Tunisie – Le pays devient un cas d'école, sur le fil du rasoir du risque souverain

Tunisie – Le pays devient un cas d'école, sur le fil du rasoir du risque souverain

Lire l'article

Malgré une actualité mondiale chargée, la Tunisie a attiré l’attention médiatique la semaine dernière avec la réélection de Kaïs Saïed, le président outsider qui s’était fait élire en 2019, sur une promesse de rupture avec les presque dix ans de stagnation économique et de blocages politiques qui avaient suivi le printemps arabe. Cinq ans plus tard, on ne peut s’empêcher de penser que la rupture ressemble plutôt à un retour en arrière. Puisque le score de Kaïs Saïed, réélu à 90% des suffrages, rappelle étrangement celui obtenu par Ben Ali pour sa dernière élection en 2009 (89%). Entre-temps, l’ancien professeur de droit constitutionnel a largement renforcé le pouvoir présidentiel et réduit les contre-pouvoirs. Il a même gouverné entièrement par décrets pendant presque deux ans, après avoir suspendu (en 2021) puis dissous (en 2022) l’assemblée parlementaire, qui ne s’est reconstituée que début 2023, après des élections surtout marquées par un taux de participation historiquement bas, autour de 11%. C’est à peine mieux pour l’élection présidentielle : 27% de participation (contre 49% en 2019). Mais 6% chez les moins de 35 ans… Il faut dire que le scrutin n’offrait que peu de choix alternatifs, après les arrestations et les rejets de dossiers de presque la totalité des rivaux parfois à l’encontre de décisions de justice. Au-delà des tourments politiques, le climat économique est aussi sous tension. Et l’un n’est d’ailleurs pas indépendant de l’autre. Où en est alors l’économie tunisienne au début de ce second mandat chahuté ?

Aux origines du stress de financement

Pour comprendre la situation actuelle, il faut revenir à 2022 – date à laquelle la Tunisie fait face à un double choc sévère. D’abord, l’ensemble des créanciers extérieurs traditionnels du pays s’accordent pour ne plus financer le budget en l’absence d’une thérapie de choc, qui devra être validée par un nouveau programme FMI, garantissant la soutenabilité des finances publiques. L’institution avait ainsi conclu sa consultation de l’économie tunisienne en 2021 : Le FMI « estime que la dette deviendrait insoutenable si les autorités n’adoptaient pas un programme de réformes solides et crédibles qui établisse un équilibre entre ce qui est faisable dans le contexte sociopolitique fragile de la Tunisie et les efforts nécessaires pour rétablir les équilibres macroéconomiques ». Ensuite, le choc de la guerre en Ukraine a en réalité été une tornade pour le pays : il a simultanément et violemment frappé le prix d’importation des carburants et celui du blé, auxquels la balance commerciale et le budget (à travers les subventions) sont particulièrement exposés. Cela est venu renchérir les besoins de financement budgétaires et extérieurs, précisément lorsque les créanciers extérieurs se sont retirés.

Les déséquilibres budgétaires sous-jacents

En 2022, le FMI et le gouvernement travaillent à trouver un compromis de réformes « solides et crédibles ». Le constat de départ n’est pas nouveau : lors des dix dernières années, le poids des dépenses budgétaires « rigides » est devenu très élevé. Réduire ces dépenses demande donc des réformes structurelles, et elles ne peuvent être ajustées facilement pour parer aux chocs.

Ces dépenses ont augmenté pour répondre au climat social très tendu qui a pesé sur la Tunisie depuis le printemps arabe, face aux blocages politiques des coalitions parlementaires et à une économie stagnante. C’est avant tout le poids des salaires du secteur public que qui a progressivement atteint un des niveaux les plus élevés au monde (16,3% du PIB à son pic en 2020), pour compenser le manque de création d’emplois privés et par la négociation salariale de syndicats au pouvoir politique fort (ils mobilisent facilement la rue). À cela s’ajoute un système de subventions complexes (en particulier des carburants et du blé) qui, souvent associé à un système de prix capés, désincitent la production locale, pèsent sur le bilan des entreprises publiques, et sont l’objet de détournements fréquents. Ces dépenses de subventions ont en plus la caractéristique d’être sensibles à la variation des prix internationaux – comme les produits concernés sont de plus en plus dépendants des importations. Leurs coûts sur le budget sont donc assez imprévisibles et irrépressibles, à moins de réformer le système entier. Sur la période 2020- 2022, les dépenses de salaires et de subventions, ainsi que des intérêts de la dette, ont consommé près de l’intégralité des revenus fiscaux : le budget atteint donc un déficit avant même d’intégrer les dépenses opérationnelles courantes ou l’investissement public, qui, à force d’être comprimé, nuit à la croissance potentielle.

La longue saga du programme FMI

Bien sûr, les négociations sont longues, mais fin 2022, les progrès sont en fait immenses ! D’abord, le gouvernement négocie avec le syndicat principal du secteur publique (l’UGTT) un accord sur les salaires, qui tient toujours à ce jour et a permis de diminuer leur poids sur le budget (de près de 3pp de PIB entre 2020 et 2023). Le plus dur est fait ! Ces accords n’avaient jamais tenu auparavant. Par ailleurs, le budget 2023 intègre des réformes fiscales pour stimuler les revenus budgétaires. Ce n'est pas difficile car tout est validé par décret. En octobre 2022, un accord préliminaire (Staff-level agreement) est signé avec le FMI. Le conseil d’administration doit l’entériner en décembre et débloquer les financements associés des partenaires bilatéraux et multilatéraux. L’accord contient cependant des provisions, et celles-ci ne sont pas remplies, au moment de la signature finale attendue. Notamment, le FMI attend des engagements sur l’augmentation des prix des produits subventionnés, et en premier lieu, des carburants, car il estime que sans cela la soutenabilité de la dette n’est pas assurée. Enfin, en avril, à l’occasion des réunions de printemps du FMI, tout est prêt… à condition d’augmenter de quelques pourcents le prix des carburants. Cela est sans compter sur l’opposition catégorique de Kaïs Saïed, qui refuse « les dictats du FMI ». Le FMI attend alors des propositions du gouvernement pour compenser les subventions ou atténuer leur coût. En vain. Et la Première ministre, Najla Bouden, – actrice majeure des négociations avec le FMI – est remerciée. On découvre à l’occasion du budget 2024 que la ligne FMI n’apparaît plus dans le financement. Et le projet de visite pour une simple consultation économique est reporté sine die.

L’équation de financement sans le FMI

Les besoins de financement sont très importants : les déficits budgétaires restent élevés (8,1% du PIB en moyenne sur 2020-2023), car les demi-mesures prises sont insuffisantes. À cela s’ajoute des échéances de dette très élevées (7,7% du PIB en moyenne sur 2020-2023) : au moment où l’accès au marché se ferme, et que les partenaires officiels se retirent, le pays fait face à des re-paiements d’eurobonds et autres placements souscrits entre 2014 et 2018, ainsi qu’aux maturités du dernier programme FMI. Le gouvernement sollicite fortement le marché domestique à court-terme et les maturités de la dette domestique augmentent alors drastiquement. Ainsi, les besoins de financements culmineront autour de 17% du PIB en 2024-2025, comprenant, notamment, le remboursement d’un eurobond de 1 milliard de dollars en janvier 2025.
 
Systématiquement, entre 2022 et 2024, le budget prévoit un financement extérieur à hauteur d’environ 5 milliards de dollars, mais en l’absence d’un programme FMI, la plupart des partenaires tiennent leur position, et ce financement ne se réalise que très partiellement (2,5 milliards en 2022 et 1,8 milliard en 2023). Ils sont principalement fournis par l’AfreximBank, l’Algérie, et l’Arabie Saoudite – qui surprend en révisant sa position en 2023 avec un soutien de 500 millions de dollars. Pour 2024, le budget prévoit le même schéma. Mais sur les 5 milliards de dollars d’appuis budgétaires extérieurs prévus, le budget présente 3,4 milliards (70%) de soutien bilatéral non identifié…

Un marché domestique qui sature

Pour couvrir les besoins de financement, le gouvernement se tourne vers le marché domestique, qui, sursollicité, sature. Il est dominé par les banques locales qui en sont les acteurs quasi exclusifs. En 2023, il doit couvrir le financement du gouvernement pour l’équivalent de 12,4% du PIB. En 2024, à supposer que les financements extérieurs se maintiennent au niveau de 2023, ce serait presque 14%. Malgré des injections de liquidité massives par la Banque centrale, par des opérations de refinancement, et, de plus en plus, des achats fermes de bons du trésor, les banques ne peuvent plus absorber l’entièreté des besoins. Le gouvernement a alors recours à des emprunts nationaux pour mobiliser pleinement l’épargne domestique, ou encore l’utilisation de la trésorerie du secteur public. L’effet d’éviction par le financement de l’État est total. Enfin, en 2024, le parlement a approuvé une loi autorisant la Banque centrale à financer le budget directement à hauteur de 4% du PIB.

La résilience des réserves et la stabilité du change sauvent jusqu’à présent du défaut

Compte tenu du niveau de fermeture du compte de capital, la Tunisie bénéficie de très peu de flux de capitaux privés (investissements de portefeuille quasi inexistants et des IDE stagnants à 1 à 2% du PIB). Les besoins de financement externes du pays sont donc traditionnellement financés par les emprunts extérieurs de l’État. L’équilibre du change et des réserves est alors menacé lorsque, pour le gouvernement, les financements extérieurs se raréfient, et les maturités de dette externe augmentent. Mais, après le choc de 2022 sur le déficit de la balance courante (8,6% du PIB, contre 5,2% en 2021), celui-ci s’est considérablement réduit en 2023, autour de 2,3% du PIB. C’est le résultat de termes de l’échange beaucoup plus favorables (baisse des prix du blé et des carburants importés, et forte hausse du prix de l’huile d’olive et composants électroniques exportés), des bonnes performances du tourisme et du maintien des transferts de fonds des travailleurs étrangers à un niveau solide. Mais c’est aussi le reflet de la contraction des importations, en particulier de la part des entreprises publiques, qui, souvent, ont le monopole de l’importation des produits de base subventionnés. Ces entreprises publiques portent largement le fardeau des subventions, que le gouvernement, faute de financement, transfère sur leurs bilans. Elles n’ont souvent plus les moyens financiers d’honorer leurs paiements. Cela se traduit par des situations de pénuries graves. Malgré tout, des financements d’acteurs multilatéraux à ces entreprises ont largement aidé à réduire les pénuries, et ont contribué aux entrées de devises. Ces financements, des importations comprimées et des contrôles stricts des changes ont stabilisé les réserves, dans lesquelles l’État puise pour repayer la dette.

Le re-paiement de l’eurobond de février 2024 a rassuré les marchés. Mais l’équilibre reste précaire. Les réserves couvrent 110 jours d’importation après le re-paiement du placement privé japonais en octobre. Cela laisse peu de marge et tout dépend de la capacité à tenir la compression des importations, surtout si les prix de celles-ci deviennent défavorables. D’autant qu’une échéance de 1 milliard de dollars d’eurobonds est due en janvier, qui va mettre les réserves sous tension.

Une économie en pause

Le pays innove et mobilise tous ses efforts pour éviter le défaut, mais cela contribue à mettre l’économie en pause. La rareté des financements externes, l’effet d’éviction – à tous les niveaux – du financement de l’État, les contrôles de capitaux, l’austérité budgétaire – tout cela pèse sur la croissance, et aura des effets à long-terme. La Tunisie est le seul pays de la région qui, en 2023, n’avait toujours pas retrouvé son niveau de PIB d’avant-Covid. Et à une croissance faible, s’ajoute l’aléa climatique de plus en plus fort. En 2023, la combinaison des crises financière et climatique n’a permis à la croissance d’atteindre que 0,4%. Ce niveau est insuffisant pour créer les emplois nécessaires et le chômage a atteint 16,4% fin 2023. Cela se traduit aussi par une dramatique fuite des cerveaux, qui aura aussi des effets à long-terme.

Notre opinion

La Tunisie offre depuis deux ans une leçon de risque pays : toutes les prévisions semblaient montrer que, fatalement, sans les financements FMI et son blanc-seing pour débloquer ceux des partenaires étrangers, l’équation de financement de l’État ne tiendrait pas. Pourtant, le pays mobilise des ressources non-conventionnelles insoupçonnées – trésorerie du secteur public, épargne privée, liquidité du système bancaire, financement direct et indirect de la Banque centrale… Mais cela passe aussi par des pénuries parfois subies, parfois presque organisées : cela revient presque à dire que pour maintenir son système de subvention des produits de base, le gouvernement les rend indisponibles ! Par ailleurs, l’équilibre des comptes extérieurs est précaire. Les réserves ont démontré une grande résilience à la rareté des financements externes. Mais cela tient sur les pénuries, sur des prix internationaux favorables, des contrôles de changes et des financements exceptionnels de partenaires pour la fourniture d’énergie et de biens alimentaires, souvent en dehors de leur mandat. Tout cela est précaire, et pèsera à long-terme sur l’économie par le manque d’investissement – public et privé, domestique et étranger – la fuite des cerveaux, et la détérioration du climat politique et social.

Article publié le 18 octobre 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine

 

Tunisie – Le pays devient un cas d'école, sur le fil du rasoir du risque souverain

La Tunisie offre depuis deux ans une leçon de risque pays : toutes les prévisions semblaient montrer que, fatalement, sans les financements FMI et son blanc-seing pour débloquer ceux des partenaires étrangers, l'équation de financement de l'État ne tiendrait pas. Pourtant, le pays mobilise des ressources non-conventionnelles insoupçonnées – Trésorerie du secteur public, épargne privée, liquidité du système bancaire, financement direct et indirect de la Banque centrale…

Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient