Chine – La détention de bons du Trésor américain, une arme stratégique ?
- 03.07.2024
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Les interdépendances entre la Chine et les États-Unis prennent de nombreuses formes. Les dernières semaines ont une nouvelle fois mis l'accent sur les enjeux commerciaux et technologiques, en raison de la décision de Joe Biden d'augmenter significativement les droits de douane américains sur certains produits chinois emblématiques, considérés comme faisant l'objet de surcapacités de production (véhicules électriques, panneaux solaires, batteries, acier et aluminium entre autres). Alors que la Chine n'a pas encore annoncé de véritables mesures pour contrer cette décision américaine – en dehors des habituelles réclamations qui devraient être déposées auprès de l'OMC – un argument de défense souvent avancé est celui lié à la détention d'obligations américaines.
En effet, la Chine est actionnaire de l'État américain, et peut donc détenir un certain pouvoir de marché vis-à-vis des États-Unis, si le stock de dette qu'elle possède est suffisant pour faire varier son prix de manière significative en cas de ventes massives de titres.
Qu'en est-il réellement ? Fin avril 2024, la dette publique américaine totale s'élevait à 34 700 milliards de dollars, soit 125% du PIB. Sur ces 34 700 milliards, 8 000 (23% du total) étaient détenus par des non-résidents, dont 770 milliards par des investisseurs chinois. La part de la dette américaine totale détenue par des investisseurs chinois est donc de 2,2% (2,8% en incluant Hong Kong). Or, elle était de 7,2% (7,8% avec Hong Kong) il y a dix ans, et a donc largement diminué. Mais est-ce la Chine qui s'est volontairement désengagée de ses positions américaines ou bien la structure globale de la dette américaine qui a changé ?
Est-ce la Chine qui s'est désengagée de ses positions américaines ?
Le premier constat, c'est que la structure de détention de la dette américaine a effectivement évolué depuis dix ans : alors que les non-résidents détenaient environ un tiers des bons du trésor en 2014, cette part est donc tombée à 23% en 2024. Ce mouvement s'est accentué à partir de 2020 avec le Covid puis avec le resserrement de la politique monétaire américaine, qui ont rééquilibré l'arbitrage risque/rendement en faveur des titres américains. Le prolongement d'une politique de la Fed de taux plus hauts, pour plus longtemps, pourrait encore accentuer ce phénomène.
La part des non-résidents a donc baissé, mais celle de la Chine (incluant Hong Kong) parmi eux aussi, puisqu'elle est passée de 23% à 13,2% en dix ans. Le rééquilibrage s'est fait au profit de la zone euro (passée de 15,9% à 19,5%) et du Royaume-Uni (de 2,7% à 8,6%), et ce bien que le stock de bons du trésor émis par les États-Unis ait augmenté, de 6 100 à 8 000 milliards de dollars.
Qu'en est-il des réserves de change chinoises ? L'État chinois étant un des premiers acheteurs de bons du Trésor américain, l'évolution des réserves de change du pays peut également être une explication. Ces dernières ont effectivement baissé depuis dix ans, passant de 4 000 à 3 200 milliards de dollars. Cela s'explique notamment par la dépréciation du yuan face au dollar sur cette même période, ayant conduit la banque centrale à intervenir sur le marché des changes pour contenir la chute de sa devise. Dans le même temps, la Chine a pourtant continué d'enregistrer des excédents courants et commerciaux importants, mais l'effet change l'a emporté.
Enfin, la composition des réserves de change chinoises a sûrement été modifiée et diversifiée. En témoigne la hausse des stocks d'or détenus par la Chine, qui représentaient 1,1% du total des réserves en 2014, contre 5,2% actuellement. Valeur refuge traditionnelle, la hausse des stocks d'or s'est accélérée depuis fin 2022, dans un climat géopolitique de plus en plus tendu et incertain.
Notre opinion
La détention par la Chine d'un stock important de bons du Trésor américain est souvent présentée comme une arme stratégique que le pays pourrait utiliser contre les États-Unis en cas d'aggravation des tensions entre les deux pays, avec la rhétorique suivante : en vendant massivement les obligations américaines qu'elle détient, la Chine aurait la capacité de déstabiliser le marché américain et de provoquer une crise de la dette aux États-Unis.
Ce scénario doit pourtant être largement nuancé. D'une part, si la part de la dette américaine détenue par la Chine était conséquente il y a dix ans, cette dernière a largement régressé, notamment parce que les États-Unis se financent plus sur leur marché domestique et que des acteurs traditionnels (en particulier européens) ont réinvesti dans la dette américaine, en profitant d'une hausse de sa rentabilité. Ensuite, parce que les bons du Trésor américain demeurent une catégorie unique dans l'univers des investisseurs, comme actifs extrêmement liquides et sûrs, et qu'aucun autre ne peut pour l'instant remplacer. S'ils choisissaient de vendre leurs bons du Trésor, les autorités chinoises seraient donc confrontées à un nouveau dilemme : sur quel(s) actif(s) réinvestir les fonds obtenus, de manière à obtenir le même arbitrage risque/rendement ?
Enfin, n'oublions pas que, même si la Chine demeure un pays relativement fermé et isolé des marchés de capitaux, une déstabilisation forte du marché de la dette américaine aurait des répercussions mondiales, qui pourraient affecter les actifs chinois. En 2008, la Chine avait été préservée de la grande crise financière, mais la Chine actuelle n'est plus celle de 2008 : de l'aveu même du gouverneur de la banque centrale chinoise, la politique monétaire restrictive menée actuellement par la Fed l'empêche de procéder à de nouvelles baisses du taux directeur, de peur de s'exposer à de nouvelles fuites de capitaux. Signe, s'il en fallait encore un autre, que les interdépendances de ces deux pays n'ont pas fini de peser sur leurs choix politiques respectifs.
Article publié le 28 juin 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine
Si la part de la dette américaine détenue par la Chine était conséquente il y a dix ans, cette dernière a largement régressé, notamment parce que les États-Unis se financent plus sur leur marché domestique et que des acteurs traditionnels (en particulier européens) ont réinvesti dans la dette américaine, en profitant d'une hausse de sa rentabilité. Ensuite, parce que les bons du Trésor américain demeurent une catégorie unique dans l'univers des investisseurs, comme actifs extrêmement liquides et sûrs, et qu'aucun autre ne peut pour l'instant remplacer. S'ils choisissaient de vendre leurs bons du Trésor, les autorités chinoises seraient donc confrontées à un nouveau dilemme : sur quel(s) actif(s) réinvestir les fonds obtenus, de manière à obtenir le même arbitrage risque/rendement ?
Sophie WIEVIORKA, Economiste - Asie (hors Japon)