Afrique du sud – Le coût économique de la criminalité

Afrique du sud – Le coût économique de la criminalité

En résumé

9,6% du PIB : c’est le coût annuel de la criminalité pour l’économie sud-africaine, selon l’estimation de la Banque mondiale dans sa dernière revue économique de l'Afrique du Sud1. Le pays fait, en effet, face à un problème persistant de forte criminalité. Il est régulièrement classé dans les dix pays aux taux de criminalité les plus élevés et les cinq pays ayant le plus d’homicides, d’après les données de l’Office des Nations- unies contre la drogue et le crime (UNODC). La Banque mondiale, quant à elle, fait état d’un taux de criminalité annuel de 3 600 délits pour 100 000 habitants sur la période 2015-2020, et d’un taux d’homicide en hausse de 30 à 42 meurtres pour 100 000 habitants sur la dernière décennie.

À ce niveau, la criminalité représente une contrainte majeure pour l’économie sud-africaine, qui se répercute sur le potentiel de croissance du pays, mais aussi sur le bien-être de sa population. Mais comment mesurer le dommage? L’intérêt de l’étude menée par la Banque mondiale est d’apporter une mesure de l’impact économique. Bien qu’imparfaite, elle offre une représentation de l’ampleur du coût structurel – difficilement quantifiable – de la criminalité. Comment faut-il alors comprendre et lire cette mesure ? Quelle approche de la criminalité la Banque mondiale a-t-elle adoptée pour la construire ? Et qu’apporte l’exercice en termes d’instrument de politique publique ?
 

Quelle lecture faut-il avoir de la mesure proposée par la Banque mondiale ?

Avant tout, le résultat n’est pas à lire comme la mesure d’un choc direct de l’ordre de 10% de PIB sur l’économie. Il est plutôt à appréhender comme une mesure de l’externalité négative qu’induit la criminalité. Selon l’approche de l’institution, la criminalité représente une "taxe" pour l’économie. Le but derrière cette évaluation d’impact est alors de quantifier les coûts et manque à gagner qui ne seraient pas observés en cas d’absence de criminalité. Cependant, l’exercice suppose un certain nombre de biais, liés à la difficulté de trouver des indicateurs quantifiables pour pleinement mesurer ce phénomène. De plus, les potentiels indicateurs exploitables ne sont pas non plus exhaustifs sur les types de délits et crimes répertoriés. Les frais médicaux, les coûts liés aux traumatismes ou changements de comportements induits par ces événements ainsi que les coûts liés aux meurtres sont des exemples de ces biais non quantifiés. Il faut ainsi comprendre l’étude de la Banque mondiale, non comme un exercice de comptabilité exact, mais comme une représentation tangible d’un obstacle structurel au potentiel économique du pays. Et le résultat est clair ! Il met en lumière que la criminalité est facteur de distorsion de l’allocation des ressources et de contrainte pour le potentiel de croissance du pays. Pour y arriver, la méthodologie de la Banque mondiale consiste à identifier les canaux d’impact de la criminalité sur l’économie.

Les canaux de transmission de la criminalité à l’économie

Dans son étude, l’institution met en avant trois canaux de diffusion de l’externalité négative induite par la criminalité à l’économie.

Les coûts d’opportunité désignent les opportunités économiques perdues. Dans ce cas, la criminalité est appréhendée comme un frein au développement de nouvelles activités par son influence négative sur les comportements des agents économiques. Un exemple concret de ce coût est le déficit touristique pour les entreprises estimé à 1,1% du PIB dans le rapport. Des touristes potentiels peuvent ainsi décider de renoncer à visiter le pays. Le sujet est d’ailleurs pris au sérieux par le gouvernement qui envisage la création d’une police touristique pour garantir leur sécurité. En plus des opportunités économiques perdues, les agents privés déploient leurs ressources de manière sous-optimales, en faisant des choix économiques sous contrainte de la criminalité. À titre d’exemple, les agents économiques peuvent se montrer réticents à accepter un emploi ou s’installer dans certaines régions en réponse à une perception d’une criminalité élevée.

Le besoin de sécurité devient alors central pour ces agents. C’est ce qui amène au deuxième canal de transmission: les coûts de protection.

Les coûts de protection révèlent la dimension sécuritaire de l'impact économique de la criminalité. Ce sont les coûts associés aux dépenses de sécurité et d’assurance des ménages et des entreprises. Ils sont estimés à 4,2% du PIB, dont 2,9% directement liés aux dépenses de sécurité des entreprises. Ces dépenses en sécurité sont à l’origine d’une distorsion de la consommation des ménages et de l’investissement des entreprises. Toutefois ici, l’effet est ambigu, car l’impact de ces dépenses sur la croissance économique n’est pas seulement négatif. Les entreprises dans le secteur de la sécurité peuvent bénéficier de cette demande, pouvant alors même être source d’emploi. Deux effets sont alors mis en avant : un effet d’opportunité avec des entreprises se spécialisant dans le secteur de la sécurité, mais surtout un effet de contrainte pour les entreprises qui doivent investir davantage dans la sécurité afin de réduire les coûts associés aux vols et au vandalisme.

Enfin, les coûts de transfert font référence aux coûts provoqués par un vol pour les ménages et les entreprises. Ces coûts ne représentent pas dans l’absolu une perte pour l’économie nationale, car ils peuvent être utilisés par d’autres agents que les propriétaires initiaux. Toutefois, ils représentent une perte à l’échelle des ménages et entreprises qui ont été volés. Ce sont principalement des pertes de marchandises qui sont associées à ce coût, estimées à hauteur de 1,5% du PIB.

Ces trois canaux réunis exercent ainsi une influence directe sur le potentiel de croissance sud-africain, entraînant des conséquences principalement négatives, même si certains secteurs bénéficient de nouvelles opportunités. Cette observation amène à s’interroger sur les causes de cette criminalité, c'est- à-dire comprendre pourquoi elle est si élevée et son impact économique si important.

Le lien entre criminalité et inégalités

La question de la criminalité est étroitement liée à celle des inégalités. Selon la Banque mondiale, l’identité du pays est marquée par des inégalités profondes, héritage de l’époque de l’apartheid, qui se reflètent au niveau des agrégats macro- économiques. Le taux de chômage très élevé, à 32% en 2023, ne reflète pas une réalité homogène entre les groupes ethniques. Il est en effet surreprésenté dans les communautés noires et métissées (respectivement 36,5% et 21,9%, contre 7,8% dans la population blanche). Ainsi, l’Afrique du Sud est un cas assez révélateur de la corrélation largement observée entre inégalité et criminalité, formant une boucle qui s’auto-entretient.

La réponse du gouvernement au problème de la criminalité

Le secteur public est aussi directement impacté par la criminalité. Il y est même plus exposé en raison des attaques sur des infrastructures publiques, qui font l’objet de vols récurrents. Malgré la difficulté d’évaluation des coûts monétaires, les pertes sont estimées à plusieurs milliards de rands. L’entreprise publique de transport Transnet illustre parfaitement cette situation, avec une perte financière annuelle évaluée à 1,4 milliard de rands sur la période 2019-2023. Face à cela, la réponse du gouvernement se concentre sur l’investissement massif dans son système judiciaire. Il y allouait 2,7% de son PIB en 2021, l’une des parts les plus importantes au monde. Mais ces dépenses n’ont cependant pas réussi à faire diminuer la criminalité. Cela semble refléter une réponse des autorités qui n’intègre pas assez son impact macro-économique plus global et ses causes sous-jacentes. Cela amène le gouvernement à traiter la problématique de manière incomplète. Dans son étude, la Banque mondiale propose alors des réponses de politiques publiques alternatives.

Les préconisations de la Banque mondiale

Selon le rapport, une solution plus optimale serait d'aborder le problème de la criminalité par une approche multidimensionnelle incluant tous les acteurs de la société (secteur public et privé, société civile…). La réponse adaptée passe alors par l’adoption de politiques qui combinent des mesures punitives avec des objectifs sociaux et des services communautaires. Il n’en reste pas moins, que la réponse ne peut être pleinement efficace qu’avec un réengagement de l’État. Le secteur public demeure essentiel dans la lutte structurelle contre la criminalité. Mais cela se heurte à son affaiblissement qui pousse les agents à s’orienter vers le privé, pour des solutions de sécurité. Le déclin des effectifs dans la police représente alors aujourd’hui un enjeu majeur de politique publique pour le pays. De plus, la substitution grandissante du secteur privé dans le traitement de l’insécurité n’est pas une solution optimale, car elle laisse en marge les ménages les plus pauvres qui n’ont alors pas les moyens économiques d’y avoir recours. Ce facteur contribue à entretenir les inégalités, rendant plus vulnérables les populations précaires déjà plus propices à subir des violences.

Notre opinion – L’économie sud-africaine fait face à un certain nombre de contraintes structurelles qui limitent son potentiel de croissance. Celles-ci représentent donc un enjeu de politique publique majeur car elles contraignent l’emploi, la fiscalité et contribuent donc aussi à la dégradation des finances publiques.

Certains obstacles – comme les défaillances des secteurs de l’énergie et de la logistique – font l’objet de réformes ciblées car leur impact est identifié et mesurable. Il est, en revanche, plus difficile de capter pleinement celui de la criminalité, dont les canaux de transmission à l’économie sont plus complexes. La réponse des autorités, principalement répressive, n’a pas réussi à en limiter le coût pour les agents économiques, qui se tournent de plus en plus vers le secteur privé. Celui-ci adopte une approche essentiellement sécuritaire pour limiter les "coûts de transfert" ou l’impact financier individuel du délit ou crime. Cette solution n’a alors qu’un impact local et ne règle pas la problématique à l’échelle macro-économique.

Une coopération public-privé pourrait alors permettre d’appréhender à différentes échelles cette thématique en limitant les externalités négatives associées. Ici réside donc l’intérêt du travail de la Banque mondiale : mettre en lumière l’impact macro-économique global en offrant une représentation du coût structurel par une approche de la criminalité conçue comme une "taxe à l’économie". Cela permet de repenser les outils de politique publique, mais aussi, de faire apparaître le coût indirect des inégalités profondes, intimement liées à la question de la criminalité.

Article publié le 29 novembre 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine

(1) Safety first: the economic cost of crime in South Africa, November 2023

 

Afrique du sud – Le coût économique de la criminalité

Ici réside donc l’intérêt du travail de la Banque mondiale : mettre en lumière l’impact macro-économique global en offrant une représentation du coût structurel par une approche de la criminalité conçue comme une "taxe à l’économie". Cela permet de repenser les outils de politique publique, mais aussi, de faire apparaître le coût indirect des inégalités profondes, intimement liées à la question de la criminalité.

Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient