Moyen-Orient – Les États du Golfe ont-ils la bonne stratégie pour l’après-pétrole ?
- 19.11.2024
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En résumé
La question de la diversification de l’économie dans les États du Golfe sonne comme une ritournelle ancienne. Elle est en fait apparue presque simultanément à la rente pétrolière elle-même, face à la réalité des cycles et « super cycles » pétroliers. Mais selon le FMI : « cette fois, c’est différent ». Ce sont les mots d’introduction de l’institution dans un rapport récent (1), qui s’adresse aux acteurs politiques du Golfe, qu’elle met en garde : une conjonction de facteurs pousse l’économie mondiale dans une phase d’accélération de la transition énergétique. C’est donc d’un choc permanent sur la demande dont il est question. L’Agence internationale de l’énergie (IEA), quant à elle, vient de publier son rapport 2024, qui ne semble pas dissoner avec l’analyse du FMI. Elle y prévoit que la demande pour les énergies fossiles devrait atteindre son pic d’ici 2030, dans le scénario qui projette une continuité des politiques actuelles (2) (c’est-à-dire le scénario de l’IEA le moins favorable à la transition). Ce rapport met en avant trois tendances lourdes : l’amélioration de l’efficacité de l’utilisation de l’énergie, l’augmentation de la part des services dans l’économie mondiale et, surtout, l’accélération de la révolution des énergies renouvelables et des batteries.
Bien sûr, il y a de quoi être sceptique : alors que l’ouverture de la COP 29 sonne l’heure du bilan, que l’« après pétrole » nous semble loin ! Et ce scepticisme peut inciter des États rentiers à repousser l’effort de diversification de leurs économies. C’est vrai, le scénario de l’IEA est loin d’être certain, et il en existe bien d’autres, qui tous, pourraient maintenir les prix du pétrole élevés encore longtemps. Mais dans son rapport, le FMI défait les arguments qui tendraient à nier la nécessité évidente pour les États rentiers du Golfe d’engager immédiatement des réformes de diversification d’ampleur, sous des prétextes d’incertitude sur les scénarios de transition.
Pourquoi il n’est pas pertinent pour un décideur politique de spéculer sur les scénarios de transition
D’abord il n’y a pas besoin d’imaginer que le pétrole et le gaz ne soient plus utilisés dans de larges quantités pour que leur prix s’effondre. Pour le FMI, ces énergies pourraient devenir le nouveau charbon, dont le prix s’est effondré entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 alors que son utilisation continuait d’augmenter. C’est le simple effet de la perte du monopole, et son entrée en concurrence contre d’autres sources d’énergie, notamment pour le transport. Ensuite, et surtout, le FMI met en avant que la spéculation sur les scénarios de transition n’est pas la bonne approche pour les acteurs politiques du Golfe. Même une faible probabilité d’un choc sévère sur la demande de pétrole dans les deux décennies à venir appellerait à une réponse rapide et d’ampleur, compte tenu de la perte colossale de revenus que cela impliquerait pour les États rentiers du Golfe. C’est l’approche « expected loss » utilisée dans l’univers des risques, notamment dans les banques. À travers un petit modèle économique prenant l’hypothèse d’un acteur politique neutre au risque, le FMI montre que la seule justification pour ne pas s’engager immédiatement et massivement dans un effort de diversification serait une confiance presque absolue dans un scénario où la transition énergétique ne se matérialiserait pas avant trois ou quatre décennies. Et cela, car une politique industrielle prend des décennies à se construire.
Où en sont alors les États du Golfe dans leurs efforts de diversification ?
État des lieux de la dépendance des États du Golfe à la rente pétro-gazière
Sur les cinq dernières décennies, ils ont déployé des investissements importants (autour de 25% du PIB en moyenne sur la période), bien que la diversification n’en ait pas toujours été la cible. Mais depuis la chute des prix de 2014, chacun rivalise en annonces de réformes à travers des documents de visions et de stratégies de croissance. Cela ne s’est pourtant pas encore matérialisé en une claire diversification des économies et la dépendance à la rente reste élevée.
Ce qui est surtout frappant, c’est la dépendance des exportations au pétrole et gaz, qui reste quasi totale pour la plupart des États. Elle est aussi beaucoup plus parlante que la mesure de diversification à travers l’indicateur de PIB non-pétrolier. Celui-ci peut s’avérer trompeur, car il est gonflé par la demande que crée la manne domestique issue des exportations de pétrole pour les secteurs non-exportables (construction, services, immobilier…). Le FMI utilise la métaphore du « shopping mall » pour expliquer cela. Le centre commercial, presque un avatar des sociétés modernes du golfe, est construit avec de la main-d’œuvre étrangère – payée en dollars, qui partent immédiatement du pays par les transferts des travailleurs à leur famille – où les magasins offrent des produits presque exclusivement importés, eux-mêmes financés par les revenus d’exportation du pétrole. Quant aux clients, ils sont en général des nationaux payés à de hauts salaires dans le service public, financés par les revenus des exportations du pétrole… Alors qu’en est-il de ce type de « diversification » si le pétrole ne permet plus de financer cette boucle ? Cela pose la question de la « vraie diversification », et pour le FMI, c’est une évidence, c’est celle qui passe par le développement d’un tissu industriel orienté à l’exportation, capable de remplacer les exportations pétrolières. Ainsi, chaque activité qui reprend le schéma économique du « centre commercial », bien qu’elle puisse être très rentable, est une occasion manquée de construire la diversification.
Mais alors, pourquoi les investissements réalisés jusqu’ici n’ont-ils pas produit la diversification escomptée ?
Le défi de la diversification dans les États du Golfe : l’aubaine et la malédiction de la rente
Selon le FMI, il y a deux types de « défaillances » qui expliquent qu’un tissu industriel ne se développe pas : les défaillances du gouvernement, et les défaillances de marché. Or les premières sont quasi inexistantes dans le Golfe : les infrastructures physiques sont de très haute qualité, les barrières réglementaires aux affaires sont minimales (droits de douanes faibles, très grande flexibilité et compétitivité du marché du travail, facilité de créer une entreprise…), et la taxation est très avantageuse. Pour cela, la rente pétrolière est très clairement une aubaine. Mais cet environnement très pro-business, ne conduit pas les entreprises à se tourner vers les secteurs participant à la diversification des exportations. Cela tient aux défaillances de marché, qui sont naturellement très élevées dans les pays rentiers, par le mécanisme de la maladie hollandaise. C’est-à-dire que les revenus pétroliers créent une inflation de la demande interne qui implique une hausse des prix dans les secteurs non-exportables (immobilier, construction, divers services et activités d’importation) qui deviennent très profitables et peu exposés à la concurrence. En parallèle, les secteurs industriels exportables sont exposés à la concurrence internationale, dans laquelle ils sont désavantagés par une monnaie appréciée par les exportations pétrolières, et offrent un profil de risque-rendement bien moins favorable. Et cela, d’autant que les entreprises n’internalisent pas les externalités positives comme la diffusion de connaissance et la montée en compétence collective. Pour cela, la rente est une malédiction. Il en résulte, que l’économie hors pétrole ne monte pas en gamme, malgré des investissements importants.
Qu’est-ce que la « vraie » diversification ?
La rente pétro-gazière a permis aux gouvernements d’offrir à leur population un niveau de revenus élevés (souvent par le secteur public, qui recycle les revenus du pétrole). En cela, la rente est une aubaine. Mais, cela veut aussi dire que si la rente disparaît, il faut que les secteurs de substitution soient en mesure de générer un profil de revenus équivalent, pour ne pas voir s’effondrer le niveau de vie de la population et la consommation, qui nourrit la croissance « hors-pétrole » actuelle. En cela, la rente, qui crée un niveau de revenu difficilement substituable et forme par ailleurs une barrière naturelle à la diversification (par la maladie hollandaise) est une malédiction, car elle crée un risque économique et politique élevé lorsque, inévitablement, elle décline. Il faut donc nécessairement que la diversification se fasse au profit de secteurs de pointe, à forte teneur technologique et d’innovation, seuls à même de produire des revenus élevés, équivalents à ceux de la rente pétrolière. Et se positionner sur un marché à l’export est crucial pour avoir accès à de plus grands marchés (notamment pour les petits États du Golfe) dans des secteurs où il est impératif de produire à une certaine échelle pour absorber la R&D, et pour confronter les entreprises locales au niveau international afin de rester dans la course.
Quels sont alors les remèdes pour traiter la maladie hollandaise et survivre à « l’après-pétrole » ?
Pour corriger les défaillances de marché, les États doivent intervenir par des politiques incitatives. Mais la première étape est de choisir judicieusement les secteurs visés par la diversification, pour que l’intervention soit coordonnée et efficace. Bien que les visions et autres stratégies de diversification ne soient pas encore assez avancées pour en juger pleinement le succès, on peut questionner la concentration de l’investissement dans des projets immobiliers, de divertissement, de logistique, ou de tourisme : des secteurs à faible complexité, et pour beaucoup, non-exportables. Il faudrait au contraire planifier clairement quels secteurs devraient remplacer quelle part des exportations pétrolières.
L’Atlas de la complexité économique de l’Université d’Harvard propose de représenter la structure productive des pays sous forme de réseaux dont la densité indique la proximité des secteurs productifs, en termes de connaissances, de technologies et de techniques. Cela permet de visualiser vers quels secteurs un pays peut facilement se diversifier. Or, la problématique est que les pays rentiers du Golfe ont une structure de production peu « dense » : les industries exportables existantes n’ont pas de liens courts vers d’autres secteurs vecteurs de diversification. La recommandation d’Harvard, sur laquelle le FMI est aligné, est donc d’investir dans une industrie innovante éloignée du tissu existant, qui sera, par la suite, une base de diversification de proche en proche. Mais cela demande de se lancer dans un pari plus risqué et qui ne délivrera des résultats qu’à long terme. Dans l’intervalle, il faudrait peut-être même accepter que le transfert de capacités productives des secteurs traditionnels vers les secteurs innovants se fasse au détriment de la performance de la croissance hors-pétrole, dès lors un indicateur peu pertinent pour juger de la transition. On peut assimiler à cela à la course dans le numérique et l’intelligence artificielle de certains États du Golfe. Reste à savoir si les visions et nouveaux modèles de croissance déploient une cohérence et une part suffisante de l’investissement local en faveur de cette stratégie, pour offrir une transition réelle des économies vers l’après-pétrole.
Notre opinion – Les États rentiers du Golfe font face au risque croissant d’une accélération de la transition énergétique, qui pourrait entraîner une chute de leur rente. Ce risque se pose à un horizon, qui selon la perspective d’une banque ou d’une agence de notation serait appelé du long terme, mais qui est en réalité du court terme pour un décideur politique. Face à cela, les gouvernements rivalisent en annonces de réformes sous forme de documents de vision ou de stratégies de croissance. À ce stade, il est encore trop tôt pour juger de leurs succès, mais on peut tout de même s’interroger sur les politiques et les outils choisis pour aborder la question de la transition, ainsi que sur les bons indicateurs qu’il faut utiliser pour les évaluer. Bien sûr, ce n’est pas le seul enjeu pris en compte par les dirigeants pour façonner les stratégies à moyen terme (qui doivent plus largement intégrer les questions d’équilibres sociaux, sociétaux et politique, du rayonnement non-économique (soft-power), ou des considérations géopolitiques, par exemple). Mais dans le monde de l’après-pétrole, c’est bien l’enjeu déterminant qui risque de creuser de grandes divergences dans les trajectoires des États du Golfe, en faveur de ceux qui ont aujourd’hui la profondeur stratégique de construire les bases d’une « vraie » diversification.
(1) Call of Duty, Industrial Policy for the Post-Oil Era, FMI, mars 2024
(2) L’IEA présente des projections pour 3 scénarios : le Scénario STEPS = “Stated Policies Scenario, a scenario based on current policy settings”, la référence citée ici ; le scénario APS = “Announced Pledges Scenario”; et le scénario NZE = Net Zero Emissions by 2050 Scenario.
Article publié le 15 novembre 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine
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Les États rentiers du Golfe font face au risque croissant d’une accélération de la transition énergétique, qui pourrait entraîner une chute de leur rente. Ce risque se pose à un horizon, qui selon la perspective d’une banque ou d’une agence de notation serait appelé long terme, mais qui est en réalité du court terme pour un décideur politique. Face à cela, les gouvernements rivalisent en annonces de réformes sous forme de documents de vision ou de stratégies de croissance. À ce stade, il est encore trop tôt pour juger de leurs succès, mais on peut tout de même s’interroger sur les politiques et les outils choisis pour aborder la question de la transition, ainsi que sur les bons indicateurs qu’il faut utiliser pour les évaluer.
Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient