Géopolitique – Le mur du réel
- 16.11.2023
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Où en sommes-nous ? Pour y voir plus clair, il faut d’abord recadrer les tendances à long terme du scénario mondial. Pour l’instant, malheureusement, le cycle d’affaissement hégémonique américain se déroule à peu près comme la théorie politique le prévoit, cumulant crise de la démocratie et rivalité avec le principal concurrent chinois. Tout cela sous pression d’une urgence environnementale qui nous fait passer, qu’on le veuille ou non, d’une économie de la dépendance aux énergies fossiles à celle de la dépendance aux métaux critiques. Cette fin de cycle hégémonique est aussi un moment d’opportunité pour tous les acteurs révisionnistes1, États ou groupuscules, qui peuvent passer à l’acte dans un monde privé d’un gendarme capable de stabiliser le système global. Pour l’instant, nous sommes piégés dans ce monde du passage à l’acte, et la seule parade possible semble être la dissuasion.
C’est exactement le sens du positionnement rapide des porte-avions américains autour du théâtre de guerre israélien, afin d’éviter l’extension du conflit. C’est aussi celui du réarmement d’une Pologne qui se projette comme l’une des principales puissances de l’Otan. C’est enfin la leçon que beaucoup de pays d’Asie, Japon et Philippines en tête, ont tiré du conflit ukrainien : la dissuasion doit être très forte et elle passe par des stratégies d’alliance. Elle doit être suffisamment crédible non seulement pour empêcher l’autre d’agir, mais aussi pour empêcher n’importe quelle puissance de modifier les statu quo existants. Et cela sur tous les plans, à la fois militaires, mais aussi économiques (sanctions, mesures de rétorsion, etc.). En Mer de Chine, la préservation des statu quo vise à empêcher les conflits mais aussi à sécuriser des flux commerciaux dont le modèle de croissance des pays de la région reste dépendant.
Le monde du passage à l’acte fait naître celui de la dissuasion
L’accord que le Premier ministre australien vient de concrétiser avec la Chine, qui va permettre de reprendre des relations commerciales plus sereinement, n’est donc pas une « normalisation » car l’alignement australien sécuritaire avec les États-Unis s’est renforcé. Il s’agit plutôt de la recherche d’un équilibre entre dépendance économique à Pékin et dissuasion. Cela n’arrêtera pas non plus le « derisking » des secteurs stratégiques, en premier lieu ceux qui utilisent des technologies duales (militaires et civiles). Par ailleurs, la notion de secteur stratégique peut s’élargir ou se rétrécir, selon l’État qui le définit. Sur ces mêmes bases d’équilibre de dissuasion, les Américains comme les Chinois cherchent aussi à négocier la « pause » qu’ils ont ratée l’an dernier avec l’affaire des ballons. C’est le sens de la potentielle rencontre Xi-Biden, qui n’arrêtera évidemment pas l’affrontement stratégique. Enfin, pour qu’une dissuasion soit efficace, encore faut-il que le risque d’incidents, y compris involontaires, soit sous contrôle. Pour cela, les communications militaires d’urgence doivent aussi être rétablies, après le court-circuit provoqué par la visite de Nancy Pelosi à Taïwan. La dissuasion, essentielle aujourd’hui pour sortir des escalades de tension, est d'abord une question de respect, et son périmètre doit être posé : faire respecter sa souveraineté, son indépendance, sa liberté et sa dignité. Mais elle n’est évidemment rien sans les capacités à dissuader (économiquement, militairement, idéologiquement).
Le diagnostic géopolitique mondial ne peut pas non plus se penser sans le calendrier des élections américaines. Au fond, c’est là qu’est le cœur du scénario. À ce stade, ces élections s’annoncent comme un énorme game changer mondial : une réélection de Donald Trump, qui serait portée cette fois par un vote d’adhésion et non plus par une agrégation hétéroclite de votes de rejet des équipes en place (le fameux dégagisme), n’aurait pas le même sens politique qu’en 2016 : cela confirmerait l’implantation idéologique des idées trumpistes dans l’électorat et parmi les élus républicains. Ne nous trompons donc pas : dans un contexte d’extrême polarisation politique, une telle réélection ferait certainement entrer les États-Unis dans une inconnue institutionnelle, parfois sous-estimée. En effet, l’argument de la résilience des institutions américaines – et de la quasi-sacralité de sa constitution – est à manipuler avec de plus en plus de prudence, car les institutions ne cessent d’envoyer des signaux de blocage. En particulier, le désalignement de la Cour Suprême avec une partie de l’électorat s’accentue. De même, le fait que certains États se démarquent des décisions de la Cour n’est pas anodin, notamment sur les thèmes à forte charge identitaire, du type droit à l’avortement et questions de genre.
Le monde du deux poids, deux mesures est celui de la guerre cognitive
À l’extérieur, même si les États-Unis restent une hyperpuissance dans de nombreux domaines, ils ne sont plus acceptés comme modèle, non seulement par la compagnie internationale des autocrates, mais aussi par une bonne partie de l’opinion mondiale. Ils ne sont plus, depuis la guerre en Irak, le gendarme naturel du monde, à la légitimité incontestée. Désormais, la capacité de la démocratie occidentale à assurer un traitement égal pour tous est minée par un mot-clé dont la puissance politique sidérante a été brutalement renforcée par le bombardement de Gaza : le « double standard ». Le fameux « deux poids, deux mesures ». Voilà donc les vieilles démocraties consolidées sommées d’admettre qu’elles ne respectent pas leurs promesses et contraintes, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, d’affronter un message que l’on peut résumer ainsi : ne vous mêlez plus de nos affaires intérieures, vous n’avez aucun mandat supérieur – moral ou idéologique – pour cela.
Cette focalisation d’une immense partie de la population mondiale sur ces quelques mots est par ailleurs un signal stratégique majeur. Elle pointe ce qu’un rapport de la RAND Corporation anticipait dès 1999 comme un enjeu de Grande Stratégie : la Noosphère2. Ce concept, inventé par Pierre Teilhard de Chardin en 1922, présupposait l’apparition progressive d’une « sphère de la pensée humaine »3 et de moments de conscience planétaire globale, liés à la connectivité accrue de l’humanité. Quand les stratèges de la RAND exhument le noos grec et inventent la "noopolitique", le concept d’information dominance fait alors son entrée sur la scène géopolitique. "Ce n’est pas celui qui a la plus grosse bombe qui l’emportera dans les conflits, mais celui qui racontera la meilleure histoire"4. Qu’un prêtre jésuite français inspire post mortem la stratégie hégémonique américaine laisse rêveur, mais, ce qui certain, c’est qu’on entre, à ce moment-là, dans la bataille moderne des Grands Récits.
La bataille des Grands Récits
Bien sûr, la guerre d’influence n’est pas une nouveauté, elle est même consanguine aux affrontements de puissances. Tout lecteur de Sun Tzu a compris l’avantage de gagner une position favorable en amont du combat, voire de gagner sans combattre. Joseph Nye avait quant à lui pointé l’importance du soft power5 à l’âge de l’information. Mais, l’enjeu de l’influence va prendre une toute autre dimension au tournant du siècle, quand les nouvelles technologies rencontrent les sciences de la cognition. Le concept de guerre cognitive devient alors beaucoup plus opérationnel pour toutes les armées modernes, ainsi que pour tous les groupuscules révisionnistes. Il s’agit dorénavant, en utilisant les sciences du mental, de faire basculer les croyances et les valeurs des individus, ainsi que leur capacité à décider. Pour cela, la guerre cognitive utilise la manipulation émotionnelle, elle repère nos biais de pensée et elle s’engouffre dans nos dissonances morales (nos doutes, nos hésitations). Après la terre, l’air, la mer, le spatial et le cyber, nos cerveaux sont devenus des espaces de compétition.
Il est évident, avec la guerre en Ukraine, les attentats en Israël et le bombardement de Gaza, que l’opinion publique mondiale sera l’un des principaux champs de bataille du XXIe siècle. Ce sera un conflit de haute intensité et nous en sommes déjà les cibles, les victimes et les acteurs. Ce ne sont plus seulement les États qui nomment amis et ennemis. Ce sont aussi et surtout les opinions publiques. Ce sont elles qui vont adouber les vainqueurs des conflits, parfois même à rebours des événements militaires. En fait, la souveraineté politique, qui se définit justement par la capacité à nommer l’ennemi, est en train d’échapper partiellement aux États : son sort se joue désormais dans ce qu’on appelle des arènes cognitives, c’est-à-dire des « espaces sociaux où se construisent les perceptions du monde » (réseaux sociaux, plateaux de télévision, think tanks, ONG, etc.)6.
Tous les événements géopolitiques ou politiques ne deviennent cependant pas des prétextes à affrontement cognitif. Pour cela, il faut qu’ils croisent un enjeu de puissance ou d’idéologie majeur, et que des acteurs particulièrement actifs dans ce domaine s’en emparent. C’est exactement ce qui s’est passé avec les chocs de l’attentat du Hamas, puis du bombardement de Gaza, et c’est exactement le piège qui était tendu non seulement à Israël, mais à tous les gouvernements pris en tenaille par leurs opinions publiques. En revanche, la question du Haut-Karabakh, avalé en quelques jours par Bakou, n’a pas été une arène cognitive globale, malgré le drame arménien et l’importance stratégique du Caucase. La guerre informationnelle sino-américaine est évidemment une arène, et elle va durer des années. Il faut s’y préparer. Enfin, certains moments sont particulièrement propices aux attaques cognitives et informationnelles : ce sera le cas pour les élections taïwanaises et américaines. Quant aux questions climatiques, elles sont déjà un énorme enjeu de bataille cognitive.
Comment se déroulent ces affrontements ? Comment nous traversent-ils, en tant qu’individus et collaborateurs d’entreprises qui voulons élargir nos responsabilités dans le corps social ? Autant de questions qui se posent car nous sommes, et serons, soumis à des attaques cognitives de tout genre, pas seulement géopolitiques. Elles impactent par de multiples canaux, directs et indirects, les scénarios politiques et économiques. Elles influencent nos choix, le périmètre de notre confiance et de nos investissements. Pour y résister, il faut donc comprendre la façon dont un choc émotionnel se déploie, dans le temps et dans l’espace, par des chemins mentaux qui sont, en nous, des courroies de transmission puissantes.
Comprendre comment la douleur de ceux qui sont exposés aux violences est instrumentalisée à travers l’émotion de ceux qui sont exposés aux mots et aux images. Comprendre le rôle économique et géopolitique de nos peurs, de nos colères, de nos empathies.
- Les États, les groupes ou les individus radicalement hostiles aux règles, normes ou valeurs en place. Très souvent, un acteur révisionniste est « jusqu’au-boutiste » car il considère qu’il n’y a pas d’autre moyen que la posture radicale pour mettre à bas le système tout entier (voir Le chemin de la paix, Henry A. Kissinger, Denoël, Paris, 1972)
- J. Arquilla, D. Ronfeldt, The Emergence of Noopolitik, Toward An American Information Strategy, RAND, 1999
- G. S. Levit: The Biosphere and the Noosphere Theories of V. I. Vernadsky and P. Teilhard de Chardin: A Methodological Essay, Archives Internationales d'Histoire des Sciences, 2000
- Citation de John Arquilla et de David Ronfeldt, Le Monde, 6 juin 1999
- J. S. Nye, Bound to Lead: The Changing Nature of American Power, New York: Basic Books, 1990
- La guerre cognitive, Christian Harbulot et Didier Lucas, École de Guerre Économique
Il est évident, avec la guerre en Ukraine, les attentats en Israël et le bombardement de Gaza, que l’opinion publique mondiale sera l’un des principaux champs de bataille du XXIe siècle. Ce sera un conflit de haute intensité et nous en sommes déjà les cibles, les victimes et les acteurs. Ce ne sont plus seulement les États qui nomment amis et ennemis. Ce sont aussi et surtout les opinions publiques. Ce sont elles qui vont adouber les vainqueurs des conflits, parfois même à rebours des événements militaires.
Tania SOLLOGOUB, Economiste