Droits compensatoires sur les véhicules électriques chinois : un revers pour la Chine, un test d’unité pour l’Europe

Droits compensatoires sur les véhicules électriques chinois : un revers pour la Chine, un test d’unité pour l’Europe

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La Commission européenne a depuis 2019 enrichi ses outils visant à limiter, voire prévenir, les dépendances stratégiques envers des partenaires étrangers (lire la Chine) dans les secteurs critiques de la transition énergétique. Sont particulièrement visées les dépendances qui résultent d’importations de biens inéquitablement subventionnés par des pays tiers aux dépens de l’industrie européenne.  

C’est ainsi qu’en octobre 2023 la Commission européenne a ouvert une enquête ex-officio (non sollicitée par l’industrie) sur un échantillon de producteurs chinois (sur les plus que 300 existants) ou de producteurs non chinois de véhicules électriques basés en Chine. Des producteurs ayant accepté de participer à l’enquête, mais n’ayant pas été retenus dans l’échantillon, pourront se voir appliquer un droit de douane compensatoire qui n’excède pas la moyenne pondérée des tarifs imposés aux producteurs enquêtés.

Cette enquête est menée dans le cadre de la règlementation européenne anti-subvention et est conforme aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les droits de douane ne visent pas à rendre les produits importés moins compétitifs que les produits domestiques, mais ne font que compenser l’avantage compétitif injustifié apporté à l’entreprise exportatrice par les subventions des gouvernements tiers. Cet avantage est calculé par la Commission au cours de l’enquête.

La Commission a réuni suffisamment de preuves sur le fait que les producteurs en question ont bénéficié d’importantes subventions de la part du gouvernement de la République populaire de Chine sous différentes formes :

  • transferts directs de fonds ;
  • crédits d’impôts ;
  • fourniture publique de biens et services à un prix inférieur au prix de marché ;
  • subventions, prêts et crédits à l’exportation et lignes de crédit fournies par des banques publiques et obligations souscrites par des banques publiques et privées à des conditions préférentielles ;
  • assurance à l’exportation à des conditions préférentielles ;
  • réductions et exemptions d’impôts sur le revenu, sur les dividendes, de TVA.

En plus de prouver l’existence de ces subventions, la Commission doit aussi démontrer qu’il existe une menace de nuisance pour les producteurs européens et un lien de causalité entre les subventions et la nuisance.

Elle a su prouver que les importations subventionnées ont crû sur un rythme soutenu autant en termes absolus qu’en parts de marché et que les excès de capacités existantes en Chine, ne pouvant pas être absorbés par d’autres marchés, peuvent entraîner une hausse substantielle de ces importations dans l’UE dans le futur proche avec une probabilité élevée. Les importations européennes de véhicules électriques chinois ont rapidement augmenté, passant de 1,6 milliard de dollars en 2020 à 11,5 milliards en 2023. La politique de subvention – en comprimant les coûts de production et les prix de vente – exerce une pression sur les ventes, les parts de marché et les profits des producteurs européens sur le marché unique. Les producteurs chinois bénéficient en plus du vaste schéma de subventions, de main-d’œuvre et d’énergie moins chère. L’intense concurrence sur le marché chinois saturé a conduit à une guerre des prix. Les producteurs cherchent donc à compenser la compression de leurs marges sur le marché chinois par des prix plus élevés sur le marché européen. 

Le 4 juillet, la Commission a donc appliqué des droits de douane provisoires individuels à trois producteurs chinois sélectionnés qui s’ajoutent aux droits de douane existants de 10% : BYD à hauteur de 17,4%, Geely : à hauteur de 19,9% et SAIC à hauteur de 37,6%.

Tous les autres producteurs chinois (ou en Chine) ayant coopéré à l’enquête sans faire l’objet d’une investigation personnalisée sont soumis au tarif compensatoire de 20,8%. BMW Brilliance Automotive, Audi FAW NEV Co, FAW-Volkswagen et Dongfeng Peugeot-Citroën font partie de ce groupe. C’est pour l’instant aussi le cas de Tesla, qui pourrait néanmoins, sur requête, faire l’objet d’un calcul individuel au stade final de la procédure. Ceux qui n’ont pas coopéré sont imposés à hauteur de 37,6%. 

Ces droits provisoires s’appliquent pendant quatre mois, le temps pour les États membres d’acter la proposition de la Commission de tarifs définitifs (ou de s’y opposer par un vote à la majorité qualifiée, soit 15 pays et 65% de la population de l’UE). Ceux-ci seront en vigueur pendant une période de cinq ans. 

Quel peut être l’impact de ces droits de douane sur les exportations chinoises et sur les prix européens ?

Le Kiel Institute for the World Economy (IfW Kiel) attend un impact limité sur les prix à l’intérieur du marché unique, mais une répercussion importante sur les ventes de véhicules électriques chinois sur le marché unique. Par des simulations conduites à l’aide du modèle KITE1 sur cinq grandes économies européennes (France, Allemagne, Italie, Espagne et Autriche), des droits additionnels de 21% sur les véhicules électriques importés de Chine produiraient sur les prix de vente une hausse comprise entre 0,3% et 0,9% à long terme et presque du double à plus court terme. L’hypothèse émise est que les constructeurs chinois absorbent une partie importante des droits de douane par une compression de leurs marges. En effet, la prime offerte par le marché européen aux producteurs chinois est élevée, laissant encore la possibilité aux producteurs chinois de baisser leurs prix avant les droits de douane. Cette prime serait en revanche inférieure pour les producteurs étrangers basés en Chine et exportant vers l’Europe, qui ne bénéficient pas de subventions équivalentes à celles des producteurs chinois. Le rôle de la Chine, en tant que base d’exportation vers l’Europe pour ces producteurs (européens, japonais ou américains), pourrait être remis en cause. La faible croissance et la profitabilité réduite du marché domestique, l’absence de marchés d’exportation alternatifs attractifs et les capacités excédentaires, existantes et en cours de construction, justifient encore un fort intérêt des producteurs chinois pour le marché unique. Néanmoins, l’impact sur les quantités de véhicules électriques importés de Chine serait important, se traduisant par une baisse chiffrée à 42%. Même les producteurs européens – qui produisent en Chine 55% des véhicules électriques importés par l’UE, via des joint-ventures – seraient négativement affectés ; l’impact sur la valeur ajoutée européenne serait toutefois limité, puisque 85% de leurs sous-traitants sont chinois. 

Cette baisse des ventes de véhicules chinois serait compensée par l’augmentation d’importations en provenance d’autres pays (+0,8%), mais surtout par la hausse de la production domestique européenne. Parmi les pays tiers profitant du détournement des flux d’importation, le Japon, mais aussi les États-Unis et la Turquie, sortiraient gagnants. 

Quelle réponse chinoise ?

Les prochains mois devraient être mis à profit par la Chine pour négocier des tarifs plus bas en échange d’investissements directs dans l’UE. La Hongrie va bénéficier de l’implantation d’une usine BYD, mais le détournement des tarifs passe aussi par la Turquie, qui devrait accueillir une usine du même producteur. 

La négociation passe par la menace de mesures de rétorsion. La logique « non escalatoire » voudrait que soient ciblés des produits significatifs pour les exportations européennes, mais pas critiques. Des produits au cœur des intérêts chinois s’en verraient aussi exclus. L’objectif serait celui de cibler des pays qui ont un effet de levier important dans les décisions européennes (grands pays influents) et/ou d’activer des groupes politiques centraux. C’est ainsi que l’on peut appréhender le choix du gouvernement chinois d’ouvrir des enquêtes anti-dumping sur les exportations européennes de porc en ciblant le cœur de l’électorat du Parti populaire européen et plusieurs grands pays exportateurs, tels que l’Allemagne, l’Espagne et la France. Bien que les exportations européennes de porc en Chine aient déjà beaucoup baissé au cours des dernières années, elles se chiffraient encore à 3 milliards d’euros en 2023 et elles pourraient être fortement impactées par une augmentation des droits de douane. L’IfW Kiel estime qu’une hausse des droits chinois à 50% pourrait induire une baisse de 80% des exportations allemandes et espagnoles de porc en Chine et de 55% des exportations françaises. La menace d’une enquête sur le cognac vise aussi particulièrement la France, qui a fortement soutenu la mesure sur les véhicules électriques.

D’autres mesures de rétorsion, dont certaines ont déjà été appliquées par le passé, sont toujours possibles, que ce soit la révocation de licences pour opérer en Chine ou le boycott par les consommateurs chinois de produits européens ou encore de contrôle des exportations. Après les récents contrôles sur les exportations de gallium, de germanium et de graphite, les cibles potentielles sont le lithium, le cobalt, le cuivre avec un risque important pour la production européenne de technologies vertes.

Mais l’action la plus probable est le jeu d’influence sur les différents pays membres pour diviser et s’opposer à l’action de la Commission européenne. 

Quelle réponse européenne ?

L’UE dispose d’autres atouts dans sa manche. L’interdiction du marché unique aux produits utilisant le travail forcé ou présentant un risque pour la cybersécurité (intégration de caméras et de capteurs contrôlés par des producteurs chinois) pourrait s’appliquer aux voitures. La Commission pourrait également initier une enquête anti-dumping, notamment si les producteurs chinois répondaient par une baisse des prix. Les pays européens pourraient en outre s’inspirer de l’exemple français qui conditionne la prime à l’achat d’un véhicule à des critères de soutenabilité excluant de facto les producteurs chinois. D’autres produits pour lesquels les subventions étatiques provoquent des distorsions de la concurrence pourraient être ciblés. Les candidats idéaux seraient les éoliennes, les pompes à chaleur, l’équipement médical et l’acier.

L’UE peut aussi bloquer la participation des entreprises chinoises à des appels d’offre publics sur le marché unique sous le motif d’une concurrence déloyale. D’autres dispositifs peuvent être davantage déployés, tels que le contrôle des investissements entrants. 

La tâche la plus difficile pour l’UE sera celle de maintenir l’unité de ses membres autour de ces politiques. L’Allemagne et la Suède ont déjà manifesté leur opposition aux droits compensatoires sur les véhicules électriques, les pays d’Europe centrale sont plus divisés, étant intégrés à la chaîne de valeur allemande, mais pouvant aussi bénéficier d’investissements chinois. Les pays nordiques affichent leurs craintes quant aux risques de blocage des importations de matières premières nécessaires à leurs industries vertes naissantes. La France, en revanche, est plus combative sur le déploiement d’instruments de défense du marché unique et de l’industrie européenne.

Un revers pour la Chine, un test d’unité pour l’Europe 

Pour la Chine, l’objectif est de maintenir ouvert le marché européen à ses exportations et de limiter sa confrontation commerciale aux États-Unis. Mais cette procédure se présente comme un revers. Elle va devoir éviter toute action escalatoire qui pourrait conduire à un alignement plus serré des politiques commerciales et de sécurité européennes avec celles des États-Unis et qui pourrait alimenter la volonté européenne d’une plus forte réduction du risque par rapport aux dépendances vis-à-vis de la Chine. Cette procédure pourrait néanmoins se transformer en atout pour les autorités chinoises si elles arrivaient à en faire l’exemple d’un nouveau processus de négociation bilatérale. Les autorités européennes ont de leur côté envoyé un signal à la fois de fermeté et de modération en choisissant une procédure anti-subvention, plutôt qu’une procédure anti-dumping qui aurait impliqué des tarifs plus élevés. Cette procédure s’inscrit dans le cadre des règles de l’OMC et vise à corriger des déséquilibres et des distorsions à la concurrence. Mais elle a néanmoins été adoptée avec une approche préventive dans une volonté de protection avant que les dégâts sur le marché unique et sur la production européenne ne se soient matérialisés. 

Pour l’Union européenne, l’enjeu primordial est celui de maintenir une ouverture économique fondée sur des règles internationales, mais il nécessite de gérer un arbitrage compliqué entre un marché des technologies vertes abordables et le développement d’une nouvelle industrie verte européenne. En effet, si l’UE est en train de devenir le deuxième marché mondial de véhicules électriques, cette transformation coïncide avec l’augmentation de la part de la Chine dans la demande mondiale. Selon leur positionnement face à ces technologies (producteurs ou consommateurs, investis dans les anciennes technologies) ou leurs liens avec la Chine, les États membres ont des sensibilités diverses par rapport à ces arbitrages. Sauront-ils exprimer une unité ?

1 G. Felbermayr, K. Friesenbichler, J. Hinz, H. Mahlkow “Time to be open, sustainable and assertive: Tariffs on Chinese BEVs and retaliatory measures” Kiel Policy Brief, n°177, juillet 2024

Droits compensatoires sur les véhicules électriques chinois : un revers pour la Chine, un test d’unité pour l’Europe

Pour la Chine, l’objectif est de maintenir ouvert le marché européen à ses exportations et de limiter sa confrontation commerciale aux États-Unis. Mais cette procédure se présente comme un revers. Elle va devoir éviter toute action escalatoire qui pourrait conduire à un alignement plus serré des politiques commerciales et de sécurité européennes avec celles des États-Unis et qui pourrait alimenter la volonté européenne d’une plus forte réduction du risque par rapport aux dépendances vis-à-vis de la Chine. Pour l’Union européenne, l’enjeu primordial est celui de maintenir une ouverture économique fondée sur des règles internationales, mais il nécessite de gérer un arbitrage compliqué entre un marché des technologies vertes abordables et le développement d’une nouvelle industrie verte européenne.

Paola MONPERRUS-VERONI, Manager zone euro