Bulgarie – Le pays avance-t-il sans gouvernement ?

Bulgarie – Le pays avance-t-il sans gouvernement ?

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En 2020 et 2021, la mobilisation de la rue en Bulgarie en faveur de l'État de droit et de la lutte contre la corruption a mis fin à la domination politique du GERB, parti de centre droit. De 2009 à 2021, sous l'égide de son chef Boïko Borissov, le GERB a gouverné la Bulgarie quasi sans interruption, tandis que l'opposition se structurait autour du parti socialiste (BSB). Le GERB avait pris l'habitude de régler les crises politiques en convoquant des élections anticipées qui ramenaient à chaque fois le parti et son leader au pouvoir, souvent avec le soutien de plus petites formations politiques. La troisième mandature de B. Borissov déjà entachée de plusieurs affaires de corruption, a pris un tournant en juillet 2020 en raison d'un scandale ayant trait à la privatisation de la côte de la mer Noire par de riches personnalités politiques. Le président et opposant politique de B. Borissov, Roumen Radev a pris part à la controverse en appelant à moins d'impunité pour les oligarques proches du pouvoir. Quelques jours plus tard, le bureau de la présidence était perquisitionné et des collaborateurs du président arrêtés. Ces actions, perçues comme des représailles à l'encontre de la présidence par le bureau du procureur général (Ivan Geshev), ont déclenché une vague de manifestations qui dureront plusieurs mois et aboutiront à la démission du Premier ministre, à la suite d'une motion de censure en avril 2021.

Depuis ces manifestations, le système politique bulgare n'arrive pas à retrouver d'équilibre. En effet, de cette mobilisation sont nés plusieurs nouveaux partis qui entendent porter la lutte contre la corruption au parlement, tandis que le GERB est sorti affaibli de cette séquence. Il en résulte un paysage politique fragmenté : le PP-DB, nouveau parti réformateur prônant la lutte contre la corruption, est devenu avec le GERB le principal parti politique. Néanmoins, les deux formations peinent depuis 2021 à réunir chacune plus de 25% des voix. De fait, de nombreux partis d'inspiration populiste, de gauche ou de droite, ont également fait leur apparition. Conséquence de cette fragmentation, les Bulgares ont été appelés aux urnes pour élire une nouvelle Assemblée en avril, juillet et novembre 2021, en octobre 2022, en avril 2023 et en juin 2024. Face au nouvel échec de cette dernière Assemblée à former un gouvernement, ils voteront fin octobre pour la 7e fois depuis 2021. 

Le système parlementaire est paralysé par l'absence de terrain d'entente entre les partis. Bien que le GERB et le PP-DB soient deux formations de centre droit, plutôt euro-atlantistes et opposées au président R. Radev, elles ne parviennent pas à collaborer en raison du mandat électoral reçu par le PP-DB pour combattre la corruption qui a eu cours sous le mandat du GERB. Les deux partis ont un temps tenté de coexister grâce à un système de gouvernement par rotation (que les deux formations refusaient de nommer « coalition ») mais la formule n'aura tenu qu'entre juin et mars 2023 et aura eu un coût politique important pour le PP-DB. Il perd 10 sièges aux élections suivantes (l'Assemblée nationale bulgare compte 240 sièges). 

Un seul champ de collaboration est apparu entre PP-DB, le GERB et le DPS, le parti de la minorité turque, en faveur d'une réforme de la constitution adoptée par plus des deux tiers du parlement en décembre 2023. En effet, dans un contexte d'instabilité électorale chronique, ces partis voyaient d'un mauvais œil le rôle croissant joué par la présidence. Celle-ci disposait d'une grande latitude pour nommer des gouvernements intérimaires et de peu d'encadrement en ce qui concerne les délais de nomination des partis chargés de former une majorité. De facto, le régime politique bulgare est en train de se présidentialiser en raison de la fragmentation législative. Cette réforme vient donc encadrer les pouvoirs du président, ainsi que le poste de procureur général, qui se trouve bien souvent au cœur des scandales de corruption.    

Dans ce contexte de paralysie politique, la Bulgarie tente malgré tout d'avancer vers trois objectifs macro-économiques partagés par les principaux partis. 

Sofia entend adopter prochainement l'euro. Alors que la crise politique actuelle débutait tout juste, en juillet 2020, la Bulgarie a rejoint l'ERM II, le mécanisme visant à préparer à l'entrée dans l'euro. Afin d'adopter la monnaie commune, le pays doit remplir 4 critères. Dans son rapport sur la convergence des économies candidates à l'eurozone, de juin 2024, la Commission européenne estime que Sofia remplit le critère règlementaire, notamment grâce à de récentes règles protégeant l'indépendance de la Banque centrale. La Bulgarie respecte également le critère fiscal, puisqu'en dépit de la crise énergétique, le déficit public a été ramené à 2,9% du PIB en 2022 et 1,9% en 2023 (attendu à 2,8% en 2024). La dette publique, quant à elle, reste particulièrement basse à 23,1% du PIB en 2023. La Commission estime qu'elle devrait augmenter de 10 points dans les dix prochaines années, ce qui demeure dans la fourchette basse au sein de l'UE. En rejoignant l'ERM II, la Bulgarie respecte de facto le critère de stabilité du taux de change du lev à l'égard de l'euro. De plus, les réserves internationales de la Banque centrale bulgare, nécessaires pour maintenir ce peg, sont saines et en hausse en 2023, à 42 Mds EUR, soit 45% du PIB. Enfin, malgré la hausse significative des taux longs des pays européens, et le différentiel d'inflation important que connaît la Bulgarie par rapport au reste de la zone (1)le taux de financement à long terme du gouvernement bulgare demeure en dessous de la valeur de référence nécessaire à la validation de ce critère. 

C'est donc bien le seul critère de stabilité des prix qui pose encore un problème à la Bulgarie. À l'occasion des trois derniers rapports de convergence, la moyenne d'inflation sur 12 mois était supérieure à la valeur de référence (2). Début 2024, l'inflation bulgare dépassait encore ce critère d'un point de pourcentage. Selon les prévisions de la Commission, cet écart devrait se refermer fin 2024, début 2025. Cela permettrait à Sofia d'envisager une accession en janvier 2025. Néanmoins, faute de gouvernement, la date de janvier 2026 paraît aujourd'hui plus probable. 

Pour l'instant, les forces politiques favorables à l'adoption de l'euro demeurent majoritaires, comme le montre le rejet par deux fois au Parlement de propositions de référendum qui auraient permis de bloquer l'adoption de la monnaie commune (en juin 2023 puis septembre 2024). Cependant, les forces politiques opposées à l'euro bénéficient d'une dynamique favorable dans les sondages et ont vu leurs scores s'améliorer régulièrement depuis 2021. Elles pourraient encore progresser lors de l'élection de fin octobre. 

La pleine accession à l'espace Schengen demeure un objectif pour Sofia malgré la difficulté à trouver un accord politique. Depuis le 31 mars 2024, la Bulgarie, au côté de la Roumanie, est devenue officiellement membre de l'espace Schengen. Néanmoins, cette décision ne concerne que les frontières maritimes et aériennes du pays tandis que la décision sur les frontières terrestres a été reportée sine die. Depuis 2011, Bulgarie et Roumanie remplissent les critères d'accession selon la Commission européenne. C'est le veto autrichien, motivé par des craintes sur l'immigration, qui a empêché ces deux pays d'accéder pleinement à la zone de libre circulation. La victoire du parti d'extrême droite FPÖ aux élections législatives autrichiennes de septembre 2024 pourrait donc allonger encore l'attente de ces deux pays, alors que l'espoir de pouvoir trouver un accord politique dès 2024 demeurait jusqu'alors. 

La Bulgarie doit saisir l'opportunité que constitue le plan de relance européen pour investir dans son économie. Pourtant, l'instabilité politique menace la capacité d'absorption de fonds européens du pays. Notamment, les 6,2 Mds EUR alloués à Sofia par la facilité pour la reprise et la résilience (FRR) sont conditionnés à la mise en place des réformes prévues par le plan national de relance et de résilience (PNRR). La Bulgarie a jusqu'en août 2026 pour effectuer les demandes de déboursement une fois les réformes nécessaires adoptées. Un premier versement pour un montant de 1,4 Md EUR a été approuvé en mai 2022 et Sofia a effectué la demande pour un deuxième versement de 724 millions EUR en octobre 2023. Un an après, cette demande n'a toujours pas abouti car la Commission estime que le pays n'a pas réalisé les réformes nécessaires. Dans les faits, des réformes encadrant la sortie du charbon sont bloquées au Parlement, empêchant l'avancement du PNRR bulgare.

Notre opinion

Les manifestations de 2020-2021 en Bulgarie ont engendré de fortes attentes en matière de lutte contre la corruption, contre le crime organisé et en faveur de l'État de droit. Bien que ces attentes se soient matérialisées électoralement par l'apparition de nouveaux partis au Parlement, le système politique bulgare n'a pas encore réussi à intégrer cette nouvelle donne. Aujourd'hui, le risque est que le champ politique soit entré dans un cycle de fragmentation qui mettra longtemps à se stabiliser. La baisse de la confiance de la population vis-à-vis des institutions du pays pourrait être la séquelle la plus durable et profonde de cette séquence politique, alors même que cette confiance est déjà particulièrement basse (seulement 19% de la population bulgare a confiance dans son gouvernement contre 33% en moyenne dans l'UE). 

Les attentes des manifestants étaient également fortes envers l'Union européenne pour qu'elle joue son rôle d'ancrage de l'État de droit. La part des Bulgares ayant « plutôt confiance » dans l'UE a effectivement baissé depuis 2020, de 60% à 52%, bien qu'il soit difficile d'isoler l'impact de la crise politique bulgare des effets de la crise géopolitique en Ukraine. Mais il est à noter que cette confiance reste néanmoins très au-dessus de celle adressée aux institutions nationales (2,7 fois plus de Bulgares donnent leur confiance à l'UE qu'à leur gouvernement, soit l'écart le plus élevé dans l'UE). Indirectement, l'UE joue donc tout de même ce rôle d'ancrage politique qui fait partie de sa promesse.

Pour le moment, même en l'absence de gouvernement stable, la Bulgarie continue de suivre une trajectoire claire d'intégration européenne. Si le pays parvient enfin à adopter l'euro, alors l'appartenance à l'eurozone viendra, avec le niveau de dette faible, constituer un pilier fort de la perception de l'économie bulgare par les marchés et les agences de notation, sans pour autant régler les manquements institutionnels bulgares. La notation du pays devrait donc mécaniquement s'améliorer dans les années à venir. Pour autant, cela ne devrait pas empêcher la prise en compte du risque que représente la fragmentation politique (blocage des institutions ou désalignement vis-à-vis de l'UE). 


(1) L'inflation en 2023 était de 8,6% en Bulgarie, contre 5,4% dans la zone euro. En 2024, elle est attendue à 3,1% contre 2,5% par la Commission européenne. 
(2) Moyenne de l'inflation sur 12 mois de l'Italie, des Pays-Bas et de la Lettonie + 1,5 pp.


Article publié le 18 octobre 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine