Égypte – Des menaces sur ses quatre principales rentes

Égypte – Des menaces sur ses quatre principales rentes

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L'économie égyptienne est relativement diversifiée au sein du Proche-Orient mais sa solidité macro-économique repose toutefois en partie sur un nombre limité de rentes qui peuvent être volatiles en cas de perturbations de l'économie mondiale ou encore par des décisions de politique intérieure comme c'est le cas actuellement. Les quatre principales rentes mentionnées dans cet article sont toutes liées à la capacité du pays à générer des recettes en devises fortes, indispensables à l'équilibre du solde courant de la balance des paiements.

La première rente, de loin la plus importante, est constituée des transferts de la diaspora égyptienne qui ont représenté 32 milliards USD en 2022, soit 6,7% du PIB. Plus de dix millions d'Égyptiens vivent à l'étranger, notamment dans les pays pétroliers du Golfe persique, et envoient chaque mois une partie de leur salaire à leurs familles. En 2023, la rigidité informelle du régime de change provoque une chute très forte de plus de 30% des remises des travailleurs émigrés à seulement 22 Mds USD, soit un effondrement d'environ 10 Mds USD. Ce montant ne représente plus que 5,6% du PIB. Les émigrés attendent une dévaluation de la devise, actuellement très surévaluée par rapport au marché informel (48 livres par dollar pour 30,9 officiel) pour rapatrier leurs ressources. Ce manque à gagner est considérable pour la balance des paiements puisqu'il représente plus de 1% du PIB et il ne disparaîtra que lorsque l'ajustement de change interviendra, sans doute début 2024.

La deuxième rente en montant est le tourisme qui attire 13 millions de visiteurs en 2023. Cette ressource financière est une véritable manne qui devrait rapporter 14 milliards USD de recettes nettes en 2023, soit 3,6% du PIB. Ce secteur de l'économie participe à plus de 10% du PIB du pays et emploie des centaines de milliers de personnes. La guerre entre Israël et le Hamas à Gaza, bien que n'affectant pas le territoire égyptien, créé un sentiment d'insécurité peu propice au développement du tourisme dans la région. Une chute de 25% des entrées touristiques est constatée en novembre et va donc affecter le quatrième trimestre 2023. La baisse devrait se prolonger en 2024. L'impact économique et financier est encore incertain à ce stade mais pourrait s'intensifier au cours des prochains mois si le conflit perdure.

La troisième rente est alimentée par les recettes du canal de Suez, axe maritime majeur qui relie les pays d'exportation du Moyen-Orient et d'Asie aux grands marchés consommateurs européens, notamment pour le transit des pétroliers du Golfe et des porte-conteneurs venant d'Asie. En 2022, les recettes ont représenté 6 milliards USD, soit 1,3% du PIB et devraient passer à 8 milliards USD soit 2,3% du PIB en 2023. Elles sont déjà en hausse de 18% sur un an fin juin dernier. L'accès au canal nécessite toutefois l'ouverture totale du détroit d'Ormuz entre l'Iran et les Émirats et du détroit de Bab-el-Mandeb entre le Yémen et Djibouti. Ce dernier est l'objet de blocages et d'attaques fréquentes de navires commerciaux et militaires par les milices Houthis yéménites inféodées à l'Iran et qui souhaitent peser sur le conflit entre Israël et le Hamas. Pratiquement tous les armateurs mondiaux (CMA-CGM, Maersk, MSC, Hapag-Lloyd, etc.) viennent de décider de ne plus emprunter cette route et de passer par le Cap. En réponse, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont mis sur pied une coalition de dix pays (parmi lesquels Bahreïn mais pas l'Égypte ni l'Arabie) afin de préserver la libre circulation des navires par Bab-el-Mandeb. Il est encore trop tôt pour évaluer le risque de chute de trafic dans le canal de Suez mais la menace est bien réelle tant que les menaces des Houthis sont mises à exécution et que l'entrée en mer Rouge n'est pas totalement sécurisée. Cette sécurisation sera complexe à mettre en œuvre compte tenu de la détermination des rebelles Houthis et de leur armement léger réparti sur une large zone du territoire autour de Sana, dans le nord du pays, et sur les bords de la mer Rouge. Une chute de 50% du trafic pendant un mois représenterait un manque à gagner d'environ 400 millions USD, un montant certes modeste mais non négligeable pour un pays en pénurie de devises.

Enfin, la quatrième et dernière rente est le solde énergétique du pays : les exportations d'énergie sont constituées de pétrole brut et de gaz liquéfié et les importations de pétrole raffiné et de gaz brut. Grâce à la découverte d'importants champs gaziers en Méditerranée, le solde peut être considéré comme équilibré au cours des cinq dernières années. Toutefois, la production stagne et les champs gaziers s'épuisent. Ils nécessitent de nouveaux investissements pour relancer la recherche et donc la production. Un solde à nouveau déficitaire comme en 2018 n'est pas inenvisageable à moyen terme court. C'est une nouvelle menace sur la quatrième rente égyptienne.

Au total en 2023, la chute des transferts des émigrés a été en partie compensée par la poursuite du redressement du tourisme et par une hausse des recettes du canal de Suez. Mais le solde global devrait toutefois être en chute de 53 à 44 Mds USD. En 2024, un fort redressement des transferts de la diaspora devrait se matérialiser et il pourrait compenser la baisse des recettes touristiques et peut-être celles du canal de Suez.
 

Article publié le 22 décembre 2023 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine

Égypte – Des menaces sur ses quatre principales rentes

À ce stade et si le scénario de conflit Hamas-Israël reste contenu à Gaza, les recettes totales de ces rentes devraient se redresser légèrement en 2024. En ce qui concerne le solde courant, la baisse des recettes en devises a été compensée en 2023 par une importante contraction des importations et a été financée par les IDE générés par les ventes d'actifs et les soutiens de pays du Golfe. Les menaces pesant sur les rentes étant un peu décalées dans le temps, elles se compensent plus qu'elles ne s'additionnent à ce stade. Mais elles fragilisent encore un peu plus une économie très malade, affrontant des risques inédits qui s'exacerbent. Un nouveau sujet de préoccupation pour un pays qui n'en est pas dépourvu…

Olivier LE CABELLEC, Economiste