L'Arabie saoudite a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

L'Arabie saoudite a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

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Le FMI a publié début septembre le rapport de sa consultation annuelle de l'économie saoudienne. C'est une bonne occasion de faire le point sur le célèbre et ambitieux plan de transition de l'Arabie saoudite, Vision 2030, dans lequel le pays s'est embarqué en 2016. Alors que le plan dépasse la mi-parcours, il reste beaucoup d'interrogations autour de sa mise en œuvre. Une question centrale se pose notamment : l'Arabie saoudite a-t-elle les moyens de ses ambitions, et que veut dire une telle mobilisation de moyens en termes de politiques économiques ? 

Un premier éclaircissement avait été donné en 2021, lorsque le royaume avait doté sa Vision 2030 d'un outil-clé à sa planification : la Stratégie d'Investissement Nationale (NIS). Cette dernière avait donné un ordre de grandeur des investissements nécessaires pour la réalisation des ambitions et les acteurs engagés dans leurs financements : la Vision 2030, c'est donc plus de 3 trillions de dollars d'investissement à mobiliser entre 2019 et 2030 (environ trois fois le PIB de 2023).

Première poche dans laquelle puiser : le budget

La stratégie fiscale du gouvernement a changé. Jusqu'ici très pro-cyclique, la politique fiscale consistait à établir un budget sur la base de projections crédibles de prix du pétrole, et d'ajuster largement les dépenses en fonction de l'évolution réelle de ces prix. C'est-à-dire une stratégie de stop-and-go pour faire face à la volatilité des prix du pétrole, dont les revenus fiscaux dépendent encore à 60-65%. Mais les projections à moyen terme visaient des surplus budgétaires et une baisse de la dette. 

L'inflexion est maintenant claire, elle prévoit de recalibrer les prévisions de dépenses à la hausse, pour utiliser davantage l'espace fiscal au profit de la réalisation de la Vision 2030. L'Arabie saoudite sera donc en déficit budgétaire jusqu'en 2030, et une partie du financement du plan sera donc de la dette. Ainsi, le FMI a révisé la trajectoire fiscale à moyen terme avec des objectifs de déficit de 3% en moyenne sur 2024 2029. C'est aussi l'équivalent de 5,4% du PIB non-pétrolier de dépenses annuelles supplémentaires par rapport à la consultation du FMI de 2023. Quant à la pro-cyclicité, le FMI propose juste de la réduire en capant les dépenses discrétionnaires en cas de prix du pétrole favorable, pour lisser le profil de dépenses. 

Deuxième poche : le PIF (Public Investment Fund)

Le fonds est au centre de la stratégie et doit fournir 800 milliards de dollars d'investissement. Il est notamment le principal agent délégataire pour les « giga projets ». C'est une stratégie assez classique des États dépendants d'une rente pétrolière que de lisser le profil de revenus et d'opérer leur diversification à travers un (ou souvent plusieurs, pourquoi faire simple) fonds souverain. Mais, justement, cela fonctionne en transférant l'excédent de la rente pendant les périodes où le prix est favorable. Mais quel excédent ? Puisque, sur l'entièreté du plan 2030, et sur la base des projections des prix du pétrole actuelles (plutôt favorables), l'État sera en déficit. 

Depuis 2017, le fonds a cependant augmenté ses actifs sous gestion de 223 à 925 milliards de dollars (87% du PIB de 2023) début 2024. Mais environ 45% de cette augmentation s'est faite à travers le transfert progressif de 16% des parts de l'État dans Aramco. Cela constitue donc évidemment un transfert de revenus budgétaires futurs. Pour compenser, un nouveau dividende a été instauré, lié à la performance de la compagnie pétrolière. On tire donc plus sur les profits d'Aramco pour servir le budget et le PIF. Selon le FMI, il y aura malgré tout un impact sur le budget : une baisse des revenus budgétaires par rapport à ses projections antérieures (qui atteignent 4% en 2029). Mais surtout, cela laisse une question irrésolue : d'où viendront les ressources pour continuer d'augmenter l'envergure du PIF ? Une des réponses pourrait être, ici aussi, la dette, car pour l'instant les marges d'endettement restent larges. 

Troisième poche : les entreprises publiques « blue chips »

C'est ici que rentre en jeu les 1,3 trillion de dollars du programme Shareek (« partenaire » dans sa traduction littérale). Celui-ci a été lancé en 2021, avec la NIS. L'idée est d'utiliser la manne des grandes entreprises publiques et de les faire participer à l'effort d'investissement, à travers un programme d'incitations. Ce qui est en jeu ici, c'est l'augmentation de la part du « secteur privé » dans l'économie (l'objectif est de 65% en 2030), mais aussi le pan de politique industrielle de la Vision, dont on parle peu. Pour l'instant, 12 projets ont été signés par 8 entreprises dans des secteurs stratégiques, pour 51 milliards de dollars.

Il paraît pertinent d'utiliser les poches de richesses des entreprises publiques. Mais, en regardant de plus près leur actionnariat (Cf. tableau dans le fichier pdf), cet exercice de puzzle commence à faire apparaître le dessin d'un serpent qui se mord la queue. Ainsi, la revue du FMI mène à une importante conclusion : l'analyse de la trajectoire d'endettement public et de la marge de manœuvre fiscale ne peut plus se faire par la seule étude des chiffres du budget. Or, aujourd'hui, il n'existe pas une vision consolidée du bilan du secteur public, qui devient de plus en plus nécessaire à mesure que le nombre d'acteurs participant à la Vision 2030 augmente. Et d'autant plus, que les investissements des uns impliquent la réduction de leurs flux de trésorerie, et donc des revenus des autres.

Heureusement, il reste une quatrième poche : celle des investisseurs étrangers

Depuis le lancement de la Vision 2030, attirer des capitaux étrangers dans le projet de transformation de l'Arabie saoudite est un objectif primordial. Ils doivent contribuer à près de 500 milliards de dollars de son financement. Plus ils viennent à manquer et plus cela met sous pression les ressources internes pour financer le plan, et donc, plus les risques de surchauffe et de déséquilibres fiscaux et externes augmentent. Or, pour l'instant, les flux d'investissements directs étrangers (IDE) restent bien en deçà des objectifs de la NIS (16 milliards de dollars en 2023, contre l'objectif de 22 milliards dans la NIS). Cela tient à l'environnement des affaires, dont les réformes récentes ne porteront leurs fruits que progressivement. C'est aussi la question de la transformation de l'image de l'Arabie saoudite qui est en jeu. Et enfin, cela dénote un certain scepticisme de la part des investisseurs pour les projets de la Vision 2030, dont ils attendent des preuves de sa faisabilité.

Alors, l'Arabie saoudite a-t-elle les moyens de ses ambitions ? 

La réponse que nous donne le FMI est, qu'au fond, nous ne savons pas. Et nous ne savons pas non plus à quel point le royaume sera prêt à les pousser au détriment de ses équilibres fiscaux et externes et de la surchauffe de son économie. En tout cas, le pays s'est lancé dans un exercice de recalibration de ses besoins de financement associés à la Vision, qui découle d'une analyse de l'espace fiscal. Il semble que cela prendra la forme d'un reséquençage des projets, dans lequel certains seront étendus. Cet exercice est accueilli avec enthousiasme, il rassure quant à la capacité de gestion dynamique d'un plan d'une telle ampleur. Mais en fait, ce que nous dit surtout le FMI, c'est qu'à ce stade, l'incertitude est grande, puisque même l'institution n'a pas eu accès au résultat de l'exercice.

Notre opinion - L'Arabie saoudite s'est engagée, il y a maintenant huit ans, dans un projet de transformation d'une ampleur inédite. Au-delà de la mi-parcours, beaucoup de questions se posent autour de la réalisation de la Vision 2030. Mais ce qui ressort de l'exercice de consultation du FMI, c'est avant tout que le pays ne donne que peu de visibilité sur la gestion dynamique de ce plan, et cela laisse les investisseurs potentiels perplexes. Nous savons qu'un recalibrage des projets est en cours (la presse a même depuis longtemps annoncé que le projet Neom1 était révisé dans ses ambitions). Contrairement à ce que l'on pourrait croire, cela n'est pas perçu comme un échec, mais est au contraire très bien accueilli par le FMI et les investisseurs, qui préfèrent s'assurer que le pays déploie des chantiers à la hauteur de ses moyens. 

Mais ce qui manque cruellement c'est :

  1. Un état des lieux précis des ressources consolidées que le secteur public pourrait déployer (surtout à mesure que les poches de financement deviennent communicantes) ; 
  2. Une stratégie claire, qui indique quels projets seront prioritaires, et ce que l'on en attend en termes d'emploi et de multiplicateur (impact sur la croissance) ; 
  3. Ce qui en découle en termes de trajectoire d'endettement public et externe ;
  4. Les choix d'arbitrage de politiques économiques, si les ressources doivent être révisées. Car, ce qui n'est pas dit, c'est que paradoxalement, dans la période de transition, la diversification rend l'Arabie saoudite encore plus dépendante de ses revenus du pétrole. Qu'en sera-t-il si ceux-ci s'avèrent limiter les ressources du budget, du PIF et d'Aramco ?

1 Neom est un projet de gigantesque ville futuriste située dans le nord-ouest du royaume, qui ambitionne de diversifier l'économie du pays.

L'Arabie saoudite a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

Depuis le lancement de la Vision 2030, attirer des capitaux étrangers dans le projet de transformation de l’Arabie saoudite est un objectif primordial. Ils doivent contribuer à près de 500 milliards de dollars de son financement. Plus ils viennent à manquer et plus cela met sous pression les ressources internes pour financer le plan, et donc, plus les risques de surchauffe et de déséquilibres fiscaux et externes augmentent. Or, pour l’instant, les flux d’investissements directs étrangers restent bien en deçà des objectifs de la NIS (16 milliards de dollars en 2023, contre l’objectif de 22 milliards dans la Stratégie d'Investissement Nationale).

Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient