Bahreïn – Peut-on vivre la rente par procuration ?
- 26.02.2025
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Bahreïn, le plus petit État du Golfe, mais aussi le moins doté en hydrocarbures, a su, dès les années 70, trouver sa place. Face à la nécessité évidente de ne pas tout miser sur une rente insuffisante, le pays a été un laboratoire de la diversification avec des succès notables. Il s’est notamment positionné comme un hub financier pour le Moyen-Orient, coïncidant avec un besoin croissant de gérer la liquidité abondante des pétrodollars. C’est aussi le premier acteur de la région à s’être lancé dans l’aluminium, créant son champion industriel national. Des expériences dont les autres États du Golfe se sont très vite inspirés : l’aluminium et les services financiers se retrouvant au cœur des stratégies de diversification à travers la région. Pourtant, la petite île se place aujourd’hui en position de mauvais élève – avec une dette publique approchant les 130% du PIB, dont les autorités ne semblent pas maîtriser la trajectoire, malgré une accélération des réformes depuis 2018 et le sauvetage financier par les alliés du Golfe. Il apparaît ainsi que malgré la diversification économique, du point de vue du budget, l’État reste immobilisé dans un modèle rentier sans en avoir les moyens. La confiance des marchés dans le positionnement de l’Arabie (en particulier) en tant que prêteur en dernier ressort amène les investisseurs à considérer que cette situation est soutenable. Pourtant, l’histoire financière recommande aussi de ne jamais oublier qu’il s’agit, en fait, d’une anticipation de marché. Certes fondée sur une réalité géopolitique et un précédent historique, mais cela n’implique pas de passer sous silence la situation réelle de solvabilité de ce pays, et surtout, d’en comprendre la trajectoire. Car peut-on vraiment vivre en rentier par procuration ?
Une expérience de diversification économique réussie
Avec une production avoisinant les 200 000 barils/jour, la participation du Bahreïn à la production du Golfe est d’à peine plus de 1%. Malgré la petite taille du pays (avec une population d’environ 1,6 million d’habitants en 2023, dont 730 000 Bahreïnis), cette dotation en ressources naturelles ne permet pas de produire une base de PIB suffisante pour entretenir un niveau de revenus élevés, sans diversification. Et cette réalité n’est pas nouvelle. Cela explique pourquoi, alors que certains États du Golfe commencent juste à penser leur modèle de diversification, Bahreïn a fait face à cette nécessité il y a déjà plusieurs décennies. Il s’est alors agi de faire les bons paris de positionnement au sein de la région, face à des économies plus grandes et mieux dotées.
Un hub financier régional
Dès les années 70, le Bahreïn s’est outillé pour prendre un positionnement de centre financier régional. Le pays avait alors organisé son secteur financier offshore qui a très rapidement connu un grand succès, attirant les plus grandes banques internationales, bien au-delà des espérances du petit royaume. Initialement, le développement des excédents extérieurs des pétromonarchies de la région a incité les institutions internationales à y trouver un point d’entrée, d’autant que le rôle de place financière jusqu’alors tenu par Beirut avait été contraint par l’irruption de la guerre civile1. Mais l’attractivité du Bahreïn tient aussi à d’autres facteurs qui le distinguent : un environnement des affaires favorable marqué par une faible fiscalité, une liberté d’entreprise (notamment vis-vis des investisseurs étrangers, qui ne restreint pas la propriété) et la liberté de circulation des capitaux, des infrastructures développées, l’accès à un personnel qualifié, et un solide cadre réglementaire aligné aux normes internationales (notamment en termes de transparence et lutte contre le blanchiment). Le pays a aussi su se positionner comme un des leaders de la finance islamique. Aujourd’hui, la contribution du secteur financier au PIB, à 17,7% au T3 2024, a surpassé celle du pétrole à 14%. Par ailleurs, 70% de l’emploi de ce secteur est rempli par des Bahreïnis.
Un des leaders de l’aluminium
Si le secteur de l’aluminium semble aujourd’hui s’imposer assez naturellement dans de nombreux pays du Golfe comme la voie privilégiée de diversification industrielle, le Bahreïn a été le premier pays à s’y être lancé. Et en effet, la région, riche en énergie, a un avantage concurrentiel naturel sur ce secteur. Créée au début des années 70, l’entreprise Aluminium Bahrain (Alba) a donc connu un succès rapide. Aujourd’hui, après la dernière expansion aboutie en 2019 qui avait dramatiquement augmenté les capacités de production (d’environ 50%), Bahreïn se positionne comme le 6e producteur mondial et le 2e du Golfe, et l’aluminium contribue à 38% des exportations et 10% du PIB national, selon une note récente de la Direction générale du Trésor2.
Une destination touristique pour la région
Au sein du Golfe, ce n’est certes pas Bahreïn qui s’impose comme un hub touristique international. On pense évidemment d’avantage à Dubaï, Oman ou même au secteur touristique naissant de l’Arabie Saoudite. Pourtant, il est vite apparu qu’il y avait là aussi une carte à jouer dans la région pour le royaume : plus libéral que ses voisins, il se positionne comme une destination de loisirs, en particulier pour l’Arabie Saoudite – qui représente plus de 80% des entrées. D’ailleurs, un pont entre les deux pays, entièrement financé par l’Arabie Saoudite en 1986, permet un accès routier. Le secteur fait l’objet de stratégies nationales, lui étant entièrement dédiées. La plus récente, 2022-2026, ambitionne de faire augmenter la part du tourisme dans le PIB à 11% d’ici la fin de cet horizon. Au cours de la dernière stratégie, 2016-2019, la contribution de ce secteur au PIB aurait augmenté de 4% à 7% selon les autorités, soutenue par de grands projets immobiliers et culturels. Le tourisme est en tout cas un solide contributeur au surplus de la balance des services – à 7% du PIB en moyenne sur 2021-2023. Il restera à déterminer si la libéralisation sociétale de l’Arabie Saoudite et l’extension de son offre de loisirs viendra compromettre ce positionnement. L’autorisation potentielle de la consommation d’alcool serait probablement un facteur déterminant.
Ainsi, Bahreïn semble avoir fait les bons paris qui lui ont permis de se positionner stratégiquement en exploitant sa proximité avec les autres pétromonarchies mieux dotées, et le grand marché saoudien voisin. Cela s’est traduit par une diversification effective de son économie.
Mais un modèle fiscal rentier non-soutenable
Si l’activité économique s’est diversifiée, la structure fiscale reste, elle, fortement ancrée sur un modèle de rente, commun aux pays du Golfe, mais qui ne lui correspond plus. C’est-à-dire une structure fiscale par laquelle l’État (qui détient la rente pétrolière) assoit la légitimité de son autorité par un modèle redistributif, qui garantit un certain nombre de droits et de transferts sociaux, incluant implicitement un droit à l’emploi dans le secteur public pour la population nationale. Mais à partir de 2014, en particulier, lorsque les prix du pétrole chutent, la quasi-absence d’impôts rend la base des revenus – presque exclusivement issue du pétrole – insuffisante pour couvrir le modèle de redistribution qui, parallèlement, s’alourdit. Et cela parce que l’équilibre du contrat social du Bahreïn s’est largement fragilisé.
De fait, le pays a connu la plus grande mobilisation des Printemps arabes, en 2012, avec près d’un cinquième de la population dans la rue, demandant plus de liberté politique et une meilleure représentation de la population chiite majoritaire. C’est une répression sévère, soutenue par l’envoi de forces saoudiennes et émiratis, qui met fin aux événements, mais déstabilise l’assise politique de la famille Al Khalifa. Or, cela coïncide avec une augmentation sensible des dépenses sociales sur le budget. Cette situation explique la rigidité fiscale et la lenteur des réformes lorsque les prix du baril s’effondrent. À partir de cette date, Bahrein s’engage alors dans une impasse de modèle économique, dont la dette devient le symptôme, car il s’agit en grande partie d’un problème structurel : non seulement, les fragilités politiques rendent la réforme des dépenses sociales difficile, mais du côté des recettes, les revenus s’amoindrissent.
Depuis 2018, et l’intervention des partenaires du Golfe avec un package de 10 milliards de dollars, le pays s’est pourtant engagé dans un programme de réformes fiscales inédites : introduction d’une TVA, avec un taux par la suite doublé à 10%, plan de départ volontaire dans le secteur public, ou encore une nouvelle taxe sur les multinationales. Malgré tout, la structure fiscale continue de refléter un modèle rentier qui n’est plus soutenable (les revenus dépendent encore à 70% du pétrole), d’autant que chaque année, l’augmentation de la dette révèle des dépenses extrabudgétaires, qui alourdissent considérablement la balance budgétaire si on les y intègre. Par ailleurs, le poids des intérêts de la dette augmente sensiblement, ce qui réduit d’autant l’espace fiscal disponible pour la redistribution sociale. Selon Fitch, le fameux "breakeven" fiscal, soit le prix du pétrole qui équilibre le budget, serait à plus de 120$/baril en 2025, c’est-à-dire que la dépendance du budget au pétrole est bien trop élevée.
Aux vues du niveau de la dette, de sa trajectoire qui ne se stabilise pas, et de ce que son coût représente en proportion de la base encore très faible des revenus budgétaires, la soutenabilité des finances publiques ne tient, pour ainsi dire, qu’au soutien des alliés du Golfe, et en particulier de son voisin saoudien. Mais combien de temps cela peut-il durer ? En l’absence d’un changement profond de modèle fiscal – qui reflèterait la diversification économique et l’insuffisance de la dotation en hydrocarbure pour entretenir un modèle rentier, il reste à savoir si le pays peut se reposer entièrement sur ses voisins pour vivre de la rente par procuration. Certes, le pays est petit, et la charge de son budget est absorbable par les pays du Golfe, qui, a priori, ne préfèrent pas voir le modèle pétromonarchique remis en cause. Par ailleurs, la majorité chiite du pays fait flotter la menace d’une montée de l’influence de l’Iran. Mais il est à craindre que le prix de l’équilibre, sur un fil, du contrat social bahreïni soit une délégation croissante de sa souveraineté.
Notre opinion – Bien que l’économie du Bahreïn soit la plus diversifiée du Golfe, grâce à une certaine habileté du pays pour trouver sa place au sein des pétromonarchies plus grandes et mieux dotées, sa structure fiscale reflète toujours le maintien d’un modèle rentier, au-dessus de ses moyens. Par ailleurs, la fragilité de son contrat social contraint l’espace des réformes. Mais la dépendance du Bahreïn à l’Arabie Saoudite, en particulier, s’accroît : 75% de son pétrole est extrait d’un champs codétenu avec l’Arabie et opéré par Saudi Aramco, ses entrées touristiques sont à 80% saoudiennes, ses investissements sont largement soutenus par l’aide de ses voisins, et la soutenabilité de ses dépenses publiques tient désormais principalement sur la confiance que le marché accorde au positionnement de l’Arabie comme prêteur en dernier ressort. Une question se pose alors : jusqu’à quel point le pays peut-il accroître sa dépendance et son intégration à son voisin, surtout si la trajectoire de dette risque d’en faire un pays de facto sous-tutelle financière et économique?
Article publié le 21 février 2025 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine
1 Bahrain’s Offshore Banking Center, A.S. Gerakis and O. Roncesvalles, FMI, 1983
2 L’alu met le feu – Brèves Économiques de la Péninsule Arabique, Direction générale du Trésor, janvier 2025.

Bien que l’économie du Bahreïn soit la plus diversifiée du Golfe, grâce à une certaine habileté du pays pour trouver sa place au sein des pétromonarchies plus grandes et mieux dotées, sa structure fiscale reflète toujours le maintien d’un modèle rentier, au-dessus de ses moyens. Par ailleurs, la fragilité de son contrat social contraint l’espace des réformes.
Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient