Inde – Pour Narendra Modi, cent premiers jours au goût amer

Inde – Pour Narendra Modi, cent premiers jours au goût amer

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Mi-septembre, Narendra Modi célébrait les cent premiers jours de son troisième mandat à la tête du pays avec un fort goût d'inachevé. Loin des discours triomphalistes dont il était coutumier, le Premier ministre indien est apparu presque sur la défensive. 

En perdant sa majorité absolue au Parlement lors des dernières élections de juin, alors qu'il visait de conquérir un nombre de sièges encore plus élevé, qui lui aurait permis des modifications substantielles de la Constitution, Narendra Modi a dû lier ses mains à celles de deux responsables régionaux pour le meilleur et, pour le moment, le pire. 

La session parlementaire de l'été a ainsi été très frustrante pour le BJP, contraint d'abandonner des textes qui auraient restreints un peu plus les médias indépendants et stigmatisés les musulmans et les castes inférieures, boucs émissaires habituels du gouvernement. Mais les alliés régionaux de l'Andhra Pradesh et du Bihar, sûrement plus soucieux de ménager leur base électorale, n'ont pas suivi. 

Le Premier ministre a ensuite enregistré une sévère défaite lors des élections régionales de la région du Cachemire, à majorité musulmane, région que Modi avait brutalement mise sous tutelle en 2019 en abolissant l'article de la Constitution qui lui conférait une large autonomie. Si le BJP a conservé sa majorité dans la région de l'Haryana, il devra encore affronter deux scrutins majeurs, dans le Maharashtra et à Delhi en novembre. 

Parjanya, l'allié inespéré

Narendra Modi n'a jamais caché son côté religieux, lui qui s'est proclamé « empereur des cœurs hindous » et rêve de faire de l'Inde une « nation safran » débarrassée de ses minorités religieuses. Alors qu'il assistait à une cérémonie privée avec le président de la Cour Suprême – une conception toute personnelle de la séparation des pouvoirs –, il faut croire que ses prières ont peut-être été entendues par Parjanya, dieu indien de l'orage et de la pluie.

Car dans son malheur, Narendra Modi peut compter sur deux alliés de choix : la croissance, et la mousson. En Inde, où plus de 50% de la population tire son revenu principal de l'agriculture, la première va rarement sans la deuxième. En 2023, la saison des moussons s'était conclue par des pluies en dessous des normales historiques, notamment dans l'est du pays, en raison du phénomène climatique El Niño. Cette année, l'Inde a au contraire bénéficié de l'influence de La Niña. La mousson d'été (juillet-septembre), qui compte pour 70% des précipitations totales dans le pays, a donc été plutôt satisfaisante, même si de grands écarts géographiques persistent, et fragilisent certains États, toujours en grave stress hydrique. 

Il n'empêche qu'avec des pluies supérieures de 8% à la moyenne historique en 2024, les récoltes devraient être plutôt satisfaisantes.

Or, de bonnes récoltes sont capitales car elles assurent à plusieurs titres la stabilité économique du pays. Premier canal de stabilité : l'inflation. Les produits alimentaires comptent pour 46% de l'indice des prix à la consommation indiens. Ils constituent donc généralement la première source explicative de la trajectoire de l'inflation. Dans le passé, des épisodes d'accélération des prix avaient d'abord été déclenchés par des pénuries sur les légumes TOP (tomates, oignons, pommes de terre), à la base de l'alimentation indienne, ou sur certaines céréales (riz et blé). Le poids politique des prix alimentaires est également capital. En 1998, la forte hausse des prix de l'oignon avait ainsi coûté au BJP les élections locales à New Delhi.

Une inflation stabilisée sous ou autour des 4%, comme c'est le cas actuellement donnerait de surcroît un peu d'air à la banque centrale indienne (RBI), qui pourrait profiter du premier assouplissement monétaire américain pour baisser à son tour son taux directeur – actuellement de 6,5% – de 25 ou 50 points de base lors d'un des prochains comités monétaires (décembre ou février).

Deuxième canal de stabilité : la demande. Le secteur agricole représente 14% du PIB mais fait vivre 50% de la population. Alors que la consommation privée reste le premier moteur de la croissance indienne, de mauvaises moussons auraient pesé sur les perspectives de fin d'année qui, tout en restant dynamiques, sont moins positives que celles du premier semestre. 

Narendra Modi peut toujours se targuer d'afficher la croissance la plus élevée parmi les pays du G20 – elle devrait atteindre 7,3% en 2024 et 6,3% en 2025 – mais les promesses de faire de l'Inde une alternative crédible face à la Chine, et donc d'attirer de nouveaux investissements et entreprises dans le secteur manufacturier, peinent à se matérialiser. Les investissements continuent de se concentrer dans des secteurs proches du domaine public (défense, routes, ciment, acier) mais restent rares dans le secteur manufacturier, où les perspectives d'emplois associées seraient pourtant les bienvenues. Le soutien de la consommation privée est donc toujours nécessaire.

Troisième canal, celui des révoltes paysannes. Ces dernières se sont multipliées depuis le Covid. En 2020-2021, les agriculteurs indiens avaient campé pendant des mois aux portes de Delhi pour dénoncer la libéralisation du marché des céréales et demander au contraire que le mécanisme de garantie des prix soit étendu à un plus grand nombre de cultures. Si la réforme avait finalement été abandonnée, le mécanisme de garantie des prix n'avait pas été étendu, provoquant de nouvelles manifestations début 2024, alors que les élections générales approchaient. Le sujet n'est toujours pas réglé, bien que les aides aux agriculteurs fassent partie de la liste des réformes prioritaires du gouvernement, mais la récolte 2024 devrait déjà assurer une relative stabilité financière au monde agricole.

De la croissance, mais toujours pas assez pour créer de l'emploi

La croissance, aussi élevée soit-elle, n'est toujours pas suffisante pour créer les emplois nécessaires à l'absorption des nouveaux entrants sur le marché du travail. Le budget adopté durant l'été se fixait comme priorité le soutien à l'emploi des jeunes, qui constituent l'écrasante majorité des chômeurs indiens (80% des chômeurs ont moins de 35 ans), mais les derniers échos du marché du travail – pour lequel il n'existe pas de réelles statistiques, tant le niveau d'informalité est élevé – font état de difficultés accrues, y compris pour les diplômés des institutions les plus prestigieuses, et d'une ruée sur les emplois gouvernementaux, même les moins qualifiés, leur permettant toutefois un salaire régulier. 

Le marché du travail indien reste ainsi enfermé dans ses écueils structurels : informalité, faible taux de participation des femmes (qui supportent l'écrasante majorité d'un travail domestique non rémunéré) et chômage des jeunes. D'où la nécessité de créer des emplois plus formels, notamment dans le secteur manufacturier, traditionnellement plus intensif en travail. Et de ne plus faire porter un poids si grand à la mousson, de moins en moins contrôlable en raison du réchauffement climatique. 

Mise à jour de l'article publié le 4 octobre 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine 

Inde – Pour Narendra Modi, cent premiers jours au goût amer

Narendra Modi peut toujours se targuer d'afficher la croissance la plus élevée parmi les pays du G20 – elle devrait atteindre 7,3% en 2024 et 6,3% en 2025 – mais les promesses de faire de l'Inde une alternative crédible face à la Chine, et donc d'attirer de nouveaux investissements et entreprises dans le secteur manufacturier, peinent à se matérialiser. Les investissements continuent de se concentrer dans des secteurs proches du domaine public (défense, routes, ciment, acier) mais restent rares dans le secteur manufacturier, où les perspectives d'emplois associées seraient pourtant les bienvenues. Le soutien de la consommation privée est donc toujours nécessaire.

Sophie WIEVIORKA, Economiste - Asie (hors Japon)