En Inde, le ralentissement de la croissance complique les arbitrages

En Inde, le ralentissement de la croissance complique les arbitrages

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La décélération rapide de la croissance indienne, qui devrait passer de 8,2% à 6,4% – au mieux – pour l’année fiscale 2024/2025 (contre un objectif initial de 7%) complique les arbitrages du gouvernement. Certes, l’Inde fait toujours figure de champion régional de la croissance, et peut se targuer de faire la course en tête face à une Chine en perte de vitesse. Mais le rythme affiché par le pays, non content d’être inférieur aux anticipations des autorités, reste très insuffisant pour créer les douze millions d’emplois nécessaires pour absorber les nouveaux entrants sur le marché du travail, talon d’Achille structurel de l’économie indienne. Après 7,8% au premier trimestre, puis 6,7% au deuxième, la croissance a encore ralenti à 5,4% au troisième trimestre, son rythme le plus bas depuis trois ans, alors que les effets de base hérités du Covid jouaient encore à plein. 

Pourquoi ce ralentissement ? 

La réponse est à aller chercher du côté de l’inflation, extrêmement volatile en Inde. Portée par les prix alimentaires, elle oscille entre 5% et 6% depuis plusieurs mois. Le niveau des prix pèse sur celui des salaires, qui stagnent, voire reculent légèrement, et donc sur la consommation des ménages, moteur traditionnel de la croissance indienne. Dans ce contexte, le manque de dynamisme du marché du travail n’aide pas non plus, car les salariés ne sont pas en position de force pour négocier des augmentations, dans un environnement de surcroît toujours très informel. 

La baisse de la consommation, en biens durables notamment (automobile, deux roues et équipements de la maison), pèse directement sur les grands groupes indiens. Encore peu compétitifs à l’exportation, dans un pays qui demeure très protectionniste et qui n’a pas signé beaucoup d’accords de libre-échange, ces derniers comptent avant tout sur le vaste marché intérieur pour absorber leur production. La contribution des importations nettes à la croissance est redevenue positive, signalant un net ralentissement des importations alors même que les prix ont nettement augmenté en raison de la faiblesse de la roupie. Tous ces éléments sont le reflet d’une demande interne en berne. 

En réalité, des interrogations profondes traversent l’économie indienne, notamment sur sa capacité à faire émerger une véritable classe moyenne, qui puisse être le moteur d’une croissance endogène, reposant sur la convergence, sinon lente mais du moins linéaire, des revenus annuels de la population. Ces questionnements, associés à l’inflation persistante et des anticipations peu optimistes, expliquent aussi le ralentissement de l’investissement privé et des investissements directs étrangers, à un niveau historiquement bas (28 milliards de dollars en 2023). 

Quel policy-mix ?

La hausse des prix est également alimentée par la chute de la roupie, qui connaît actuellement une phase de dépréciation d’une ampleur inhabituelle. Avec un compte courant structurellement déficitaire, les pressions à la baisse sur la devise indienne ne sont pas nouvelles, et ont tendance à compliquer les arbitrages de la politique monétaire, qui doit toujours trouver l’équilibre entre maîtrise de l’inflation, du taux de change et soutien à l’activité.

La tâche du nouveau gouverneur, Sanjay Malhotra, nommé en décembre dernier, s’annonce complexe. Ce dernier, ancien secrétaire d’État au revenu, a été choisi pour la ligne qu’il défend : celle d’un soutien à la croissance plus clair, passant par une politique monétaire plus accommodante, en compensation d’une plus grande rigueur budgétaire. 

Alors que la banque centrale indienne (RBI) a pour l’instant maintenu inchangé son taux directeur, à 6,5%, une première baisse pourrait être décidée lors du prochain comité monétaire de février. Quitte à sacrifier la roupie en utilisant les réserves de change accumulées pour la défendre si nécessaire, comme cela a déjà été fait ces derniers mois – les réserves sont d’ailleurs passées de 616 milliards de dollars en septembre à 534 milliards en janvier. Il est donc probable de voir le cours de la devise indienne passer sous les 90 inr/usd dans les prochains mois, ce qui représenterait une dépréciation d’environ 30% par rapport au niveau d’avant la pandémie. 

C’est du reste également la ligne défendue par Narendra Modi et ses équipes, qui militent auprès de la RBI pour plus de soutien à l’activité domestique. Avant même le comité, la RBI a déjà annoncé de nouvelles injections de liquidités sur le marché interbancaire. 

Autre discussion à prévoir, celle du budget, dont l’examen débutera en février. Après une hausse des dépenses durant l’année électorale, la consommation publique a nettement décéléré, car le gouvernement poursuit toujours un objectif de consolidation fiscale. La ministre des Finances, Nirmala Sithamaran, devrait annoncer de nouvelles baisses d’impôt (l’impôt sur les sociétés a déjà baissé lors du deuxième mandat de Narendra Modi) ainsi que de nouvelles dépenses en infrastructures. 

Le déficit budgétaire de l’État central devrait repasser sous les 5% du PIB d’ici la fin de l’année fiscale (le déficit consolidé dépasse quant à lui toujours les 8% du PIB), mais cette consolidation s’explique aussi par la difficulté d’exécution du budget : certains projets prennent du retard, et la qualité des infrastructures déjà construites laisse à désirer, ce qui ralentit la mise en route des autres chantiers.

L’image de Narendra Modi, qui s’érige en Premier ministre bâtisseur, déjà écornée depuis sa contre-performance électorale de juin 2024 et la perte de la majorité à l’Assemblée, continue de s’éroder, alors que le Bharatiya Janata Party (BJP) doit affronter de nouvelles échéances électorales cette année, notamment à Delhi et dans l’État du Bihar. 

L’imprévisible Trump 

Enfin, comme le reste du monde, l’Inde regarde avec crainte du côté des États-Unis. Le pays est – de loin – son premier client et absorbe environ 18% de ses exportations totales. Sur les dix premiers mois de l’année, l’Inde dégageait un excédent vis-à-vis des États-Unis d’environ 35 milliards de dollars. Pas de quoi placer le pays en tête des cibles de Donald Trump – il y a d’abord la Chine bien sûr, mais aussi le Canada, le Mexique, la Corée du Sud ou le Vietnam – mais suffisamment pour s’inquiéter de potentielles restrictions sur le commerce international.

Donald Trump et Narendra Modi se sont déjà appelés, et le Premier ministre indien pourrait effectuer une visite officielle à Washington dès le mois de février pour échanger sur ses inquiétudes et ses priorités : les droits de douane bien sûr, mais aussi les visas accordés aux travailleurs indiens, dans un contexte de durcissement sévère de la politique migratoire américaine. Le président américain a quant à lui suggéré à son homologue indien d’acheter plus d’armes américaines. Un « conseil » aux allures de menaces, qui laisse présager de futures négociations dans lesquelles l’Inde, qui espère toujours se positionner comme alternative industrielle à la Chine, aura beaucoup à jouer.

En Inde, le ralentissement de la croissance complique les arbitrages

Des interrogations profondes traversent l’économie indienne, notamment sur sa capacité à faire émerger une véritable classe moyenne, qui puisse être le moteur d’une croissance endogène, reposant sur la convergence, sinon lente mais du moins linéaire, des revenus annuels de la population. Ces questionnements, associés à l’inflation persistante et des anticipations peu optimistes, expliquent aussi le ralentissement de l’investissement privé et des investissements directs étrangers, à un niveau historiquement bas (28 milliards de dollars en 2023).

Sophie WIEVIORKA, Economiste - Asie (hors Japon)