Asie – Trump 2.0, ou l'ère de la grande incertitude commerciale
- 14.11.2024
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En résumé
La réélection de Donald Trump n'est probablement pas une très bonne nouvelle pour l'Asie du Sud-Est. Les pays de la zone étaient sortis plutôt gagnants de son premier mandat, en profitant largement de la réorganisation des chaînes de valeur d'entreprises désireuses de baisser leur niveau de dépendance ou d'exposition à la Chine, qui concentrait l'essentiel des mesures tarifaires et non-tarifaires prises par les États-Unis.
Le second mandat s'annonce bien plus incertain. Les importations américaines en provenance de Chine se sont certes réduites depuis 2016, mais la place de la Chine dans le commerce mondial n'a pas fondamentalement changé. Les processus de production se sont en revanche rallongés et complexifiés, et passent maintenant par des pays tiers ou « rebond », qui sont dans la ligne de mire de Donald Trump.
Le déficit bilatéral américain vis-à-vis de la Chine a beau avoir diminué, passant de 419 milliards de dollars en 2018 à 279 milliards en 2023, le déficit total n'a pas vraiment connu la même trajectoire, et dépassait les 1 000 milliards de dollars en 2023, contre 870 milliards en 2018. Les pays asiatiques hors Chine occupent une place particulière dans ce tableau, car c'est par eux – et par le Mexique – que transite maintenant une grande partie des importations américaines.
Lors de sa campagne, Donald Trump a affiché ses intentions de manière assez claire en indiquant sa volonté : i/de continuer à cibler la Chine, toujours accusée de fausser les règles du commerce mondial ; ii/de réduire le déficit commercial américain ; iii/de sanctionner les pays de contournement, exportant vers les États-Unis mais dépendant des consommations intermédiaires chinoises. Pour l'aider dans ses objectifs, il dispose de plusieurs leviers qui pourraient être actionnés avec plus ou moins de certitude et de réussite.
Le plus certain : la hausse des droits de douane
Il s'agit d'une promesse de campagne de Trump, qui a indiqué souhaiter augmenter les droits de douane sur l'ensemble des importations américaines. D'abord annoncée à 10%, la hausse des droits supplémentaires pourrait finalement être portée à 20%, et à 60% pour les importations en provenance de Chine. Une mesure qui, si elle est appliquée de manière équivalente à l'ensemble des pays devrait d'abord pénaliser les consommateurs américains, qui avaient absorbé l'essentiel des hausses des droits de douane sur les produits chinois entre 2016 et 2018. Cette fois-ci, Donald Trump a promis que ce serait bien les « entreprises étrangères » qui supporteraient ces hausses, sans que l'on ne sache vraiment comment il pourrait les contraindre à baisser leurs prix et donc leurs marges pour intégrer la hausse des tarifs.
Pour autant, il semble peu probable que les pays d'Asie soient tous logés à la même enseigne. Parmi eux, deux (la Corée du Sud et Singapour) ont signé un traité de libre-échange avec les États-Unis. Pour ces derniers, de surcroît alliés des États-Unis, le niveau des droits de douane est presque nul, même pour les produits habituellement les plus taxés (produits agricoles et produits technologiques à forte valeur ajoutée).
La Corée du Sud, qui a vu ses exportations vers les États-Unis augmenter en valeur (de 70 Mds à 116 Mds $ entre 2016 et 2023) et en part de marché (de 3,2% à 4,2% sur la même période), au point que le pays est devenu son premier client devant la Chine, aurait beaucoup à perdre d'une dénonciation de cet accord de libre-échange. Cette menace pourrait inciter les entreprises coréennes, en particulier des secteurs de l'automobile et des semi-conducteurs, à intensifier leur développement et leur présence aux États-Unis, à l'image de ce que les constructeurs japonais avaient été forcés de faire dans les années 1980 pour continuer de vendre leurs véhicules sur le sol américain.
Le coût politique d'une telle décision serait cependant lourd : la Corée du Sud s'est fortement rapprochée des États-Unis depuis l'élection du président Yoon Suk-yeol en 2022, plus hostile à la Chine que son prédécesseur Moon. Un accord de coopération trilatérale, sécuritaire et économique avait même été signé avec le Japon en 2023. La Corée du Sud s'inquiète d'une éventuelle volonté de Trump de renouer le dialogue avec la Corée du Nord, comme il l'avait fait en 2019 et d'augmenter la contribution coréenne au stationnement de troupes américaines sur son territoire. Dans ce contexte, l'arme commerciale pourrait être utilisée comme monnaie d'échange.
Le risque pour le reste de la zone serait de voir les pays rentrer en concurrence pour obtenir le meilleur deal, au lieu de défendre des intérêts communs, par exemple en négociant au niveau de l'Asean (Birmanie, Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Thaïlande, Vietnam).
Si l'objectif principal est de réduire le déficit commercial américain, les États-Unis pourraient également négocier au cas par cas des accords du même type que celui qui avait été signé avec la Chine en 2020. Les pays signataires s'engageraient alors à augmenter leurs importations depuis les États-Unis. Une stratégie généralement peu payante : la signature de l'Accord Phase-1 en 2020 n'a ainsi entraîné qu'une hausse très marginale des exportations américaines vers la Chine, qui sont passées de 125 Mds de dollars en 2020 à 148 Mds en 2023, très loin des promesses de la Chine qui s'était engagée à augmenter de 200 Mds de dollars sur deux ans ses importations depuis les États-Unis. Pas sûr donc que l'administration Trump 2 se laisse de nouveau convaincre par des accords de ce type, même si les pays d'Asie (hors Chine et Japon) sont encore des débouchés très mineurs pour les États-Unis.
Le plus nocif : le contrôle du contenu en valeur ajoutée
La montée des tensions commerciales sino-américaines s'était accompagnée entre 2016 et 2020 d'une forte hausse des droits de douane, qui n'ont jamais été remis en question, ni après la signature de l'Accord Phase-1, ni par l'administration Biden. Cette dernière a même poursuivi cette politique en intégrant de nouvelles hausses de droits de douane sur des produits emblématiques (acier et aluminium, batteries, véhicules électriques, panneaux solaires). Rare sujet de consensus entre démocrates et républicains, il y a peu de doute sur le fait que la Chine va continuer à faire l'objet de mesures de rétorsion de la part des États-Unis.
Jusqu'ici, cela avait plutôt fait les affaires du reste de l'Asie. Les économies de la zone avaient ainsi tenté de se positionner dans certains secteurs stratégiques, notamment ceux pour lesquels la dépendance des États-Unis vis-à-vis de la Chine était la plus forte, afin d'attirer des entreprises soucieuses d'échapper aux droits de douane et autres sanctions éventuelles. La part des pays d'Asie (hors Japon et Chine) dans les importations américaines est ainsi passée de 14 à 20% entre 2016 et 2023, mais est surpondérée dans le déficit commercial américain (30% du déficit total).
Le Vietnam, en particulier, était apparu comme le grand gagnant de cette recomposition : sa part dans les importations américaines est passée de 1,9% à 3,7% entre 2016 et 2023, et son excédent bilatéral vis-à-vis des États-Unis a triplé, de 32 à 104 Mds de dollars sur la même période. Problème : cette réorganisation des chaînes de valeur n'en est pas vraiment une, car le contenu en valeur ajoutée chinoise est resté sensiblement le même. Les importations du Vietnam depuis la Chine ont ainsi connu la même trajectoire que celles des États-Unis depuis le Vietnam. Elles se concentrent pour l'essentiel dans les mêmes secteurs, en particulier celui des appareils électroniques (téléphone, tablette, écran) pour lesquels le Vietnam est devenu un producteur, ou plutôt un assembleur majeur. Seuls des secteurs nécessitant moins de valeur ajoutée et de consommations intermédiaires (textile et meubles) échappent à la dépendance chinoise.
Les États-Unis perçoivent donc de plus en plus le Vietnam comme une porte d'entrée détournée des biens chinois aux États-Unis. Plus que les autres, le pays pourrait donc se retrouver sur la liste noire de Donald Trump et subir des pressions pour diminuer ses consommations intermédiaires chinoises, sous peine de se voir imposer des restrictions ou des droits de douane supplémentaires. Dans les faits, ce genre de politique de contrôle est très difficile à mettre en place. La complexité des chaînes de valeur fait que les entreprises sont souvent incapables de remonter au-delà d'un ou deux niveaux de sous-traitance. Et surtout, qui contrôlerait ce contenu en importation ? Et ce contrôle aurait-il lieu au niveau des douanes américaines (qui n'ont pas du tout le personnel suffisant pour le faire) ou bien au niveau des entreprises, avec un dispositif de licences ? Mais là encore, qui surveillerait vraiment, et sur toute l'étendue de la chaîne ?
Le plus discrétionnaire : l'inscription sur la liste des manipulateurs de devises
Une autre opportunité que pourrait saisir Donald Trump pour mettre en place sa politique protectionniste est la désignation de pays « manipulateurs de devises » (currency manipulator). Bien qu'elle n'entraîne pas automatiquement de sanctions, cette désignation offre la possibilité aux États-Unis de prendre des mesures pour corriger un excédent commercial d'un pays tiers jugé excessif, sans enfreindre les règles de l'OMC. Historiquement, des négociations entre les États-Unis et le pays visé, parfois avec l'intervention du FMI, ont suffi à résoudre ces différends.
Le département du Trésor américain applique cette désignation aux pays se livrant à des pratiques monétaires jugées déloyales car leur conférant un avantage commercial et creusant le déficit commercial américain. Un pays est considéré comme manipulateur de devises s'il remplit trois critères : i/ un excédent commercial avec les États-Unis supérieur à 15 Mds USD ; ii/ un excédent de la balance courante dépassant 3% du PIB ; iii/ des interventions sur le marché des changes excédant 2% du PIB sur au moins huit des douze derniers mois. D'autres facteurs, tels que la politique monétaire, le contrôle des capitaux ou la transparence des données, peuvent également être invoqués par le gouvernement américain pour justifier la désignation de currency manipulator. En fait, la décision finale s'avère assez discrétionnaire et un pays peut être qualifié de manipulateur de devises sans nécessairement remplir les trois critères, comme ce fut le cas pour l'Inde en 2017. La raison invoquée était alors la « politique de change discutable » du gouvernement de Modi. Actuellement, aucun pays n'est officiellement sur la liste des currency manipulator, actualisée deux fois par an par le département du Trésor. Toutefois, six pays d'Asie figurent parmi les sept présents sur la liste de surveillance (monitoring list) : la Chine, le Japon, Taïwan, la Malaisie, Singapour, le Vietnam. La liste regroupe les pays cumulant deux des trois critères présentés précédemment. En outre, tout pays qui représente une part disproportionnée du déficit commercial des États-Unis aux yeux du Trésor peut intégrer cette liste.
Parmi les pays d'Asie du Sud-Est sur la liste de surveillance, seuls le Vietnam et Singapour cumulent deux des trois critères. Le Vietnam est particulièrement vulnérable en raison d'un excédent bilatéral de 113 milliards de dollars sur les quatre derniers trimestres et d'un excédent courant représentant 5,8% de son PIB. Singapour, avec un déficit bilatéral important vis-à-vis des États-Unis (-4 Mds USD), semble moins exposé à la menace protectionniste américaine. Enfin, la Malaisie et la Thaïlande ont un excédent commercial important vis-à-vis des États-Unis, respectivement 24 Mds USD et 41 Mds USD, mais seule la Malaisie est sur la liste de surveillance. Ces deux pays ont pu toutefois connaître par le passé des niveaux d'excédents courants plus élevés. La Malaisie semble cependant plus à risque que la Thaïlande car elle tire son excédent principalement de ses exportations de biens et non de services comme la Thaïlande (le tourisme comptant comme une exportation de services).
La loi de 1988 relative aux currency manipulator ne prévoit pas de mesures précises, mais elle légitime une hausse de droits de douanes, un contrôle du contenu importé en valeur ajoutée ou encore une exclusion des entreprises du pays des appels d'offre en provenance des États-Unis. Elle pourrait être facilement utilisée par les États-Unis pour contraindre certains pays d'Asie à revoir leurs pratiques commerciales. Dans la zone, le Vietnam et la Malaisie semblent les deux pays les plus exposés à ce risque.
Notre opinion – Avec le retour de Donal Trump à la Maison Blanche vient aussi celui de l'incertitude commerciale. La hausse des droits de douane est une promesse de campagne sur laquelle il sera peut-être difficile de revenir, surtout si Trump veut négocier en position de force avec des pays d'Asie (hors Chine) devenus commercialement plus dépendants des États-Unis. Mais le président élu a aussi mené toute sa campagne sur le thème de la lutte contre l'inflation. Or, toutes les études économiques montrent que ce sont bien les ménages américains qui ont absorbé l'essentiel de la hausse des droits imposés à la Chine entre 2016 et 2020. Appliquée totalement, la hausse des droits promise pourrait coûter jusqu'à 2 600 dollars au ménage américain moyen (1), dans un jeu à somme nulle ou négative qui pourrait ne pas connaître de fin. Une contradiction de plus qui ne devrait pas faire reculer un Trump galvanisé par sa large élection.
Si le temps de la naïveté et de la « mondialisation heureuse » est effectivement terminé, cette dernière ayant contribué à détruire nombre d'emplois dans des secteurs et régions américaines s'étant tourné vers un vote Trump, la hausse des droits de douane ne résoudra pas le problème de l'emploi industriel aux États-Unis. On l'a vu, les tarifs imposés à la Chine n'ont pas provoqué de relocalisations massives d'entreprises aux États-Unis, ni même changé fondamentalement la place de la Chine dans le commerce mondial. Ils seraient en revanche un coup dur pour les autres économies asiatiques, qui y ont vu une opportunité de s'insérer plus vite dans le jeu mondial et ont adapté leur modèle en conséquence : du Vietnam à la Malaisie, des millions d'emplois, des infrastructures, des lignes de production sont en jeu. Le temps de la négociation pourrait s'avérer difficile, tant le rapport de force est déséquilibré sur le papier. Mais les pays d'Asie ne devront alors pas oublier que les voies de substitution aux produits qu'ils exportent ne sont pas évidentes, et qu'ils alimentent à prix compétitif les besoins et les envies des ménages américains qui n'ont aucune intention de renoncer à la société de consommation. Ne pas oublier enfin que l'État américain lui-même compte aussi sur eux pour financer une dette et des déficits jumeaux qui n'ont cessé de se creuser.
1/ Selon une étude du PIIE : Trump's bigger tariff proposals would cost the typical American household over $2,600 a year | PIIE
Article publié le 8 novembre 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine
Si le temps de la naïveté et de la « mondialisation heureuse » est effectivement terminé, cette dernière ayant contribué à détruire nombre d'emplois dans des secteurs et régions américaines s'étant tourné vers un vote Trump, la hausse des droits de douane ne résoudra pas le problème de l'emploi industriel aux États-Unis.
Sophie WIEVIORKA, Economiste - Asie (hors Japon)