Turquie – La lutte contre l'inflation a-t-elle pris le pas sur la croissance ?

Turquie – La lutte contre l'inflation a-t-elle pris le pas sur la croissance ?

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Après plusieurs années d'une politique monétaire hétérodoxe, l'économie turque est en plein rééquilibrage : depuis les élections présidentielles et législatives de mai 2023, un pivot monétaire orthodoxe, porté par le ministre des Finances et du Trésor Mehmet Şimşek, est à l'œuvre. Entre juin 2023 et mars 2024, le taux d'intérêt directeur est passé de 8,5% à 50% (pour une inflation qui a atteint 75,4% en mai et qui est toujours de 52% en août). Ce taux devrait vraisemblablement rester inchangé jusqu'en fin d'année. À cela s'ajoutent d'autre mesures monétaires restrictives prises par la Banque centrale (TCBM) visant à neutraliser l'excès de liquidité en livres toujours en circulation dans le système bancaire turc.

Malgré ce resserrement monétaire, l'inertie de la demande intérieure continue de porter la croissance. Entre le 3e trimestre 2020 et le T1 2024, la demande des ménages a été de loin le premier contributeur à la croissance. En 2024, la consommation privée devrait atteindre 164% de son niveau d'avant-crise, plaçant la Turquie très largement en tête dans le G20. Ainsi, sur les quatre derniers trimestres, depuis que le resserrement monétaire a débuté, la demande intérieure a crû de 18,7% en glissement annuel. Seuls les récents chiffres du T2 2024 montrent un début de ralentissement de la croissance : en glissement annuel, elle s'établit à 2,5% (0,1% en g.t.), le rythme le plus lent depuis le Covid. Surtout, les dépenses des ménages ne progressent plus que de 1,6% en glissement annuel, contre 6,8% au trimestre précédent. Ces dépenses ne sont donc plus le premier poste de contribution à la croissance, la balance commerciale prenant cette place (1,3 pp contre 1,2 pp).

Pour cause de cette inertie, la politique fiscale et salariale a mis du temps à s'aligner avec la politique monétaire restrictive. En janvier 2024, le gouvernement a procédé à une hausse de 49% (100% sur un an) du salaire minimum, le portant à 578 dollars (17 002 TRY). De la même manière, le budget de l'État devait enregistrer en 2024 un déficit de 6,4% (une partie des dépenses est liée à la reconstruction des provinces touchées par les séismes du 6 février 2023). Comme attendu, des annonces de réduction des dépenses ont bien été faites à l'issue des élections municipales (mars 2024) mais dont la portée semble à ce jour limitée. En revanche, l'exécutif a bien renoncé à procéder à une seconde hausse du salaire minimum en juillet, comme cela était devenu une habitude depuis 2022 en raison de la forte inflation. 

Le programme économique pluriannuel (OVP) présenté le 5 septembre éclaire sur les dispositions de l'exécutif à arbitrer entre croissance et inflation. En effet, malgré la crédibilité apportée par la figure de Mehmet Şimşek, des doutes persistent sur la résolution de l'exécutif à lutter contre l'inflation si cela signifie une forte baisse de la croissance. En plus des réticences idéologiques au sein de l'AKP, la façon dont le resserrement monétaire est réalisé crée un mécontentement chez certains exportateurs, très influents politiquement. En effet, la Banque centrale laisse la monnaie turque s'apprécier en termes réels, alors même que la compétitivité des exportateurs a été touchée par la forte hausse du salaire minimum en dollars, et que l'accès au crédit est rendu plus difficile qu'auparavant. Le secteur textile, déjà durement secoué par la précédente crise des comptes externes turques (2018-2019), semble une nouvelle fois en première ligne. Dans son plan pluriannuel le gouvernement a donc tenu à montrer qu'il prenait en compte les effets de la politique monétaire sur l'activité : la prévision de croissance a été abaissée de 4% à 3,5% pour 2024 et de 4,5% à 4% pour 2025. Elle est de 4% et 4,5% pour 2026 et 2027 respectivement. De la même manière, les prévisions de déficits budgétaires ont été revues à la faveur de dépenses plus maîtrisées : le déficit devrait finalement atteindre 4,9% du PIB en 2024 et être ramené de 3,9% à 3,1% du PIB en 2025. 

Article publié le 13 septembre 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine  

Turquie – La lutte contre l'inflation a-t-elle pris le pas sur la croissance ?

Si ces nouvelles prévisions du gouvernement lui permettent de s'approcher du consensus pour 2024 (y compris en ce qui concerne l'inflation), les anticipations de croissance pour 2025 et au-delà demeurent optimistes pour une économie en plein réajustement. Elles laissent donc ouverte la question des arbitrages : l'exécutif poursuivra-t-il la désinflation telle que la Banque centrale l'entend, où la croissance telle que son programme pluriannuel l'envisage ? La marge de manœuvre laissée par le corridor d'anticipation de la Banque centrale, soit une inflation entre 7% et 21% en 2025 et tombant sous les 10% courant 2026, pourrait être trop restreinte pour accommoder les ambitions de l'exécutif. Celles-ci sont d'ailleurs élevées : porter le revenu par habitant de 15 551 USD aujourd'hui à 20 420 USD en 2027.

Nathan QUENTRIC, Economiste - Europe centrale et orientale, et Turquie