Émirats arabes unis – L'invention du « libéralisme stratégique » ?

Émirats arabes unis – L'invention du « libéralisme stratégique » ?

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Alors qu'une multiplication d'événements (crises politiques européennes et américaines, Covid-19, guerre en Ukraine, guerres commerciales…) impose une réflexion profonde, en Occident, sur les limites de la mondialisation libérale, les Émirats arabes unis font le pari, à contrecourant, de l'ouverture et d'une économie toujours plus intégrée aux chaînes de valeurs mondiales.

À première vue, cela ne détonne pas avec la tradition du pays des caravanes marchandes, qui est devenu l'un des hubs logistiques les plus importants au monde et, de fait, un acteur incontournable du commerce international. Mais cette politique libérale s'est jusqu'ici principalement construite par la projection de l'économie et de la puissance pétrolière émiriennes vers l'extérieur, tout en conservant un grand contrôle sur son économie intérieure et sur sa population. Cela se manifeste notamment à travers des codes de l'investissement très encadrés, et des visas et permis de travail très restrictifs. Mais, les Émirats se sont désormais lancés dans une nouvelle phase de diversification de l'économie qui impose de nouveaux choix.

Une des priorités de la Riyal Politik 2.0 : le libre-échange stratégique

L'enjeu de cette phase de diversification est le développement accéléré dans les domaines de l'économie du savoir, de l'économie digitalisée et une montée en gamme technologique de la production. En effet, les Émirats sont certes très haut dans les classements mondiaux d'infrastructures numériques mais, pour passer dans le peloton de tête de la course technologique, ils doivent encore augmenter leurs capacités propres d'innovation. Et pour cela, la rente pétrolière ne suffira pas. Il faut (encore plus) capter les compétences extérieures, et les attirer localement, et durablement. L'ouverture de l'économie, et plus notamment d'Abu Dhabi, l'émirat pétrolier, doit jouer le rôle de catalyseur. Cela introduit donc une nouvelle ère du pragmatisme stratégique émirien, de la "Riyal Politik" qui apparaît clairement au cœur des plans de développement – dont les "projects of the 50" ou encore la vision 2030 d'Abu Dhabi. Quels sont donc les principaux outils de cette nouvelle politique, et quels compromis imposent-ils ?

Depuis 2022, la diplomatie émirienne déploie des efforts considérables pour signer des accords de partenariat économique (Comprehensive Economic Partnership Agreements – CEPAs1) avec des partenaires stratégiques. Le premier pays à signer un de ces accords a été l'Inde, en février 2022, ce qui est d'autant plus notable, qu'il s'agit du seul accord de libre-échange signé par l'Inde depuis une décennie. Cinq autres accords CEPA ont depuis été conclus : avec Israël et l'Indonésie en mai et juillet 2022, avec la Turquie, le Cambodge et la Géorgie en mars, juin et octobre 2023. Des négociations se sont aussi engagées avec d'autres pays, dont certaines ont récemment abouti (Australie, Nouvelle Zélande, ce mois-ci) et d'autres sont en cours (avec la Corée du Sud, les Philippines et le Japon notamment).  

Du hub commercial au hub technologique

Ces accords renforcent le positionnement des Émirats en tant que hub du commerce mondial, par l'outil traditionnel de la réduction des droits de douanes, ce qui devrait gonfler les exportations non-pétrolières2. En fait, les Émirats ont depuis longtemps appuyé la diversification de leurs exportations sur des droits de douane faibles et des accords de libre-échange (ils font partie de trois zones de libre-échange avec 19 pays). Mais ces nouvelles négociations marquent une autre étape dans la logique de hub. En effet, elles dépassent le cadre du modèle théorique libéral du libre-échange, pour intégrer une logique de "bilatéralisme stratégique".

En fait, beaucoup de ces accords permettront d'attirer des biens intermédiaires à plus haute valeur technologique, et ainsi, de bénéficier d'un transfert de technologie encore accéléré (cf. graphique3), avec des effets vertueux sur la productivité de l'économie. Le FMI a d'ailleurs relevé que les partenaires choisis sont souvent des économies avec un certain degré d'intensité technologique4.

Mais, au-delà du commerce, le véritable enjeu est l'investissement étranger (IDE). Et c'est ici que la stratégie du pays évolue vraiment. En effet, selon le FMI5, l'effet sur le transfert technologique de l'ouverture commerciale est décuplé lorsque celle-ci s'accompagne d'une libéralisation des IDE. Dit plus simplement : il ne suffit pas que les biens intermédiaires participant à la chaîne de valeur des nouvelles technologies transitent par le pays, il faut que cela incite les entreprises de ce secteur à s'y installer, créant une logique de cluster de connaissances.

Les Émirats ont construit un environnement des affaires parmi les plus attractifs au monde. Malgré cela, le niveau d'attractivité des IDE est longtemps resté contraint par une régulation restrictive de l'investissement étranger. C'est ce qui a poussé le gouvernement à conduire des réformes de libéralisation du code de l'investissement, et cela commence à porter ses fruits (cf. graphique6).
 
Cette libéralisation est donc une politique pragmatique mais qui révèle aussi beaucoup de profondeur stratégique dans le pilotage des politiques économiques. Elle est en parfaite ligne avec tous les modèles économiques qui constituent la bibliothèque théorique du FMI. Mais elle demande, en fait, de fortes concessions à la tradition économique du pays. Car ce qui change avant tout, c'est le relâchement, progressif mais certain, depuis 2018, des conditions de propriété des entreprises qui servent le marché local. Plus précisément, une entreprise étrangère peut désormais s'implanter sur le territoire sans s'appuyer sur un partenaire local majoritaire. C'est un changement majeur dans la philosophie émirienne, petite fédération de royaumes dont l'équilibre politique doit intégrer la contrainte d'une population locale largement dépassée par celle des expatriés.

Comment concilier la stratégie de modernisation et l'équilibre démographique ?

Et précisément, un autre pan central de la politique d'ouverture concerne l'attractivité du pays pour les talents de la tech. Bien sûr, il y a longtemps que le modèle de croissance du pays a fait appel à une main-d'œuvre étrangère abondante. Mais cela s'est organisé autour de la kafala, un système de tutelle par lequel les travailleurs étrangers ne sont autorisés sur le territoire que par l'accord d'un sponsor local, et pour une durée déterminée et limitée. Ce système est un pilier du contrat social de la pétromonarchie, qui permet de garantir une différence de statut à une population locale minoritaire.

Mais pour attirer les talents, les autorités ont élargi les conditions de visa à travers des réformes qui sont de loin les plus ambitieuses en la matière depuis des décennies. Elles visent à offrir à une population ciblée (investisseurs, main-d'œuvre qualifiée, entrepreneurs) des visas de long-terme et sans conditions de parrainage. Les effets se sont rapidement fait sentir car la population a augmenté de 13% entre 2019 et 2023 (1,2 million d'habitants supplémentaires). C'est d'ailleurs un des ressorts principaux de la croissance non-pétrolière, selon le dernier rapport de notation de Fitch. Mais ce raisonnement rationnel en termes macroéconomiques oublie peut-être de considérer les risques que représente le délitement d'un pilier du contrat social. Ce qui est en jeu ici c'est aussi la question de la transformation de la rente (pétrolière en rente technologique) à moyen-terme et de la maîtrise de la propriété de celle-ci au cours du processus.

Notre opinion  

Les Émirats sont entrés dans une nouvelle phase de leur stratégie de diversification, centrée sur une montée en gamme technologique accélérée. Cette phase diffère des précédentes (plus fondées sur le commerce, le tourisme, la finance ou l'immobilier…) car elle repose sur la constitution, en interne, d'un écosystème de compétences et de connaissances élargies. Cette fois, la construction (locale) ou la maîtrise (à l'étranger) d'un réseau d'infrastructures (portuaires, numériques…) ne suffira pas. 

Les autorités ont donc fait le choix de l'ouverture du pays aux étrangers, qu'il faut attirer, dans un contexte de compétition régionale qui s'intensifie, alors que tous les pays du golfe cherchent à se diversifier. Cela demande un certain nombre de concessions sur les statuts que les Émirats offrent aux investisseurs et travailleurs étrangers. C'est donc une remise en cause plus fondamentale du modèle économique du pays, mais aussi institutionnel, voire politique. En effet, il faudra veiller à conserver l'équilibre entre une démographie locale déclinante et l'afflux d'expatriés à venir.

Par ailleurs, l'actualité récente indique que les défis ne seront pas seulement internes. Car miser sur la mondialisation libérale à contre-courant d'une montée du protectionnisme dans les pays avancés, pose aussi des difficultés. Les inquiétudes des États-Unis autour de l'investissement annoncé de Microsoft dans l'entreprise émirienne d'intelligence artificielle G42 – symbole de la nouvelle stratégie locale – en sont une parfaite illustration. 

Le multilatéralisme pragmatique des Émirats, qui multiplient les alliances avec des acteurs divers, pose la question de la maîtrise des transferts de données et de technologies avancées, dans un contexte géopolitique mondial durablement tendu.

Article publié le 27 septembre 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine 

 

(1) Les accords CEPA sont plus larges que les accords de libre-échange traditionnels, ils ne se concentrent pas seulement sur les marchandises, mais couvrent aussi les services, l’investissement, les aspects réglementaires, les marchés publics ou le règlement des disputes. 
(2) Le gouvernement estime que le retrait des tarifs sur environ 80% des biens échangés entre l'Inde et les Émirats devrait augmenter les échanges non-pétroliers entre les deux pays de 65% sur une période de 5 ans. 
(3) Indice de complexité et de diversification du panier d'exportations des pays. Un rang élevé signifie un faible niveau technologique. 
(4) « United Arab Emirates, Selected Issues », FMI, juin 2023
(5) Voir note 4.
(6) Le score pour les Émirats est un calcul de proxy de l'indice de l'OCDE, fait par le FMI.

 

Émirats arabes unis – L'invention du « libéralisme stratégique » ?

L'actualité récente indique que les défis ne seront pas seulement internes. Car miser sur la mondialisation libérale à contre-courant d'une montée du protectionnisme dans les pays avancés, pose aussi des difficultés. Les inquiétudes des États-Unis autour de l'investissement annoncé de Microsoft dans l'entreprise émirienne d'intelligence artificielle G42 – symbole de la nouvelle stratégie locale – en sont une parfaite illustration. Le multilatéralisme pragmatique des Émirats, qui multiplient les alliances avec des acteurs divers, pose la question de la maîtrise des transferts de données et de technologies avancées, dans un contexte géopolitique mondial durablement tendu.

Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient