News géoéconomiques

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En résumé

Nos experts vous présentent quatre brèves géoéconomiques : 1/ IPEF : un accord sur les chaînes de valeur qui en dit beaucoup sur l'art de la puissance dans un monde en réseau ; 2/ Inde : une rencontre touristique du G20 ou comment s'approprier de la légitimité du multilatéralisme… ; 3/ Kazakhstan : le refus d'une nouvelle alliance avec la Russie ; 4/ Chine : réception en grande pompe d'Elon Musk et toujours cette question latente du risque de désalignement stratégique.

IPEF : un accord sur les chaînes de valeur qui en dit beaucoup sur l'art de la puissance dans un monde en réseau

Les 13 nations indo pacifiques membres de l'IPEF (1) ont signé un accord fin mai, dont nous n'avons pas les détails, mais qui témoigne d'une tentative de coordination des chaînes de valeur des produits stratégiques et essentiels. Cet accord révèle beaucoup de la façon dont la mondialisation est en train d'évoluer.

Effectivement, dès le moment de son lancement, l'an dernier à Tokyo, par le président Biden, l'Indo-Pacific Economic Framework se destinait à être une zone d'intégration économique, beaucoup plus que de libre-échange, intégration notamment dans quatre domaines clés : l'économie numérique, les chaînes d'approvisionnement, les énergies vertes et la lutte contre la corruption. Le nom de ce groupement n'est cependant pas neutre car « l'indo pacifique » est une notion que Pékin supporte mal, encore plus quand elle est accompagnée, dans le communiqué final de l'IPEF, d'un engagement pour « une région indo-pacifique libre, ouverte, équitable, inclusive, interconnectée, résiliente, sûre et prospère ». On retrouve l'un des points d'achoppement géopolitique les plus profonds, dans une zone où se situent les détroits parmi les plus empruntés au monde : l'enjeu de la libre circulation maritime.

L'IPEF a par ailleurs été présentée par le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, comme une plateforme ouverte qui pourrait accueillir d'autres membres (la Chine n'a pas manqué de faire savoir qu'elle s'en sentait exclue : Washington cherche à former « de petites cliques au nom de la liberté et de l'ouverture »). Rappelons que les États-Unis s'étaient retirés du partenariat transpacifique en 2017, et que Joe Biden a toujours été assez clair sur l'idée qu'il ne voulait pas relancer de grands accords de libre-échange. On le comprend : ils sont difficiles à défendre devant une opinion publique américaine qui y voit surtout un risque de perte d'emplois. L'heure est plutôt au thème de la souveraineté nationale et de la politique industrielle ! Du côté américain, ce nouveau format d'une zone de coopération répond donc bien en même temps aux questions politiques intérieures, à la politique de « mondialisation des amis », et à la stratégie de containment technologique qu'ils essaient de mener vis-à-vis de la Chine. En revanche, du côté des pays asiatiques, la ligne de crête est plus étroite entre la volonté de garder une relation commerciale précieuse avec la Chine, tout en s'adaptant aux stratégies américaines. Pour que l'IPEF prenne corps, il va donc falloir que les initiatives prises s'inscrivent dans l'art délicat et balancé de la diplomatie économique.

Ce qui semble être le cas pour cet accord sur les chaînes de valeur qui a été conclu assez rapidement (c'est le premier sujet d'étonnement). On verra à l'automne si les trois autres piliers progressent aussi vite (commerce, clean economy, fair economy). Surtout, les thèmes abordés sont intéressants car ils correspondent parfaitement à un diagnostic des principales fragilités économiques actuelles : la question de la résilience et de la compétitivité des chaînes de valeur face aux chocs, à la fois politiques et climatiques.

Que veut dire la puissance dans un monde en réseau ?
Même les États-Unis doivent aujourd'hui réviser leur vision de la puissance, quand ils sont menacés de pénuries dans des biens essentiels, comme la pharmacie de base, par exemple. Être surpuissant militairement ne sert à rien quand on ne fabrique pas son aspirine. C'est ce qu'a montré le Covid. À plus long terme, la mondialisation des chaînes de valeur impose donc à tous la coopération, pour éviter les pénuries, et les risques politiques qui ne manqueront pas de les accompagner. C'est tout le paradoxe d'un monde où la souveraineté nationale prend le pas dans le dessin des politiques économiques, mais où elle se heurte au mur du réel de la complexité des chaînes de valeur. Quoi qu'en pensent les gouvernements les plus nationalistes de ce monde, il va sans doute falloir qu'ils se résignent à articuler souveraineté nationale et coopération.

Dans un monde en réseau, où l'extrême complexité des échanges de production ne permet plus à un seul pays de tout contrôler, sera puissant celui qui sait susciter les bonnes alliances, qui pourra en contrôler plus ou moins quelques maillons clés (les verrous de puissance), et influencer le dessein institutionnel du total. Pour Washington, il ne s'agit donc plus seulement d'être une puissance perçue comme hégémonique, mais plutôt comme le moteur non dominant d'alliances souples et qui pourrait être utile à tous. Réussir cela, serait offrir un narratif contraire à l'image d'une Chine dont le contrôle sur de nombreux pays se fait par la dette. Ce serait un plus en termes de sécurité nationale mais aussi de soft power. En fait, l'IPEF est donc aussi, pour les États-Unis, une expérience grandeur nature d'un nouvel exercice de la puissance dans un monde conflictuel, fragmenté et soumis à des chocs.

Plus concrètement, cet accord prévoit une coopération sur le monitoring des chaînes de valeur, sur la gestion des ressources humaines, sur les investissements et sur la coordination des réponses et de l'aide en cas de crise. Les États-Unis, qui sont toujours très rétifs face aux transferts de technologie, ont cette fois accepté un transfert de savoir-faire par des training dans de nombreux domaines, et des échanges opérationnels sur la gestion digitale des ports notamment. Trois structures permanentes ont par ailleurs été créées autour de ces axes de collaboration.

On peut évidemment douter de l'opérationnalité de cet accord, notamment parce qu'il n'est pas contraignant. Mais on peut aussi espérer qu'il s'agit d'un exemple de ce que pourrait être une collaboration interétatique dans un monde plus multipolaire. Il est clair, enfin, que les pays membres de l'IPEF, confrontés aux matérialisations du réchauffement climatique, qui prend chez eux un caractère d'urgence, sont sensibles au thème de la gestion collective de crise. C'est aussi par là que le multilatéralisme peut se reconstruire.

Inde : une rencontre touristique du G20 ou comment s'approprier de la légitimité du multilatéralisme…

L'Inde a tenu fin mai une rencontre du G20 à Srinagar, dans la région du Kashmir, dédiée au tourisme. La région a ainsi accueilli les délégations provenant de dizaines de pays dans une ambiance étrange, vu le thème de la réunion, puisque c'était sous haute protection militaire. En effet, le Kashmir, dont Dehli a supprimé le statut spécial en 2019, reste une zone éruptive politique, et de conflit entre l'Inde et le Pakistan, qui en contrôlent chacun une partie. Le Pakistan a évidemment émis des critiques sur le choix du lieu pour cette réunion, et certains pays, dont la Chine et l'Arabie Saoudite, ont refusé d'y participer. Mais ils ne sont pas les seuls : le rapporteur spécial des Nations unies sur les minorités a jugé que New Dehli instrumentalisait cette réunion, la transformant en « sceau international d'approbation » pour « une situation qui devrait être décriée et condamnée ». L'événement n'a pas été beaucoup commenté mais il est pourtant très révélateur de la façon dont les pays cherchent en ce moment à s'approprier de la légitimité et de la visibilité donnée par les institutions internationales, notamment les Clubs de rencontre des pays, du G7 aux Brics, en passant par le G20.

Kazakhstan : le refus d'une nouvelle alliance avec la Russie

Après la réception d'armes stratégiques nucléaires russes sur son territoire, le président biélorusse Loukachenko a invité d'autres pays à rejoindre son alliance approfondie avec la Russie, en échange de collaboration militaire nucléaire. Le Kazakhstan a refusé cette invitation, et a énoncé ne pas avoir besoin de ces armes en tant que membre du Traité de non-prolifération nucléaire. Ce refus se place dans une recherche d'émancipation stratégique du Kazakhstan, qui surfe sur une ligne de crête étroite : établir une relation plus prudente avec Moscou, préserver ses liens régionaux, tout en intensifiant ses relations avec le « Grand Sud » (Astana fait partie des pays candidats aux BRICS).

Chine : réception en grande pompe d'Elon Musk et toujours cette question latente du risque de désalignement stratégique

Elon Musk, qui a atterri le 30 mai en Chine, a été accueilli avec beaucoup de considérations. Il a pu rencontrer les ministres des Affaires étrangères, du Commerce et de l'Industrie, et a reçu un enthousiasme équivalent de la part de la population chinoise, qui le présente comme visionnaire. Cette réception marque l'importance accordée aux entreprises américaines par la Chine, et ce, malgré les tensions avec le gouvernement des États-Unis. Par ailleurs, un tel décalage entre le narratif de découplage et l'importance accordée à la Chine par les grandes entreprises (rappelons les déclarations de Tim Cook lors du China Development Forum), marque la nécessité économique de préserver leurs liens avec Pékin, à la fois en tant que marché et acteur majeur des supply chains mondiales. Mais, si les tensions géopolitiques continuent à augmenter, il est clair que de telles tendances au « désalignement stratégique » des entreprises américaines seront autant d'incitations, pour Washington, à réagir à coup de nouvelles sanctions.
 

(1) Australie, Brunei, Fidji, Inde, Indonésie, Japon, Corée du Sud, Malaisie, Nouvelle Zélande, Philippines, Singapour, Thaïlande, Vietnam.

Article rédigé par Amélie Derambure, économiste stagiaire, sous la responsabilité de Tania Sollogoub,
publié le 9 juin 2023 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine

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Dans un monde en réseau, où l'extrême complexité des échanges de production ne permet plus à un seul pays de tout contrôler, sera puissant celui qui sait susciter les bonnes alliances, qui pourra en contrôler plus ou moins quelques maillons clés (les verrous de puissance), et influencer le dessein institutionnel du total. Pour Washington, il ne s'agit donc plus seulement d'être une puissance perçue comme hégémonique, mais plutôt comme le moteur non dominant d'alliances souples et qui pourrait être utile à tous. Réussir cela, serait offrir un narratif contraire à l'image d'une Chine dont le contrôle sur de nombreux pays se fait par la dette. Ce serait un plus en termes de sécurité nationale mais aussi de soft power. En fait, l'IPEF est donc aussi, pour les États-Unis, une expérience grandeur nature d'un nouvel exercice de la puissance dans un monde conflictuel, fragmenté et soumis à des chocs.

Mathilde DERAMBURE, Economiste (stagiaire)