De Jakarta à Nusantara, un chemin semé d’embûches en Indonésie

De Jakarta à Nusantara, un chemin semé d’embûches en Indonésie

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Le 17 août, jour de la fête de l’indépendance de l’Indonésie, Nusantara et son palais présidentiel ont été inaugurés. Construite sur l’île de Bornéo, dans la région forestière du Kalimantan oriental, Nusantara devient ainsi la nouvelle capitale indonésienne. Ce projet pharaonique, porté par l’ancien président Joko Widodo depuis 2019, est estimé à 32 milliards de dollars. La construction a débuté en 2022 et devrait s’achever en 2045. 

Cette décision obéit à des considérations pragmatiques…

Surpopulation, pollution, affaissement des sols et inondations sont autant de maux dont souffre Jakarta. Avec ses 12 millions d’habitants, 30 en incluant la périphérie, la mégapole est surpeuplée. C’est l’une des villes les plus densément peuplées de la planète, avec plus de 16 000 habitants par km². Les habitants souffrent du trafic chronique et de la pollution atmosphérique qui l’accompagne. 

Surtout, pour subvenir aux besoins en eau potable d’une population qui croît très rapidement, les prélèvements d’eau dans les nappes phréatiques s’intensifient. En l’absence d’un système d’approvisionnement adéquat, la majorité des habitants dépend principalement du pompage des eaux souterraines. Cette extraction massive entraîne un affaissement alarmant des sols, de 10 à 30 centimètres par an selon les zones. En dix ans, la partie nord de la ville s’est affaissée de 2,5 mètres. Conséquence dramatique : plus de 40% de la ville se trouve désormais sous le niveau de la mer. Pour empêcher que la mer de Java inonde la ville, des murs côtiers ont été érigés, offrant un répit temporaire aux populations. Cependant, la menace d’un effondrement de ces murs est bien réelle. En 2007, par exemple, une partie du mur a cédé à la suite de pluies torrentielles et de tempêtes.

… mais aussi politiques

Le projet revêt également une dimension éminemment politique. Pour le président sortant Joko Widodo, c’est une opportunité de laisser une trace dans l’histoire du pays. Connu comme le « président des infrastructures » durant ses deux mandats, il voit dans ce projet l’aboutissement de sa vision politique. C’est pourquoi il tenait particulièrement à inaugurer la nouvelle capitale avant de quitter ses fonctions en octobre. Pour s’assurer que le projet serait mené à bien, Joko Widodo a même fait adopter une loi obligeant les futurs chefs d’État à continuer la construction. 

Par ailleurs, déplacer la capitale en dehors de l’île de Java est un moyen de renforcer l’unité nationale en intégrant l’ensemble du territoire indonésien et en rééquilibrant l’activité à travers le pays. En effet, Nusantara est située au centre de l’archipel indonésien et de ses 17 000 îles, contrairement à Jakarta, qui se trouve sur l’île de Java. Cette dernière concentrait à elle seule 58% du PIB et 50% de la population en 2023. 

Doutes, critiques et pessimismes entourent le projet 

Les travaux, entamés en 2022, accusent déjà des retards considérables. La raison principale en est le manque de financements. Le gouvernement a prévu de financer 20% du projet, laissant les 80% restants à la charge du secteur privé. Or, si une poignée de groupes indonésiens ont eu l’obligation de contribuer au financement, les investisseurs étrangers ne répondent pas à l’appel. Le gouvernement espère récolter 100 000 milliards de roupies d’investissements privés d’ici la fin 2024. Fin juin, seulement 51 300 milliards de roupies avaient été collectées, provenant de bailleurs de fonds nationaux. Le gouvernement, quant à lui, a déjà déboursé 42  000 milliards de roupies (2,44 milliards d’euros) pour l’année budgétaire en cours. Bien que l'inauguration ait pu envoyer un signal positif aux investisseurs potentiels, ces derniers attendent des progrès plus tangibles avant de s'engager, notamment en matière d'infrastructures. Les retards accumulés et le manque d’équipements rendent les populations réticentes à déménager. Pour encourager, voire contraindre la population à s’installer à Nusantara, le gouvernement offre des primes aux fonctionnaires, lesquels sont nombreux à exprimer leur mécontentement.

Enfin, bien que Nusantara soit conçue pour devenir une « ville verte », fonctionnant uniquement avec des énergies renouvelables et visant la neutralité carbone en 2045, la construction en elle-même est une menace pour la biodiversité. La ville s’implante dans l’une des plus grandes forêts tropicales au monde, qui abrite des espèces rares et menacées telles que les orangs-outans ou les singes à long nez. Le chantier a déjà entraîné la disparition de 14 000 hectares de forêt, dans une zone déjà affectée par la déforestation due aux activités minières et à la production intensive d’huile de palme. Le projet menace également les peuples autochtones de la région forestière du Kalimantan oriental. Le peuple Balik, par exemple, est progressivement expulsé, contre des compensations financières.

De Jakarta à Nusantara, un chemin semé d’embûches en Indonésie

Nusantara est un projet extrêmement ambitieux, répondant à des considérations pragmatiques, mais également politiques. L’histoire a également montré que la création de « villes nouvelles », et notamment de capitales (Brasilia, le Nouveau Caire, Abuja), était un chemin semé d’embuches, rarement couronné de succès. Par ailleurs, le projet ne permettra pas de résoudre le problème de surpopulation de Jakarta, puisque Nusantara n’est conçue que pour accueillir 2 millions de personnes d’ici 2045. Si les habitants les plus aisés de Jakarta pourront s’installer dans les hauteurs, les plus pauvres risquent d’être en grande difficulté pour se déplacer. L’Indonésie doit poursuivre ses investissements pour résoudre les problèmes auxquels Jakarta est confrontée.

Matteo GUERRAZ, Economiste (stagiaire) - Asie