Fragmentation du commerce mondial – Tentations et évaluations

Fragmentation du commerce mondial

En résumé

Dans un débat marqué par la probabilité croissante d’une fragmentation géopolitique, les entreprises et les décideurs s’interrogent, de plus en plus, sur les stratégies de localisation des processus de production et les échanges avec des pays dont les préférences politiques sont "alignées".

C’est dans ce cadre que s’inscrit le voyage du président Macron et de la présidente von der Leyen en Chine. Ce voyage a fourni l’occasion à la Commission européenne de clarifier un peu plus sa position sur ce débat. Cette clarification arrive au moment où paraît une étude du Fonds monétaire international illustrant l’impact économique de la fragmentation notamment via le déroutement des flux d’investissements directs. Première étude d’envergure disponible sur le sujet, elle alerte sur les conséquences négatives de la fragmentation sur la croissance mondiale. 

UE-Chine : pas de découplage, mais plus de réduction du risque et donc réalignement avec les alliés

L’Europe est clairement sous pression : elle se doit de définir son positionnement dans la confrontation sino-américaine. Selon les paroles de la présidente von der Leyen, la réponse européenne doit, en premier lieu, consister à œuvrer au renforcement du système international et de ses institutions garantissant un cadre de concurrence et coopération mais aussi assurer la stabilité diplomatique et une communication ouverte.

L’UE a, toutefois, acté les changements en cours au sein du système politique chinois dont sa plus forte assertivité sur la scène géopolitique et sa volonté de modifier l’ordre mondial existant. L’UE doit donc d’adapter sa stratégie à ces mutations en prenant en compte les déséquilibres dans sa relation économique avec la Chine et les distorsions créées par le capitalisme d'État chinois.

À côté de la voie diplomatique, l’UE va emprunter la voie économique afin de réduire ses risques à l’aide de quatre axes. Il s’agit en effet de :

  • Renforcer la résilience et la compétitivité de son industrie ;
  • Utiliser plus rapidement et audacieusement la panoplie d'instruments commerciaux pour lutter contre les distorsions économiques (règlement sur les subventions étrangères, nouvel instrument anti-coercition) ;
  • Mettre au point de nouveaux outils de défense pour certains secteurs critiques (double usage dans les technologies sensibles) et, parmi eux, un nouvel instrument ciblé sur les investissements sortants (éviter la fuite de technologies sensibles via l'investissements dans d'autres pays) ;
  • Renforcer la résilience des chaînes d'approvisionnement et diversifier les échanges commerciaux en opérant un alignement avec d'autres partenaires fiables via des accords de libre-échange. 

La présidente von der Leyen a souligné que l’unité entre les États membres est décisive pour fournir des réponses efficaces. Mais l’accord sur la solution à la confrontation sino-américaine n’est pas unanime ; la solution varie elle-même en fonction de la perception de la menace, des liens commerciaux avec la Chine et des liens de sécurité avec les États-Unis.

Il est néanmoins très intéressant de remarquer que, peu de jours après les annonces de la Commission, la Confédération des industries allemandes a communiqué. Elle affirme que, bien que le découplage de la Chine ne soit pas dans l’intérêt national allemand, il n’est pas non plus question d’équidistance entre la Chine et les États-Unis. Les industriels allemands vont même plus loin et demandent une réévaluation de l’accord global sur les investissements (Comprehensive Agreement on Investment, CAI), avant de reprendre son processus de ratification. Cet accord, négocié en 2020, contient de nombreux points essentiels tels que la réciprocité de l'accès au marché et la protection des investissements, mais il a été bloqué au Parlement européen après que certains de ses députés ont été sanctionnés par Pékin.

La réduction des risques comme solution rapide, mais aussi la préparation pour ce qui pourrait suivre

Si une vision positive de l’interdépendance avec la Chine doit s’accompagner d’une forte capacité de dissuasion, l’inverse est aussi vrai. Mais la diminution rapide des perspectives d'amélioration des relations fondées sur un changement de comportement de la Chine affaiblit la capacité de dissuasion de l'UE. Le renforcement de cette capacité demande de passer à un stade supérieur. L‘Union a déjà investi dans plusieurs actions : la supervision des investissements directs intrants, le contrôle des exportations "sensibles" et la limitation des dépendances par une politique industrielle plus assertive. Elle doit aussi se préparer à consolider et verrouiller des avantages technologiques et des interdépendances qu’elle pourrait être obligée d’utiliser à son avantage dans une politique de dissuasion plus musclée. Et tout cela aura un coût certain.

La fragmentation des IDE et l’alignement par blocs géopolitiques est bien en cours et elle est coûteuse

La récente étude du Fonds monétaire international nous apprend qu’à long terme, la fragmentation des investissements directs étrangers (IDE) résultant de l'émergence de blocs géopolitiques peut générer d'importantes pertes de production.

Dans les années 2010, à la suite de la grande crise financière qui a engendré une phase prolongée de ralentissement de la croissance, la baisse des IDE a été particulièrement visible. Plus récemment, c’est une fragmentation des flux de capitaux le long des lignes de failles géopolitiques qui se dessine, avec des flux de plus en plus concentrés sur les pays géopolitiquement alignés, notamment dans les secteurs stratégiques. 

Cette reconfiguration des chaînes d'approvision­nement pourrait renforcer la sécurité intérieure et aider à maintenir un avantage technologique pour le pays investisseur, mais l’étude se concentre surtout sur l’impact sur les pays receveurs.

Globalement, cette reconfiguration peut accroître la diversification, à condition que l'offre initiale d'intrants soit très concentrée, de sorte que le redéploiement de l'approvisionnement dans le pays proche augmente le nombre d'options disponibles. Mais, dans la plupart des cas, la relocalisation ou la relocalisation d'amis se fait vers des partenaires déjà existants, au risque de réduire la diversification et de rendre les pays dont on s’est détournés plus vulnérables aux chocs macro-économiques. Plusieurs économies émergentes sont très vulnérables à la délocalisation des IDE, compte tenu de leur dépendance à l'égard des flux de pays y compris géopolitiquement éloignés. L’étude témoigne d’un effet fortement négatif sur les pays d’accueil, par une moindre accumulation de capital et un moindre approfondissement technologique. Si certains pays sont susceptibles de profiter de ce détournement des flux, les avantages pourraient être considérablement compensés par les retombées négatives d'une baisse de la demande globale.

Les régions dites « non alignées » pourraient avoir un certain pouvoir de négociation vis-à-vis des blocs géopolitiques, identifiés comme un "bloc États-Unis" et un "bloc Chine". Cependant, l'incertitude concernant le maintien de leur non-alignement pourrait limiter leur capacité à attirer investissement.

Les pertes de production estimées mettent en évidence l'importance d'équilibrer soigneusement la stratégie et les motivations derrière la relocalisation ou la délocalisation entre amis contre les coûts économiques pour les pays eux-mêmes et les pays tiers.

Article publié le 7 avril 2023 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine

Fragmentation du commerce mondial

L'Europe est clairement sous pression : elle se doit de définir son positionnement dans la confrontation sino-américaine. L‘Union a déjà investi dans plusieurs actions : la supervision des investissements directs intrants, le contrôle des exportations « sensibles » et la limitation des dépendances par une politique industrielle plus assertive. Elle doit aussi se préparer à consolider et verrouiller des avantages technologiques et des interdépendances qu'elle pourrait être obligée d'utiliser à son avantage dans une politique de dissuasion plus musclée. Et tout cela aura un coût certain.

Paola MONPERRUS-VERONI, Manager zone euro