France – L'Insee met le paquet, avec des comptes nationaux "augmentés", une première
- 12.11.2024
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Force est de constater qu'à plusieurs égards, les indicateurs économiques classiques, à l'instar des comptes nationaux et de l'indicateur phare qu'est le produit intérieur brut (PIB), sont imparfaits. Ils ne prennent en effet pas en compte certaines dimensions pourtant essentielles, comme la répartition sur le plan social, d'autres dimensions (non monétaires) du bien-être, ou les conséquences de l'activité économique sur l'environnement et le climat. Les enjeux des "comptes nationaux augmentés" sont donc assez clairs : venir compléter les indicateurs des comptes classiques pour les "augmenter" d'éléments complémentaires sur les inégalités, le bien-être, et la soutenabilité de notre modèle économique.
L'Insee présente ainsi pour la première fois des comptes nationaux augmentés pour la France (1). Ces comptes augmentés prennent la forme d'un bouquet de publications accompagnées de tableaux détaillés (2), que l'Insee devrait mettre à jour chaque année. Les émissions intérieures de gaz à effet de serre (GES) et l'empreinte carbone de la France sont analysées dans les "comptes carbone", et des comptes par catégorie de ménages permettent d'aborder la dimension sociale. Des indicateurs synthétiques, permettant de croiser les différentes dimensions, sont aussi proposés à titre expérimental. Que faut-il en retenir ? Nous présentons ici quelques enseignements de ces comptes augmentés.
Les comptes carbone de l'Insee nous apprennent que les émissions résidentes de GES (c'est-à-dire celles émises sur le sol français) s'élèvent à 403 millions de tonnes équivalent CO2 (Mt CO2 éq) en 2023, soit une diminution de 31% par rapport à 1990. Cela représente 5,9 tonnes par personne. L'empreinte carbone, qui représente les émissions de GES induites par la demande finale intérieure française (biens et services consommés, qu'ils soient produits sur le territoire national ou importés, en excluant les émissions de GES associées aux exportations), elle, est plus élevée, à 644 Mt CO2 éq en 2023 (soit 9,4 tonnes par personne). Cette empreinte n'a par ailleurs baissé que de 13% par rapport à 1990, ce qui traduit une hausse de la part des importations, plus émettrices que la production domestique (5 fois plus intenses en GES en 2023). L'intensité en GES des importations se réduirait toutefois au même rythme que celle du PIB. Les comptes nationaux augmentés permettent en effet de mettre en évidence l'intensité en GES par euro du PIB, mais aussi de la demande finale, des importations et des exportations.
Les comptes carbone sont disponibles par type de GES, par origine géographique et activité des émissions, et par produits et secteurs institutionnels de la demande finale. Des comparaisons internationales sont aussi proposées par l'Insee et le service statistique du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, coproducteur des comptes carbone avec l'Insee (voir par exemple le graphique ci-après, produit à partir de ces données).
L'Insee propose un indicateur de produit intérieur et un indicateur d'épargne "ajustés" des désagréments environnementaux générés par l'activité économique, ces derniers étant mesurés par les émissions de GES. Cet ajustement des coûts implicites générés par les émissions de GES réduit le produit intérieur net de 4,1% par rapport à la mesure usuelle. L'épargne nette ajustée est pour sa part durablement négative (-133 Md€ en 2023), ce qui reflète un manque de soutenabilité de l'activité économique. Un "compteur GES" permet en outre d'évaluer l'écart à la trajectoire prévue de baisse des émissions (stratégie nationale bas carbone ou SNBC 2). Aussi surprenant que cela puisse paraître, la France serait en avance sur les cibles d'émissions depuis 2018 (de 123 Mt CO2 éq en cumul entre 2018 et 2023). À noter toutefois que cela ne prend en compte que les émissions de GES ayant lieu sur le territoire français ; or, comme signalé plus haut, le contenu en GES des exportations françaises est sensiblement plus faible que celui des importations. L'Insee propose également une évaluation du coût à venir de la décarbonation (929 Mds€ d'ici 2050), ainsi que des dommages déjà constitués, avec une "responsabilité climatique" estimée à 7 000 Mds€ depuis 1850 pour la France.
Les comptes nationaux par catégorie de ménages établissent pour leur part la répartition des revenus, de la consommation et de l'épargne selon les caractéristiques des ménages (niveau de vie, tranche d'âge, configuration familiale, diplôme, tranche d'unité urbaine, catégorie socioprofessionnelle, sexe). Ils permettent en outre de faire le bilan de la redistribution. En termes de consommation, celle-ci augmente sans surprise avec le niveau de vie des ménages : les 20% les plus aisés dépensent en moyenne 2,3 fois plus que les 20% les moins aisés (en 2022). Le taux d'épargne augmente lui aussi avec le niveau de vie, mais aussi avec le niveau de diplôme et la catégorie socioprofessionnelle. Les dépenses de consommation publique bénéficient par ailleurs à l'ensemble des ménages, mais davantage aux ménages les plus modestes.
Au niveau du revenu national, les revenus des entreprises et des administrations publiques peuvent être réalloués aux ménages pour obtenir les "revenus primaires élargis", que percevraient les ménages en l'absence de redistribution, et le comparer au "niveau de vie élargi" qui prend en compte les mécanismes de redistribution (transferts monétaires ou non). 57% des personnes bénéficieraient ainsi en France de la distribution élargie (personnes dont le niveau de vie élargi est supérieur à leur revenu primaire élargi). Par ailleurs, alors que le revenu primaire élargi des 10% des ménages les plus aisés est 24 fois supérieur à celui des 10% les plus modestes avant transferts sociaux, ce rapport tombe à 4 fois après transferts, soit une réduction très importante des inégalités. Les transferts monétaires et les services publics augmenteraient en outre de 16% le niveau de vie au milieu de l'échelle des revenus.
L'Insee compte publier dans les prochaines semaines un nouvel indicateur, dit de "croissance équilibrée", qui permettrait de donner autant d'importance aux individus, indépendamment de leur revenu. Dans les indicateurs traditionnels, l'évolution du revenu d'un ménage donné est en effet pondérée par son niveau de revenu.
(1) Voir notamment le dernier billet de blog de l'Insee : Croissance, soutenabilité climatique, redistribution : qu'apprend-on des "comptes augmentés" ? (insee.fr)
(2) Voir l'espace thématique : Comptes nationaux - L'économie française - Comptes et dossiers, Insee
Article publié le 8 novembre 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine
La publication des premiers comptes nationaux augmentés par l'Insee est un pas important vers l'inclusion nécessaire des questions environnementales et sociales dans l'analyse économique. Les indicateurs expérimentaux proposés sont évidemment soumis au débat et amenés à évoluer par la suite du fait des nombreuses hypothèses sur lesquelles ils reposent, mais ils fournissent des éclairages intéressants sur ces volets. Les comptes nationaux augmentés eux-mêmes pourraient évoluer à l'avenir afin d'intégrer d'autres dimensions liées à l'environnement au-delà des émissions de GES et du réchauffement climatique, comme les ressources naturelles et la biodiversité, ou d'autres types d'éléments comme les activités domestiques et le temps de loisir.
Marianne PICARD, Economiste - France, Belgique et Luxembourg