Arabie saoudite – Au travail !
- 06.11.2024
- 0
- Télécharger la publication (PDF - 320,57 KB)
Lire l'article
Le marché du travail saoudien affiche une solide reprise, avec des taux de chômage au plus bas, en dessous de leur niveau pré-Covid. Au deuxième trimestre 2024, il atteint 3,3%, contre 9% à son pic au deuxième trimestre 2020, et 5,8% en moyenne sur la période 2015-2019. La réduction du chômage et la création d’emplois font partie des objectifs centraux de la Vision 2030 du royaume. Bien sûr, cela ne surprend pas qu’un État fasse de l’emploi un enjeu majeur de sa politique économique, mais il faut pourtant replacer cela dans le cadre du modèle pétromonarchique de rente de l’Arabie saoudite pour comprendre ce qui se joue réellement. Cela implique de regarder de plus près les chiffres de l’emploi, mais aussi de s’intéresser au rôle même du travail dans le royaume pour comprendre les objectifs du plan 2030.
Le travail au centre du contrat social
Le contrat social de l’Arabie saoudite moderne – pensé comme l’ensemble des accords tacites ou explicites qui fondent la relation entre la population et le pouvoir saoudien, et donc, assoient sa légitimité – ne se limite pas au seul ʺmodèle de renteʺ. Mais ce dernier constitue, au moins, la clé de voute des aspects économiques de ce contrat. Différentes études et enquêtes montrent que l’attachement à un modèle social sécurisé est très ancré, car il est conçu comme la colonne vertébrale de la distribution de la rente. Les travaux de Fatiha Dazi-Héni, notamment, établissent que ʺles prix subventionnés et la gratuité des services publics sont [considérés comme] des droit acquis1ʺ. Plus encore, selon une étude du CERI autour de la citoyenneté sociale dans les monarchies du Golfe, ʺLa citoyenneté y a été construite avant tout comme un ensemble de droits sociaux dans un contexte de restriction des libertés civiles et de limitation de la participation politique2ʺ.
Cependant, dans les pays du Golfe, l’offre de protection sociale dépasse le cadre strict des dépenses et transferts sociaux, et l’organisation du marché du travail y participe largement. Ainsi, la segmentation organisée de ce marché a permis de garantir des droits particuliers à la population saoudienne dans sa relation au travail et à l’emploi. Les enquêtes sur la population saoudienne entre 1998 et 2005 ont révélé que celle-ci considérait la préoccupation de trouver un emploi comme une charge incombant à l’État3. Comment l’État a-t-il alors organisé le travail pour sa population ?
La segmentation du marché du travail, et de la société
La segmentation la plus évidente sur le marché du travail saoudien est organisée par le système de la Kafala. Ce système trouve des racines dans la jurisprudence islamique et s’est surtout diffusé à partir des années 50, initialement pour organiser les droits des travailleurs des pays arabes voisins, notamment l’Égypte (souvent dans les secteurs de l’éducation ou de la santé). Mais à mesure que les pays du Golfe, dont l’Arabie saoudite, ont fait face au boom économique lié à l’exploitation pétrolière, la demande d’emplois étrangers (et bon marché) a explosé, notamment dans le secteur peu rémunéré de la construction, mais aussi pour des emplois domestiques, de chauffeurs, de nourrices… Ces travailleurs sont souvent originaires d’Asie du Sud. La Kafala est un système de parrainage par un employeur local qui lie la condition de résidence des travailleurs à un contrat de travail. Il permet d’importer massivement de la main d’œuvre en fonction des besoins (sans mettre le marché du travail sous pression), mais également de la limiter en cas ralentissement économique, grâce à la flexibilité d’emplois temporaires et offrant très peu de sécurité. Cela a drastiquement changé la démographie des États du Golfe, et l’Arabie saoudite ne fait pas exception.
Le deuxième axe de segmentation du marché du travail est en fait superposable : c’est celui entre le secteur public et le secteur privé. Plus de 90% des emplois du secteur public sont pourvus par des Saoudiens et à l’inverse, le secteur privé est très largement dominé par des employés étrangers. Tout s’organise comme si, implicitement, l’État garantissait l’emploi de sa population, à un salaire élevé, dans le secteur public. Ces emplois donnent aussi accès à des privilèges (sécurité de l’emploi, prestations sociales, retraites généreuses, logements subventionnés…). Par ailleurs, les entreprises et conglomérats locaux bénéficient d’une législation du travail très pro-business. C’est en fait un système qui tend à annuler toute dynamique éventuelle d’affrontement de classes au sein de la population saoudienne doublement rentière, du pétrole et du travail des étrangers. Ce marché du travail qui régit les relations de l’État, des salariés et du patronat est devenu un pilier du contrat social.
Le chômage fissure le contrat social
Depuis la fin des années 90, le chômage devient une réalité de plus en plus prégnante dans différents États du Golfe. Mais l’Arabie saoudite, dont la démographie est la plus importante, peine à pourvoir les emplois dans le secteur public que l’État est censé garantir à sa population. C’est un des éléments qui cristallisent le mécontentement, ce qui explique notamment que les dépenses de salaires sur le budget de l’État augmentent dans les périodes de crispation sociale (autour des printemps arabes en particulier). L’emploi est donc un enjeu majeur du maintien de l’adhésion collective au pouvoir saoudien autour du modèle rentier. Mais la forte baisse des prix du pétrole, à partir de 2016, met le gouvernement devant le fait accompli d’un modèle peu soutenable. Sur la période 2016-2020, les salaires et compensations consomment les deux tiers des revenus budgétaires de l’État, qui sont affaiblis par des prix bas. Il faut donc faire évoluer le modèle, et construire une nouvelle base d’adhésion autour de nouvelles aspirations. C’est peut-être la dimension la plus importante de la Vision 2030 : ʺil faut que tout change, pour que rien ne changeʺ.
La vision 2030 offre un nouveau pacte social, en ligne avec une société qui change
Justement, ce besoin de changement coïncide avec les nouvelles attentes d’une population essentiellement jeune (environ 55% de la population a moins de trente ans), qui aspire à une libéralisation sociale, aux loisirs et à la consommation, à des espaces de sociabilité, et qui souhaite de plus en plus une carrière professionnelle dynamique. L’enquête Arab Youth Survey 20234 montre que la première aspiration de la jeunesse arabe est la réussite professionnelle, et plus de la moitié des jeunes dans la région du CCG se voient lancer leur entreprise dans les cinq ans à venir. Cela constitue une forte base d’adhésion autour de la personnalité du prince héritier, Mohammed Bin Salman (plutôt qu’autour de l’institution monarchique), et sa vision 2030, fondée sur une nouvelle base de légitimité. Bien sûr, cela l’oblige pour les périodes à venir à livrer sa vision à une jeunesse pleine d’attentes. Et cela implique, en particulier, de créer les opportunités d’emploi, dans le secteur privé, pour pallier le chômage des jeunes (15-24 ans) aujourd’hui à 14%, selon la Banque mondiale.
Les obstacles à l’emploi des Saoudiens par le secteur privé et le programme de ʺsaoudisationʺ
Les politiques de ʺsaoudisationʺ de l’emploi – visant à augmenter la participation des Saoudiens au marché du travail dans le secteur privé – ne sont pas nouvelles. Elles sont apparues dès la fin des années 1980, mais ont eu peu de résultats jusqu’ici. Il y a une forte résistance du marché du travail, dont la segmentation ayant cours depuis des décennies s’avère très rigide. Celui-ci est toujours très consommateur de main d’œuvre immigrée. Il existe en fait deux freins notables à l’emploi des Saoudiens par le secteur privé.
D’abord, le différentiel de salaire entre Saoudiens et émigrés. La segmentation du marché du travail a permis aux Saoudiens d’accéder à des postes publics bien rémunérés, alors que le patronat disposait d’une main d’œuvre émigrée bon marché. Les Saoudiens arrivent donc sur le marché du travail privé avec des aspirations salariales non-compétitives. Selon le FMI5, le différentiel de salaire entre un Saoudien et non-Saoudien, bien qu’en baisse, serait toujours en moyenne de plus de 100% fin 2023. Il diminue cependant drastiquement avec la qualification – il était même négatif au niveau master fin 2023. Et précisément, pour les emplois qualifiés, auxquels l’économie a de plus en plus recours dans son élan de modernisation et diversification, et pour lesquels les Saoudiens sont compétitifs, il existe une inadéquation des compétences. C’est ici le second blocage. Cela tient notamment à un système éducatif dont le contenu religieux est traditionnellement très élevé, et n’est pas en ligne avec les attentes du marché du travail. Cependant, des réformes sont en cours, notamment à travers la privatisation croissante de l’éducation, avec des universités modernes d’excellence.
Comment lire les chiffres récents de l’emploi, au regard de ce contexte ?
Le taux de chômage a donc récemment connu une baisse substantielle, pour atteindre des plus bas historiques. Il s’agit alors de décomposer l’indicateur pour mieux comprendre les tendances. D’abord, l’emploi est porté par le secteur privé, dont la croissance annuelle a atteint 10% fin 2023, contre 4% pour le secteur public. Il y a un effet de reprise post-Covid, mais c’est surtout l’effet de la Vision 2030 qui stimule la croissance privée hors-pétrole (ce qui est reflété dans un indice PMI entre 55 et 60 depuis deux ans). Selon le FMI, même si les non-Saoudiens continuent de dominer le marché privé, la part des employés saoudiens a légèrement augmenté (de 20 à 22% entre 2019 et 2023).
Plus généralement, le taux de chômage a diminué de son pic de 7,7% en 2020 à 4% en 2023. Mais ce qui apparaît en sous-jacent, c’est une diminution substantielle du chômage de la population saoudienne de 13,7% à 8,4% sur la même période. Il y a deux principaux moteurs qui expliquent cela : un durcissement de la politique de saoudisation (ou ʺNitaqatʺ) et un fort recul du chômage des femmes, qui s’accompagne d’une forte hausse de leur participation au marché du travail (qui a atteint 35%, au-dessus de objectifs de 2030). En revanche, à l’inverse des hommes, le taux de chômage des femmes est proportionnel à leur niveau d’éducation – ce qui témoigne des barrières à la participation des femmes plus éduquées aux emplois qualifiés.
Malgré tout, la baisse du chômage, au-delà d’un effet conjoncturel reflète aussi des tendances profondes. Pour l’instant, l’emploi des Saoudiens et des Saoudiennes dans le secteur privé s’obtient par des mesures coercitives, qui sanctionnent les entreprises ne répondant pas à certains quotas, mais cela est souvent nécessaire pour initier des mouvements sociétaux profond.
____________
1 - Études menées en Arabie saoudite entre 1998 et 2005. Monarchies et sociétés d’Arabie. Le temps de confrontations, 2006, Fatiha Dazi-Héni.
2 - Au-delà du paradigme de l’État rentier. Citoyenneté sociale dans les monarchies du Golfe, Laurence Louër, CERI, Sciences Po.
3 - Cf. note 1.
4 -15th annual ASDA’A BCW Arab Youth Survey
5 - Saudi Arabia 2024 Article IV Consultation – Press release and Staff report, septembre 2024. Annex V. Saudi Arabia’s Labor Market
La transformation entamée par l’Arabie saoudite dans sa vision 2030 n’est pas seulement une question de diversification de l’économie ou d’anticipation d’une ère d’après-pétrole. C’est aussi un changement de pacte social, devant le constat d’un modèle économique de rente peu soutenable, dont le chômage est un symptôme. Il s’agit alors de reconstruire des bases d’adhésion de la population autour d’aspirations différentes. Justement, cela correspond aux attentes d’une population jeune, qui souhaite une libéralisation sociale, et aspire à une réussite professionnelle. Aujourd’hui, cela crée un fort engouement autour du projet porté par le prince héritier, mais aussi des attentes importantes qu’il ne faudra pas décevoir.
Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient