Turquie : où en est la crédibilité de la Banque centrale ?

Turquie : où en est la crédibilité de la Banque centrale ?

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Au lendemain des élections présidentielle et législatives de mai 2023, la crédibilité de la Banque centrale turque (TCMB) était au plus bas. Les causes étaient à la fois structurelles – perte totale d'indépendance vis-à-vis de l'exécutif – et conjoncturelles. Au sortir du Covid, alors que la Turquie avait évité la récession, que la croissance repartait très rapidement (+11,5 % en 2021) et que l'inflation était orientée à la hausse, la TCMB a fait le choix d'entamer un cycle d'assouplissement monétaire (octobre 2021). Pour le président Erdoğan, c'était l'occasion de mettre en application sa théorie maintes fois répétées sur le bienfait de taux directeurs bas pour lutter contre l'inflation. Ce New Economic Model, profondément hétérodoxe présenté fin 2021 constituait la base de la stratégie économique du président pour se faire réélire. Ce plan, très efficace pour doper la croissance par le crédit et la consommation, a entraîné une rapide dépréciation de la livre et une explosion de l'inflation. Par conséquent, à partir de 2022, le New Economic Model doit se doubler d'une série de mesures toujours plus nombreuses et complexes, afin de prévenir une crise aiguë à la veille des élections. Les réserves de la Banque centrale et le cadre macroprudentiel ont fait office de principaux outils de stabilisation. Mai 2023, la TCMB disposait donc de réserves nettes largement négatives et les marchés du crédit et de l'épargne étaient passés sous pilotage quasi-quotidien des régulateurs.  

Au lendemain de l'élection, la nomination d'une nouvelle équipe économique d'obédience orthodoxe a donc constitué un profond soulagement pour les marchés. Après avoir utilisé 199 Mds USD de ses réserves pour défendre la livre (1), la Banque centrale l'a laissé se déprécier de 26 % face au dollar dans les deux mois qui ont suivi l'élection. L'institution a également rapidement entamé un cycle de resserrement monétaire, portant le taux directeur de 8,5 % à 50 % entre juin 2023 et mars 2024. Les observateurs se sont montrés particulièrement attentifs à tout signe suggérant que le président continuerait à imposer des arbitrages en faveur de la croissance. Le rythme de resserrement a initialement été jugé trop mou pour imprimer un « choc de crédibilité ». C'est en surprenant les marchés par une ultime hausse de 500 pdb en mars 2024, trois mois après l'annonce de la fin de son cycle de resserrement, que le nouveau gouverneur F. Karahan (le 6e depuis 2019) est parvenu à convaincre que la Banque centrale entendait vraiment s'en tenir à la trajectoire de désinflation qu'elle présentait dans ses rapports.

Conséquence de la dépréciation post-élections, l'inflation est repartie à la hausse depuis juin 2023 et a atteint un nouveau pic en mai 2024 à un niveau proche de celui anticipé par la Banque centrale et les marchés (75,4 %). Depuis juin 2023, la Banque centrale tente également de regagner la confiance de ses interlocuteurs en publiant des prévisions d'inflation réalistes, pratique disparue à l'ère du New Economic Model. Elle anticipe désormais une inflation à 38 % à la fin de l'année (entre 34 % et 42 % avec 70 % de certitude). Malgré une légère amélioration depuis mars, le sondage que la Banque réalise auprès des participants de marché montre que leurs anticipations n'ont toujours pas convergé avec ses propres anticipations. Les observateurs étrangers considèrent eux aussi pour la plupart que la TCMB demeure trop optimiste.

Plus inquiétant, un sondage mené en mai auprès des consommateurs turcs par l'université Koç suggère qu'ils s'attendent à une inflation s'élevant à 92 % fin 2024. Si cette anticipation est très certainement irréaliste, le sentiments des ménages turcs continue de peser sur le cours de la livre et sur leurs comportements d'achat. Au T1 2024, malgré l'impressionnante hausse des taux d'intérêts, la demande des ménages continue à porter la croissance : sur les 5,7 % de croissance en g.a., elle contribue pour 5,5 pts. De même, les importations de biens (hors énergie et or) ne sont que très marginalement orientées à la baisse depuis mai 2023. À la faveur d'une baisse des exportations, la balance sur ces biens est même entrée en déficit, alors qu'elle est la principale variable d'ajustement du compte courant en période de resserrement monétaire. Le comportement et les anticipations des consommateurs turcs viennent donc contrarier les objectifs de la politique monétaire. Cependant, grâce à la baisse de la facture énergétique et au ralentissement des importations d'or, en mai 2024, le déficit de la balance courante s'établit à 31,5 Mds USD sur 12 mois glissants, contre 57 Mds USD un an plus tôt.

Malgré tout, des succès notables ont été atteints, qui faciliteront grandement la tâche de la Banque centrale pour stabiliser les prix. Ainsi, depuis le début de son cycle de resserrement monétaire, la Banque centrale compte sur l'arrivée de flux de portefeuilles (la présence étrangère sur le marché local avait disparu quasi intégralement à la veille des élections de mai 2023). Entre les élections générales de mai 2023 et fin mars 2024, les investisseurs étrangers ont acheté pour 5,3 Mds USD de titres turcs. Néanmoins, les élections municipales (31 mars 2024) ont maintenu la crainte d'une nouvelle dépréciation précipitée de la livre. Ces élections passées, et la livre étant restée relativement stable, les investisseurs étrangers accumulent désormais des obligations souveraines turques pour profiter de leur rendement élevé (39,2 % pour les obligations à 2 ans au 19 juin). Au total, ce sont 12,5 Mds USD de titres qui ont été acquis depuis mai 2023 (les seules opérations de carry-trade s'élèveraient à 19 Mds USD entre mars et fin mai 2024). Même les déposants turcs se sont joints à ce mouvement : le montant nominal des dépôts en livres a augmenté de 19,9 % depuis les élections de mars (2). Ces flux conséquents – et le relatif redressement de la balance courante – ont permis à la Banque centrale de reconstituer ses réserves (+68 Mds USD entre les élections de mars et début juin (3)).

Notre opinion

Pour le moment, la Banque centrale semble avoir réussi une partie de son pari : les investisseurs de court terme ont été rassurés et sans doute convaincus du retour de la TCMB à un mandat strict de lutte contre l'inflation. Ils participent donc aujourd'hui à la stabilisation de la livre, allégeant la tâche de la Banque centrale dans sa lutte contre la hausse des prix. La nouvelle équipe économique d'Ankara a également réussi à convaincre les agences de notation : la note souveraine du pays a été réhaussée d'un cran par deux des trois agences (avec perspective positive pour les trois agences) après 9 années à avoir suivi le chemin inverse.

Pourtant, rien de tout ça ne vient d'une Banque centrale qui aurait retrouvé son indépendance. Certes, des personnalités moins politisées dirigent désormais l'institution. De même, le verdict rendu par la Cour constitutionnelle turque en juin 2024, invalidant le droit du président à renvoyer le gouverneur de la Banque centrale, est un pas dans la bonne direction. Mais en réalité, l'absence d'échéances électorales proches – et donc de tentations pour R.T. Erdoğan d'arbitrer en faveur de la croissance – (les prochaines élections générales auront lieu en 2028) contribue plus encore au retour de la confiance des investisseurs que ces autres évolutions. Ils ne s'y trompent d'ailleurs pas en choisissant des expositions de court terme. Les IDE, y compris ceux négociés après les élections de mai 2023 auprès de partenaires géopolitiques comme les Émirats, peinent à se matérialiser. Alors que la Banque centrale comptait également sur ces flux pour l'aider dans sa mission, en avril 2024, sur 12 mois glissants, les IDE entrant ne représentent que 0,8 % du PIB, soit le niveau le plus bas depuis 2005.

Pour cause, les aspects structurels ayant réduit l'attractivité de la Turquie demeurent : la tentative de coup d'État de 2016, la présidentialisation du régime politique qui s'en est suivie, et les impacts à long terme de ces événements sur la macro-économie turque ont été des facteurs importants de la dégradation de la note souveraine. Beaucoup de ces éléments perdurent. Les difficultés à attirer des IDE sont d'ailleurs chroniques et remontent à 2008 : sur la période 2009 – 2023, les IDE entrant ne se sont élevés qu'à 1,5 % du PIB en moyenne.

(1) Entre décembre 2021 et mai 2023. Depuis les élections générales de mai 2023, après une pause initiale, la Banque centrale aurait repris les interventions pour un montant de 101 Mds USD (mai 2023 – mars 2024).
(2) Montant des dépôts bancaires libellés en livres, hors comptes libellés en livres protégés face à la dépréciation.
(3) Réserves nettes hors swap.

Article publié le 21 juin 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine

Turquie : où en est la crédibilité de la Banque centrale ?

Pour le moment, la Banque centrale semble avoir réussi une partie de son pari : les investisseurs de court terme ont été rassurés et sans doute convaincus du retour de la TCMB à un mandat strict de lutte contre l'inflation. Ils participent donc aujourd'hui à la stabilisation de la livre, allégeant la tâche de la Banque centrale dans sa lutte contre la hausse des prix. La nouvelle équipe économique d'Ankara a également réussi à convaincre les agences de notation : la note souveraine du pays a été réhaussée d'un cran par deux des trois agences (avec perspective positive pour les trois agences) après 9 années à avoir suivi le chemin inverse.

Nathan QUENTRIC, Economiste - Europe centrale et orientale, et Turquie