Stripe, Bridge et stablecoins, la nouvelle trilogie des paiements
- 24.10.2024
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Dans le monde d’une cryptosphère en quête d’applications pratiques et utiles, une annonce de Stripe en date du 21 octobre dernier a suscité de nombreuses réactions. Le géant américain des paiements va débourser 1,1 milliard de dollars pour s’offrir Bridge, une start-up spécialisée dans l'intégration de stablecoins aux infrastructures de paiements. D’aucuns pensent que ces jetons de monnaie électronique, visant à conserver une valeur stable en se référant à la valeur d’une monnaie officielle, pourraient tout changer dans cette industrie des paiements. Cependant, des voix s’élèvent pour dire que les jeux ne sont pas faits. Au quotidien, lorsque nous parlons de la circulation de notre argent, les paiements, virements et autres transferts sont souvent utilisés de manière interchangeable. Et pourtant, ils désignent en réalité des processus distincts aux différences subtiles. Comprendre ces différences est crucial pour déterminer si ces cryptoactifs qualifiés de stables peuvent déstabiliser à terme le champ concurrentiel des paiements comme semble l’envisager Stripe.
Rêve américain
Fondée en 2009 par les frères Collison, Stripe est une entreprise technologique de paiement basée aux États-Unis à San Francisco. L’histoire de ses co-fondateurs, nés à Dromineer, une petite ville rurale du comté de Tipperary en Irlande, est aussi une illustration emblématique du rêve américain et d’une Europe qui peine à croire aux rêves de ses enfants.
En 2007, alors âgés respectivement de 16 et 18 ans, John et Patrick, de furieux codeurs, se lancent dans l’entrepreneuriat. Chez eux, depuis leur campagne irlandaise célèbre aussi pour ses pur-sang, ils fondent leur première start-up, mais ne trouvent pas les financements nécessaires pour concrétiser leur rêve, celui d’un logiciel pensé pour optimiser les ventes et maximiser les profits de vendeurs sur Ebay. De l'autre côté de l'Atlantique, Y Combinator a flairé la bonne affaire. L'incubateur, installé au cœur de la Silicon Valley, croit au potentiel des deux jeunes prodiges qui quittent alors l'Europe pour saisir la main tendue de l'Amérique ! Dix mois après leur arrivée en terre d’innovation, cette première incursion dans le monde des affaires les rend millionnaires. Si jeunes, si talentueux, si riches, mais déjà si loin de l’Europe !
En 2009, Y Combinator leur renouvellera sa confiance en leur accordant 30 000 dollars pour lancer Stripe, un nouveau projet consistant en un code de sept lignes à insérer simplement dans n'importe quel site Internet pour le connecter à des solutions de paiement. La révolution du copier-coller du paiement dans l’univers des commerçants est en marche !
Quinze ans plus tard, cette idée de génie, conçue par et pour des développeurs, s'est métamorphosée en une plateforme multi-services, valorisée 70 milliards de dollars, qui simplifie la complexité des paiements permettant à ses clients de se recentrer sur l’essentiel : vendre et gagner de l’argent !
Tour de force
Dans l'arène impitoyable de l’industrie des paiements, caractérisée par une forte concurrence avec de nombreux acteurs et intermédiaires, Stripe a réussi un véritable tour de force dans un environnement où chaque part de marché est âprement disputée et coûteuse à acquérir.
Avec 1,1 million de marchands ayant adopté son infrastructure financière pour leurs sites d’e-commerce, la fintech américaine – qui continue de repousser son introduction en bourse – a remporté une première victoire éclatante en matière d’effet de réseau en traitant en 2023 plus de 1 000 milliards de dollars de volume de paiement.
Son succès, et ceux du londonien Checkout, valorisé 40 milliards de dollars, ou encore du néerlandais Adyen à la capitalisation boursière de 48 milliards de dollars, ont inspiré une nouvelle armée de start-up. Leurs solutions innovantes fondées sur des blockchain et leurs cryptoactifs se lancent frénétiquement à l'assaut de bastions anciennement et nouvellement établis pour révolutionner, une fois de plus, l’écosystème des paiements. Cependant, leur victoire est incertaine.
Ces start-up, qui tentent d'ancrer une poignée de stablecoins dans le quotidien des commerçants, se heurtent à un mur de scepticisme. Ces jetons numériques, perçus comme un labyrinthe de complexité technologique et réglementaire, peinent à démontrer leur utilité ainsi que leur valeur ajoutée dans nos transactions du quotidien.
Pour autant, l'acquisition de Bridge par Stripe a fait naître de nouveaux espoirs pour l'avenir de ces véhicules monétaires singuliers, certains y voyant un signal à leur adoption massive par des millions de commerçants. Cet enthousiasme s'explique en partie aussi par le retour de Stripe dans l'univers des cryptomonnaies après sept ans d'absence.
Après une tentative d’introduction du bitcoin comme moyen de paiement, avortée en raison d'un taux d'adoption insuffisant, Stripe refait parler d’elle en 2023 avec sa participation dans BoomFi, une plateforme de services de paiement en cryptomonnaies. En octobre, des modalités de paiement en jetons numériques sont de nouveau réintégrées à sa plateforme. Grâce à elle, des consommateurs peuvent désormais régler ses clients commerçants en USDC et USDP, des stablecoins émis par les sociétés Circle et Paxos.
Malgré ce retour en grâce des cryptoactifs dans son univers serviciel, Stripe pourrait bien ne pas souscrire elle-même à cette vision aveuglément idyllique d’un stablecoin au cœur des transactions des marchands, le destinant en réalité à d’autres segments de l’industrie des paiements !
Subtilité
Payer, virer ou transférer de l’argent ne signifie pas totalement la même chose. Et pourtant, quand on écoute les jeunes pousses de la blockchain évoquer leurs ambitions dans les paiements, circule une confusion entre ces termes qui brouille leur vision stratégique de l’industrie qu’elles convoitent.
Si les paiements sont principalement liés à l'achat de biens et de services, les virements concernent le déplacement d'argent entre comptes bancaires tandis que les transferts englobent une variété de mouvements de fonds à travers différentes infrastructures et géographies. Les paiements, les virements et les transferts sont donc souvent confondus par commodité alors qu’ils représentent ainsi décrits des réalités, certes subtiles, mais bien distinctes.
Dans des pays développés, dotés par ailleurs de rails de paiements nationaux opérant sur des standards d’instantanéité et de gratuité, l’idée d’une adoption massive par le grand public d’un usage quotidien de stablecoins apparaît peu vraisemblable. La fiabilité éprouvée des options de paiement traditionnelles, combinées à l'élargissement imminent de l'offre monétaire avec la tokenisation des dépôts des banques commerciales et l'introduction des monnaies numériques de banque centrale, limitent déjà la capacité des stablecoins à s'étendre au-delà des utilisateurs technophiles de la finance décentralisée et des plateformes de trading de cryptomonnaies, notamment sur des marchés comme les États-Unis ou l'Europe.
Avec Bridge, fondée par d’anciens dirigeants de Coinbase, il n’est donc pas certain que Stripe achète le rationnel d’une intégration des stablecoins dans des paiements associés à des transactions de consommation courante. Au final, ces opérations financières de petits montants, facilitées par des plateformes comme Stripe elle-même, prennent peu de temps à être traitées, sont comptablement instantanées, peu onéreuses pour les particuliers et à faibles coûts pour les commerces qui les acceptent.
Nouveau front
Il est en revanche plus probable que Stripe envisage les stablecoins comme un vecteur à intégrer dans l’univers des virements.
Ces transferts d'argent d'un compte bancaire à un autre, initiés par des particuliers ou des entreprises, sont généralement utilisés pour des transactions plus importantes ou pour des besoins de gestion de trésorerie. Dans cet univers, les virements internationaux, appelés transferts, sont globalement peu efficients. Ils sont soumis à des frais élevés et à des délais de traitement longs. Cela est dû à une cascade d'intermédiation dans leur exécution, dépendant des géographies concernées, des corridors de devises échangées et des infrastructures utilisées pour acheminer l'argent à travers le globe.
Ainsi, pour Stripe, même si les commerçants n’adoptent pas au final les stablecoins directement à leur point de vente, l’achat de Bridge pourrait tout de même se révéler être un actif intéressant.
En effet, malgré les efforts du réseau SWIFT pour améliorer ses performances, l'idée d'un rail mondial unifié pour des virements transfrontaliers en temps réel et à très bas coûts ne semble pas encore réalisable dans l'industrie bancaire et financière actuelle.
Par ailleurs, bien que de nombreux pays, notamment émergents, innovent pour améliorer et rendre leurs infrastructures de virement plus efficaces, à des fins notamment d'inclusion financière, tous progressent à des rythmes différents. Décalage et temps long ne sont pas forcément compatibles avec les contraintes et les tensions économiques qui impactent le commerce international.
En revanche, dans un monde tokenisé, les infrastructures de transfert de valeur construites sur des blockchain peuvent être interconnectées par le code, rendant cette interopérabilité monétaire possible à l'échelle mondiale. Des entités comme Bridge, en collaboration avec des réseaux de distribution établis tels que Stripe, permettent d’envisager cette matérialité auprès d’un large éventail d'utilisateurs.
De fait, les frères Collison voient peut-être Bridge comme un équivalent technologique d’une start-up Stripe à ses débuts projetée dans un Internet revisité au Web3. En intégrant Bridge, Stripe s’offre donc l’opportunité d’explorer un nouveau champ serviciel pour révolutionner le marché des virements transfrontaliers et défier des acteurs comme Wise ou SWIFT, mais avec l'avantage de le faire sur un nouveau front technologique conçu par et pour des développeurs !
Dans des pays développés, dotés par ailleurs de rails de paiements nationaux opérant sur des standards d’instantanéité et de gratuité, l’idée d’une adoption massive par le grand public d’un usage quotidien de stablecoins apparaît peu vraisemblable. La fiabilité éprouvée des options de paiement traditionnelles, combinées à l'élargissement imminent de l'offre monétaire avec la tokenisation des dépôts des banques commerciales et l'introduction des monnaies numériques de banque centrale, limitent déjà la capacité des stablecoins à s'étendre au-delà des utilisateurs technophiles de la finance décentralisée et des plateformes de trading de cryptomonnaies, notamment sur des marchés comme les États-Unis ou l'Europe.
Romain LIQUARD, Responsable Domaines Industrie et Services