Émirats arabes unis - Les défis du fédéralisme fiscal pour le pilotage stratégique de l'économie
- 26.11.2024
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En résumé
Avec un régime de change fixé sur le dollar, l'outil monétaire est de fait limité aux Émirats. Cela donne toute son importance à la politique fiscale, qui est donc le levier principal de pilotage et de stabilisation macro-économique pour les autorités. Mais à cela, il faut ajouter une contrainte, commune aux États rentiers du Golfe : celle de réconcilier les objectifs stratégiques de long-terme avec la gestion de la forte volatilité des revenus budgétaires, largement tributaires de la rente pétro-gazière. Cela demande avant tout de définir des objectifs de long terme clairs – les grandes orientations et les priorités : c'est la colonne vertébrale de la conduite des politiques publiques, le premier maillon pour découpler la politique fiscale de l'aléa des prix des hydrocarbures et éviter la procyclicité. C'est-à-dire de systématiser, à travers des règles fiscales claires, le choix de ce que l'on alloue au soutien de la conjoncture, et ce que l'on met de côté pour le futur, et l'annoncer pour fixer les anticipations. De cela découle alors la construction d'une politique fiscale de moyen terme, comme outil au service de ces objectifs. Enfin, la dernière étape, mais pas des moindres : il faut convertir cette politique en budgets annuels, ce qui demande de fortes compétences de l'administration en termes de projection et de stress de variables macro-économiques, dans un contexte marqué par l'incertitude.
Voilà la feuille de route. On la retrouve de manière récurrente dans les conseils du FMI, qui promeut systématiquement le principe du « MTFF » (Medium Term Fiscal Framework) – le jargon institutionnel pour décrire ce qui vient d'être énoncé : c'est-à-dire, l'ancrage de la politique fiscale dans une stratégie de moyen terme. La question n'est pas forcément apparue prioritaire dans les périodes d'abondance de la rente. Mais elle est devenue plus centrale après 2009, lorsqu'il est apparu que la procyclicité des politiques fiscales avaient créé des déséquilibres, qui avaient entraîné l'Émirat de Dubaï dans de graves difficultés financières. Au-delà de cet aspect, il s'agit aussi désormais de commencer à construire la transition vers l'après-pétrole, qui demande de se projeter dans des horizons beaucoup plus éloignés (en ligne avec les objectifs du Centenaire 2071(1)), de développer la profondeur stratégique des politiques publiques.
On peut dire que les Émirats ont largement amélioré les outils et le cadre institutionnel de la politique fiscale depuis 2009. Malgré tout, infuser une orientation stratégique dans la gestion budgétaire se heurte à une difficulté : celle du fédéralisme fiscal très marqué du pays, dans un contexte de répartition inégale des ressources entre les différents émirats. Cela mérite donc de s'y intéresser pour mieux appréhender les problématiques de pilotage économique.
La tradition institutionnelle de la décentralisation
Les EAU sont légalement organisés comme une confédération de sept Émirats. Cette organisation repose sur un ancrage historique fort, puisque le pays ne s'est établi sous sa forme actuelle qu'en 1971 à travers une constitution proposant un compromis entre les volontés divergentes d'intégration ou d'autonomie des différents émirats. Il en résulte que, comparé à d'autres modèles fédéraux, les EAU sont plus à appréhender comme une confédération, une union d'États souverains égaux qui conservent leur propre statut international et un grand degré d'autonomie dans les affaires économiques (2). De manière concrète, la Constitution confère des champs de compétence à l'État fédéral, et tout ce qui n'y est pas explicitement cité reste alors sous l'autorité des émirats. Ainsi l'État fédéral est notamment en charge des affaires étrangères, des questions de nationalité et de l'immigration, de la santé publique, des services de communication (poste, téléphone…), ou encore de la sécurité et de la défense... C'est aussi ce qui définit le périmètre fiscal de chaque gouvernement.
Un acteur fédéral de politique fiscale aux moyens limités
Au niveau de l'État fédéral, le périmètre du budget est limité – il représente environ 15% des dépenses publiques émiriennes (et environ 4% du PIB) en 2023. C'est, selon le FMI, le niveau de décentralisation fiscale le plus élevé au monde (3). De plus, la compétence fiscale de l'État fédéral en matière de défense et sécurité, est en fait largement déléguée à Abu Dhabi, qui en prend la charge, et joue donc, de fait, un rôle proche d'État central sur certains périmètres. En marge de cela, chaque émirat gère son propre budget.
Par ailleurs, l'autonomie du gouvernement central est limitée par l'exiguïté de ses ressources propres. Celles-ci reposent principalement sur les dividendes et redevances issues des investissements du fonds souverain fédéral (Emirates Investment Authorities, EIA), créé en 2007, et en particulier de l'entreprise nationale de télécommunication Etisalat, dont le fonds détient 60% des parts. Les ressources propres ont néanmoins été récemment augmentées avec l'introduction de la TVA en 2018 et de l'impôt sur les sociétés en 2023, desquels l'État fédéral retient une part. Malgré tout, chaque émirat garde la propriété et la gestion de ses ressources (notamment pétro-gazières pour Abu Dhabi) et d'une bonne partie des impôts prélevés sur son territoire. L'État fédéral dépend donc, pour partie, des contributions à son budget des Émirats de Dubaï et Abu Dhabi.
Processus budgétaire en système fiscal décentralisé
Ces dernières années, les gouvernements (fédéral et locaux) ont renforcé leurs outils et cadres institutionnels de planification fiscale à moyen terme. Le gouvernement fédéral et les gouvernements d'Abu Dhabi et Dubaï ont notamment adopté les fameux MTFFs, chers au FMI, qui informent leurs politiques fiscales. Mais ces exercices ne sont pas intégrés de la même manière dans le processus budgétaire, couvrent des périodes différentes, et n'ont pas les mêmes pratiques de transparence et publication.
Cela contraint donc le pilotage économique et stratégique, au niveau national, par l'outil budgétaire, et nuit également à la visibilité et la transparence des comptes publiques. Et cela d'autant plus que légalement, il n'y aucune obligation pour un émirat de contribuer au soutien budgétaire d'un autre. Il faut ajouter à cela la complexité de la gestion des flux de trésorerie, créée par la fongibilité des ressources des différents gouvernements avec celles de leurs fonds souverains (EIA, Mubadala, ADIA, ICD) et entreprises publiques (dont la dette était estimée à 32% du PIB en 2020 par le FMI(4)).
La coordination de la politique budgétaire est de plus en plus au centre des réformes fiscales du pays. Une entité de coordination a été créée au niveau du ministère des Finances fédéral. Elle publie d'ailleurs désormais des documents fiscaux consolidés. Malgré tout, les outils de convergence de la planification fiscale sont encore manquants. Ainsi, le FMI a conclu sa dernière mission consultative de l'économie émirienne (mai 2024) par une nouvelle recommandation de coordination renforcée des politiques fiscales. L'institution recommande notamment de mettre en place une stratégie budgétaire à moyen terme au niveau national, avec la participation de l'ensemble de unités fiscales. Celle-ci permettrait de dessiner des objectifs fiscaux consolidés.
Fédéralisme ou intégration : un nouveau compromis à trouver entre tradition et profondeur stratégique
Étant donnée l'assise historique, légale (constitutionnelle), institutionnelle et traditionnelle de l'organisation du pays en confédération (garant d'une forme d'égalité et de conservation de l'individualité des différents émirats), un système fiscal décentralisé semble toujours pertinent. On trouve d'ailleurs, dans la littérature économique, beaucoup d'études en faveur de la décentralisation fiscale pour améliorer l'efficacité de l'action publique. Mais le pays arrive aujourd'hui à un croisement, où la tradition institutionnelle rencontre, à contre-sens, la volonté de placer la planification économique et stratégique sur le temps long, le « Forward thinking leadership » que le pays ambitionne. À ce stade, le manque de coordination de l'outil fiscal est un obstacle majeur, car il limite la possibilité de penser de manière cohérente la mobilisation des ressources vers des objectifs communs, tout en offrant une visibilité sur ce que cela implique en termes d'équilibres des comptes publics (au sens large, consolidant aussi les entreprises publiques, et clarifiant les transferts avec les fonds souverains).
Notre opinion – Les Émirats arabes unis se sont construits institutionnellement comme une confédération d'États souverains, laissant un grand degré d'autonomie à chaque émirat dans les affaires économiques. De cela dérive un niveau de décentralisation fiscal, qui, selon le FMI, est le plus élevé au monde. Cette organisation contraint cependant l'outil budgétaire comme instrument de politique publique au niveau national, dans un contexte où le peg de la monnaie locale sur le dollar limite déjà l'outil monétaire. Or, le pays arrive à un croisement où un nouvel équilibre institutionnel est peut-être à trouver pour agrandir l'horizon de la planification stratégique et offrir au pays une « vision » sur le temps long. Un enjeu majeur est donc d'accroître la coordination des politiques locales et fédérales. Mais à quel moment la coordination entraîne-t-elle, de fait, une plus grande intégration, contre la tradition institutionnelle du pays ? Il y a donc certainement un nouveau compromis à construire, pour le pays, entre autonomie locale et cohérence stratégique globale.
Par ailleurs, une autre question se pose : celle du soutien d'Abu Dhabi aux autres émirats – bien qu'elle ne soit pas explicite, c'est l'hypothèse de base de l'évaluation des agences de notation pour le risque souverain consolidé. Mais jusqu'où s'étend-elle ? La limite reste encore floue. La crise de 2009 et les restructurations au niveau sous-souverain font partie de la mémoire des financiers et banquiers, et contraignent les financements étrangers au niveau local.
Article publié le 22 novembre 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine
(1) Les Émirats ont produit un document stratégique de long-terme : “UAE Centennial Plan 2071”, qui projette le pays à son centenaire (1971-2071).
(2) Policy Coordination in Fiscal Federalism: Drawing Lessons from the Dubai Debt Crisis, Serhan Cevik, FMI, 2011
(3) Selected issues, cr17219, juillet 2017, FMI
(4) 2021 Article IV Consultation, FMI, février 2022
Les Émirats arabes unis se sont construits institutionnellement comme une confédération d'États souverains, laissant un grand degré d'autonomie à chaque émirat dans les affaires économiques. De cela dérive un niveau de décentralisation fiscal, qui, selon le FMI, est le plus élevé au monde. Cette organisation contraint cependant l'outil budgétaire comme instrument de politique publique au niveau national, dans un contexte où le peg de la monnaie locale sur le dollar limite déjà l'outil monétaire.
Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient