Roumanie – L'annulation de l'élection présidentielle laisse poindre la crise politique
- 17.12.2024
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La victoire surprise au premier tour des élections présidentielles (24/11) de Cӑlin Georgescu, arrivé en tête avec 23% des voix, a plongé la Roumanie dans l'incertitude politique. En effet, quelques mois plus tôt le candidat était encore peu connu du grand public. De fait, les sondages n'avaient pu prédire sa popularité le jour du scrutin1. Le candidat, porteur d'un discours d'extrême droite, critique de l'UE, de l'OTAN et du soutien occidental à l'Ukraine, et laudatif du président russe, marquerait une rupture politique pour la Roumanie s'il devenait président. Cette fibre russe2 est en effet relativement nouvelle dans le champ politique, la Roumanie n'ayant pas le même lien traditionnel et historique avec Moscou que ses voisins la Bulgarie et la Serbie, et les aspirations nationalistes roumaines sont parfois en franche opposition avec celles de la Russie, sur la question moldave notamment.
Cette performance électorale inattendue a immédiatement déclenché des accusations d'ingérences russes. Elles tiennent en premier lieu au rôle stratégique que la Roumanie joue face à la Russie. En effet, le pays est une base logistique importante pour l'acheminement d'aide occidentale vers l'Ukraine, mais également pour l'exportation de biens ukrainiens, notamment agricoles, que ce soit par la terre ou par le corridor maritime ouvert par l'Ukraine le long de la côte occidentale de la mer Noire. La Roumanie est également un pays important pour le renforcement de la posture dissuasive de l'OTAN sur son front Est : de nouvelles troupes ont été déployées dans le pays depuis 2022 et la plus grande base aérienne de l'alliance en Europe y est en construction. Enfin, par son statut d'État résident, la Roumanie est un pilier important de l'équilibre de puissance en mer Noire pour l'OTAN et l'UE.
Néanmoins, c'est surtout l'écart entre l'absence de financements officiellement déclarés et la visibilité obtenue sur Tik Tok par le candidat qui a soulevé la suspicion. En effet, C. Georgescu déclare n'avoir rien dépensé pour sa campagne électorale. Pourtant, du contenu le soutenant aurait bénéficié d'une très grande visibilité sur la plate-forme chinoise. Les services de renseignement roumains soupçonnent une campagne coordonnée par une puissance étrangère, à savoir la Russie, sans qu'une conclusion définitive ne soit apportée sur ce point pour le moment. La stratégie employée serait similaire à celle déployée lors des récentes élections présidentielles moldaves. Selon les éléments rendus publics, des influenceurs auraient été rémunérés pour réaliser des posts favorables au candidat, et des faux comptes auraient amplifié la portée de tels posts. Par ailleurs, ce contenu aurait largement été classé comme du divertissement par le réseau social, lui permettant d'éviter de subir les règles restrictives prévues par la loi électorale roumaine. En ce qui concerne le financement de ces activités, il viendrait au moins en partie de divers individus liés au crime organisé et aux mouvances d'extrême droite selon le service de renseignement. Pour le moment, le candidat nie tous liens avec ceux désignés comme ses financeurs. Un certain nombre d'individus ont été arrêtés en lien avec l'affaire.
Après avoir reçu ces documents, déclassifiés par le président sortant, la Cour constitutionnelle a fait le choix d'annuler l'élection présidentielle à quatre jours du second tour pour lequel C. Georgescu était donné favori. L'instance avait reçu plusieurs recours, et avait déjà ordonné un recomptage des voix au lendemain du premier tour. L'autre candidate qualifiée au second tour, Elena Lasconi de l'USR (centre droit), avait appelé au maintien du scrutin et a, comme une partie de la classe politique roumaine, vivement critiqué la décision de la Cour constitutionnelle. Le nouveau gouvernement, issu des élections législa¬tives qui se sont tenues le dimanche suivant le premier tour (01/12), aura la charge d'organiser de nouvelles élections dont les conditions et le calendrier ne sont pas encore connus mais auront vraisemblablement lieu en 2025.
Pour une région de plus en plus traversée par des actes d'ingérence de la part de la Russie, cette invalidation d'un scrutin pose la question du « seuil » de la résilience démocratique. Des pays nordiques, aux Balkans, en passant par les pays Baltes et l'Europe centrale, il ne se passe pas une semaine sans qu'un gouvernement d'un des pays du flanc est de l'Union européenne ne déclare suspecter une ingérence de la part de la Russie. Ces actions, très diverses et rassemblées sous le terme « d'actes hybrides », voire de « guerre hybri¬de », ne reçoivent que peu de réponses de la part des États européens. De fait, il faut aux services de renseignement du temps pour attribuer l'acte à une puissance étrangère, si tant est que cela soit possible. Dans le cas d'une élection, ce frein se double du caractère non mesurable et intangible qu'a pu avoir l'ingérence sur l'opinion, de même que, une fois l'activité étrangère signalée aux électeurs, il n'est pas nécessaire que cela en efface les effets.
Ce seuil est d'autant plus bas que C. Georgescu est porteur d'un discours qui s'attaque à des réalités économiques qui trouvent une résonance politique dans toute la zone. Un élément clef de son discours est la critique du contrôle de certains pans de l'économie par des capitaux étrangers. Si beaucoup d'IDE à destination de l'Europe centrale et orientale ont permis le développement du secteur manufacturier et l'intégration aux chaînes de valeur globales, les premières vagues de capitaux ouest-européens se sont concentrées dans le secteur financier, les télécoms et le secteur de la vente (supermarchés), ce qui a installé une présence « visible » des capitaux étrangers dans la région. En Pologne, comme en Hongrie, des politiques ont été mises en place ces dernières années afin de « poloniser » ou de « magyariser» les secteurs considérés comme les plus stratégiques (la finance et les transports principalement), c'est-à-dire de favoriser la reprise de contrôle par des capitaux nationaux dans ces secteurs. Les secteurs bancaires, largement contrôlés par des capitaux étrangers, ont également été mis à contribution via des taxes exceptionnelles dans un contexte de crise énergétique et de durcissement du contexte géopolitique. En Hongrie, une dispute est en cours entre le gouvernement et des marques étrangères de supermarchés après qu'une taxe considérée comme discriminatoire par ces derniers a été mise en place.
L'héritage des campagnes de privatisations qui ont accompagné la transition vers l'économie de marché offrent toujours un terrain politiquement fertile de remise en cause du modèle d'intégration économique à l'Union européenne dans des pays autrement très « pro-UE ». Le contraste tend donc à s'accentuer entre des politiques toujours plus favorables à l'égard des investisseurs du secteur manufacturier (les pays de la zone ont un recours plus décomplexé à une politique industrielle verticale ces dernières années) et la multiplication de mesures plus restrictives dans des secteurs – stratégiques ou symboliques –, dans lesquels la présence étrangère est remise en cause politiquement.
En Roumanie et en Bulgarie, la question de la manifestation tardive de la vague populiste dans les résultats électoraux est indissociable des questions de perception de la qualité de l'État de droit et de la corruption. Depuis 2007, ces deux pays bénéficient d'un suivi de la part de la Commission européenne, le Mécanisme de coopération et de vérification pour la Bulgarie et la Roumanie. Malgré ce suivi rapproché, la population continue d'afficher une confiance faible dans leurs institutions : au 1e semestre 2024, seuls 19% des Bulgares et 29% des Roumains ont confiance dans leur gouvernement, soit 2,6 et 2,0 fois moins que la confiance accordée à l'Union européenne dans ces pays.
Plutôt qu'un populisme nationaliste, ces deux pays ont donc d'abord vu l'émergence de partis, certes antisystème et anti-élites car portés par le thème de la lutte contre la corruption, mais centristes et pro-européens (le PP-DB en Bulgarie et l'USR en Roumanie). Malgré les bons scores électoraux de ces partis (Le PP-DB est arrivé en 2e position lors des élections législatives d'octobre en Bulgarie et la candidate de l'USR s'est qualifiée au 2nd tour des présidentielles, tandis qu'au parlement, le parti obtient le 4e meilleur score) ils ne sont pas en mesure de gouverner seuls. Ils doivent donc faire le choix entre contribuer à l'instabilité politique ou entrer en coalition avec les partis traditionnels qu'ils ont promis de combattre à leur électorat. En Bulgarie, le PP-DB a un temps participé à un gouvernement par rotation (pour éviter la notion de coalition) mais qui est bien vite tombé, menant à de nouvelles élections qui ont vu le score du parti s'éroder. En Roumanie, les partis centristes historiques, le PSD et le PNL, qui gouvernaient jusque-là en coalition, devront sans doute inviter l'UDMR (parti de la minorité hongroise) et/ou l'USR à gouverner avec eux en raison de la l'érosion de leurs scores face aux partis contestataires. Ce positionnement inconfortable des partis centristes anti-corruption, ouvre un espace électoral à des partis antisystème plus radicaux.
Malgré le suivi rapproché de l'UE, les Roumains et les Bulgares jugent sévèrement le rôle de l'UE sur la question de l'État de droit. En effet, seulement 60% des Bulgares et 65% des Roumains jugent que l'Union européenne contribue à la qualité de l'État de droit dans leur pays, ce qui est respectivement le 27e et 25e score le plus bas. Cela dénote la difficulté, et parfois le manque de volonté politique, qu'à pu avoir le reste de l'Union pour s'attaquer à la qualité de la gouvernance dans ces pays, qui ont bénéficié de bien moins d'attention que la Hongrie ou la Pologne lorsqu'ils entraient en confrontation avec Bruxelles.
Notre opinion – L'instabilité politique arrive à un moment économiquement difficile pour la Roumanie : le déficit budgétaire devrait approcher 8 % du PIB en 2024, alors que la croissance, qui constituait une force de l'économie roumaine, a largement déçu par rapport aux prévisions de début d'année : en janvier, le consensus tablait sur une progression du PIB de 3,3% en 2024. En novembre, la prévision médiane n'est plus que de 1,6%, soit l'une des pires contreperformances de la zone.
Les hausses de salaires et l'investissement continuent de soutenir la demande intérieure mais celle-ci stimule les importations, alors que la demande internationale demeure atone. Tous les ingrédients sont donc présents pour rendre difficile la réduction du double déficit, chronique en Roumanie, et qui s'est creusé à des niveaux inquiétants depuis le Covid.
L'instabilité politique arrive donc au pire moment. Le report de l'élection présidentielle devrait retarder les efforts budgétaires tant que les partis resteront préoccupés par la campagne électorale. Une fois celle-ci terminée, les partis centristes (PSD, PNL, USR, UDMR), qui cumulent 199 députés sur 331 à la chambre basse, devront s'entendre pour gouverner et engager la consolidation fiscale3. Cette incertitude politique inattendue mettra une pression sur la notation du pays. Néanmoins, l'ancrage apporté par le programme de réforme consenti dans le cadre du plan de relance européen et de la procédure pour déficit excessif, permet pour le moment de modérer les anticipations et donc le coût de financement du souverain. Par ailleurs, la récente levée du veto autrichien et néerlandais à la pleine accession de la Roumanie et de la Bulgarie à l'espace Schengen constitue également un facteur positif pour l'économie.
Article publié le 13 décembre 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine
1En novembre, les sondages plaçaient Georgescu entre 6% et 11%. En octobre, il était crédité d'entre 1% et 5% des intentions de vote pour les sondages qui le capturaient.
2Le candidat a vanté les qualités de leader de Vladimir Poutine mais se défend d'être pro-russe depuis qu'il a gagné le premier tour de l'élection.
3Le PSD, le PNL et l'UDMR pourraient également gouverner grâce au soutien des 19 représentants des minorités, sans l'USR avec lequel le PSD entretient de mauvaises relations.
L'instabilité politique arrive à un moment économiquement difficile pour la Roumanie : le déficit budgétaire devrait approcher 8 % du PIB en 2024, alors que la croissance, qui constituait une force de l'économie roumaine, a largement déçu par rapport aux prévisions de début d'année. Les hausses de salaires et l'investissement continuent de soutenir la demande intérieure mais celle-ci stimule les importations, alors que la demande internationale demeure atone.
Nathan QUENTRIC, Economiste - PECO et Asie centrale