité où le tout électronique serait la seule option. En cas de piratage, de fraude ou de panne électronique massive sur les infrastructures de monnaie ou de paiement, les conséquences pourraient être désastreuses pour les individus et les entreprises.
MNBC, une menace théorique pour les banques commerciales
Les économistes s'accordent à dire que les MNBC pourraient constituer une menace pour le modèle commercial des banques traditionnelles en concurrençant leur activité de collecte et ainsi perturber leur capacité de financement. Selon une étude de la banque centrale des Pays-Bas publiée en 2021, près de la moitié des consommateurs seraient favorables à détenir des comptes MNBC, les percevant alors comme distincts des comptes courants et d’épargne offerts actuellement par les grandes banques commerciales.
Aussi, pour faire de leur monnaie numérique un succès, les banques centrales pourraient être tentées de jouer sur le différentiel de taux d'intérêt entre dépôts MNBC et dépôts bancaires. Pour les banques commerciales, la concurrence d'une MNBC serait particulièrement difficile à contrer, car déloyale dans la mesure où il est impossible de s’opposer à l’autorité monétaire suprême !
Cependant, il est peu probable que cette menace théorique sur leurs dépôts se matérialise. Cette concurrence entre MNBC et dépôts ne doit donc pas être exagérée. Si les banques centrales sont engagées à innover, elles cherchent dans le même temps à préserver la stabilité du système bancaire.
MNBC, vers une nécessaire hybridation
La Banque des règlements internationaux, une instance des banques centrales, semble avoir pris la mesure de cette problématique. Elle recommande de créer des MNBC sur des combinaisons d’architectures hybridées ou intermédiées, afin d’en confier l’exploitation à des prestataires de services de paiement. Il serait en effet extrêmement difficile pour les banques centrales de pénétrer elles-mêmes une industrie des paiements dotée de fortes barrières à l’entrée et dominée par des acteurs établis.
Dans cette configuration hybride, la banque centrale n’effectuerait pas directement des transactions, mais conserverait une simple copie des transactions et des soldes en MNBC des différentes parties prenantes au système. Dit autrement, dans ces "design" hybrides, l’émission de la MNBC vaudrait toujours pour créance directe sur la banque centrale, mais la tenue de son registre serait de la responsabilité d’entités du secteur privé.
Les banques commerciales ont ainsi tout intérêt à maîtriser les concepts technologiques et les environnements réglementaires de tous types, afin de se préparer à une éventuelle transition vers ces systèmes. Dans ce cas, il est possible que les États transfèrent aux acteurs privés certaines parties de leur MNBC, comme cela a été annoncé par le Kazakhstan en confiant à Binance, la plus grande plateforme de trading de cryptomonnaies au monde, le pouvoir de réémission de sa monnaie numérique.
MNBC, une monnaie numérique non cryptographique
Souvent comparées et bien souvent opposées à tort aux cryptomonnaies, les MNBC ne seront probablement pas construites entièrement sur des infrastructures blockchain, en raison du trilemme de Buterin.
Selon ce trilemme énoncé par Vitalik Buterin, fondateur d’Ethereum – le réseau blockchain le plus exploité au monde – la maximisation combinée de la sécurité, du passage à l’échelle et de la décentralisation d’une monnaie numérique architecturée sur une blockchain est irréalisable en soi.
Par conséquent, les banques centrales seront contraintes de construire leur monnaie numérique sur des architectures hybridant des réseaux plus ou moins décentralisés et distribués. Elles pourraient également opter en bout de course pour des architectures ne reposant pas au final sur la technologie blockchain. Cette situation pourrait aboutir à la création de MNBC non cryptographiques et donc par définition sans capacité à être programmées. Néanmoins, cette problématique est à relativiser dans la mesure où la monnaie d’aujourd’hui a déjà démontré sa programmabilité à travers de nombreuses initiatives dans le monde lors de la crise Covid.
Afin de répondre à ce défi d'une monnaie numérique innovante, les autorités américaines pourraient adopter une approche pragmatique et novatrice. Au lieu de chercher à créer une monnaie numérique parfaite dès le départ, les États-Unis procéderaient par étapes en développant leur MNBC de manière progressive, par la création de produits minimums viables successifs. Les autorités américaines envisagent également d'utiliser des modèles économiques open source pour développer leur monnaie numérique et ainsi favoriser l'innovation dans ce domaine. Si elle était mise en œuvre, cette approche pourrait accroître les probabilités des États-Unis de déployer avec succès et rapidité un système de MNBC performant et adaptable.
MNBC, un nouvel instrument de souveraineté monétaire
Initialement considérée comme un instrument pour contrer l'ingérence d’acteurs privés non bancaires dans le domaine monétaire, comme l’avait tenté Meta avec sa cryptomonnaie Libra aujourd’hui abandonnée, la MNBC est devenue un enjeu majeur pour les États qui voient dans cette innovation financière un moyen de protéger et renforcer leur souveraineté monétaire.
Face à ce défi, les États se sont donc organisés pour favoriser l'innovation financière dans les paiements, tout en préservant leur souveraineté monétaire. Mais depuis, le débat a pris une autre tournure avec l'émergence de la perspective selon laquelle la MNBC pourrait aider les États à étendre l'influence de leur monnaie à l'échelle internationale.
Les États-Unis, par exemple, comptent sur leur MNBC pour propager une forme de dollarisation numérique dans les économies les plus dépendantes au dollar et à leurs géants du numérique. Dans cette course à l'internationalisation de leur monnaie, la Chine perçoit également son yuan numérique comme un moyen de renforcer son influence monétaire dans le monde. De son côté, l'Europe envisage d'autoriser la détention de son euro numérique par des non-résidents, dans le but de renforcer le rôle de l'euro en tant que monnaie internationale.
Cette course à la MNBC soulève des enjeux majeurs pour les États, notamment en termes de sécurité, de réglementation, mais aussi de coopération internationale. Les États doivent en effet travailler ensemble pour développer des normes communes en matière de MNBC, afin d’éviter la multiplication d’îlots numériques non interopérables par nature et ainsi garantir l'intégrité du système financier mondial. Des projets transfrontaliers ont ainsi vu le jour avec l’aide d’entreprises du secteur privé comme le projet Ithanon-LionRock entre Hong-Kong et la Thaïlande ou encore le projet Jura porté par la France et la Suisse.
Au-delà de ces enjeux et défis, la MNBC représente également une opportunité unique pour les États de repenser leur stratégie monétaire à l'ère du numérique, en exploitant les avantages de la technologie blockchain et en offrant de nouvelles options à leurs concitoyens. Dans ce contexte, la MNBC pourrait bien représenter l'avenir de la monnaie, en permettant aux États de concilier souveraineté monétaire et innovation financière à l'échelle mondiale.

La course à la MNBC soulève des enjeux majeurs pour les États, notamment en termes de sécurité, de réglementation, mais aussi de coopération internationale. Les États doivent en effet travailler ensemble pour développer des normes communes en matière de MNBC, afin d’éviter la multiplication d’îlots numériques non interopérables par nature et ainsi garantir l'intégrité du système financier mondial. Des projets transfrontaliers ont ainsi vu le jour avec l’aide d’entreprises du secteur privé comme le projet Ithanon-LionRock entre Hong-Kong et la Thaïlande ou encore le projet Jura porté par la France et la Suisse.
Romain LIQUARD, Responsable Domaines Industrie et Services