Parole de banques centrales – Taux d'intérêt d'équilibre, la BCE ne s'engage pas
- 10.02.2025
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Quand "l'incertitude sur le niveau du taux neutre et, plus généralement, sur la force de la transmission monétaire côtoie inévitablement l'incertitude sur les perspectives d'inflation et l'incertitude sur les perspectives1" , on ne peut pas résumer l'orientation monétaire à la comparaison du taux directeur à une estimation très incertaine du taux dit neutre.
C'est ce qui résulte de la communication tant attendue de la BCE sur son estimation du taux neutre ou taux d'équilibre. Ce message signifie que la conduite de la politique monétaire va continuer de s'opérer à petits pas, avec une attention particulière donnée aux derniers indicateurs sans que les agents économiques ne puissent ancrer leurs anticipations sur une valeur précise du taux d'intérêt d'équilibre (r*).
Les règles de politique monétaire, telles que la "règle de Taylor" selon laquelle l'écart du taux directeur à ce taux d'équilibre est fonction de l'écart de l'inflation à la cible, de l'ampleur et du signe de l'écart de production mais aussi des objectifs de stabilisation de l'inflation et de l'activité stipulés dans les mandats des banques centrales, ne sont pas encore prêtes à être réutilisées. L'emploi de ces règles a été rendue de plus en plus complexe par l'incertitude autour de la valeur même de ce taux d'équilibre : du fait de sa baisse continue au cours des décennies passées, puis du fait de la multiplication des chocs récents qui a brouillé l'évaluation du régime d'inflation et l'estimation de la croissance potentielle de l'économie mais aussi du niveau d'équilibre du taux d'intérêt.
En effet, le taux d'intérêt naturel ou d'équilibre est le taux d'intérêt réel qui permet d'équilibrer l'épargne et l'investissement et qui prévaut en l'absence de cycle économique et de chocs avec une production au potentiel et une inflation stable. La probabilité d'une coïncidence de ces événements étant pratiquement nulle, ce taux n'est pas observable, mais au mieux estimé.
Au cours des dernières décennies les estimations ont montré un affaiblissement progressif de ce taux2.
Plusieurs explications sont avancées, dont la principale est un déséquilibre croissant entre épargne et investissement. Cette préférence pour l'épargne se justifie par le vieillissement des populations (ce facteur expliquerait jusqu'à un tiers de la baisse du taux naturel), mais aussi la montée des inégalités des revenus et des richesses et l'augmentation des rentes oligopolistiques. Ces facteurs justifieraient une plus forte propension à épargner. À cela s'ajouterait l'incertitude croissante à la sortie des crises, notamment de la grande crise économique et financière, qui aurait alimenté la frilosité de l'investissement. Et il ne faut pas oublier que l'âge d'or de la politique monétaire, cette période de stabilité monétaire connue depuis les années quatre-vingt et jusqu'à la fin des années deux-mille, résultat de la réussite des politiques de ciblage de l'inflation par des banques centrales indépendantes, a contribué à des taux stablement bas. Victime de son succès, l'action des banques centrales a été renforcée, du moins dans la zone euro, par une politique budgétaire de stabilité, ayant contribué à la baisse de l'investissement public.
La crise de la Covid renforcée, en Europe, par la crise de l'énergie a ranimé l'inflation et posé la question d'un changement de régime. La forte reprise post-pandémique a alimenté une demande de travail importante qui a résorbé le taux de chômage cumulé dans la décennie précédente, modifiant la réaction des salaires aux variations de l'activité. Ce retour de l'inflation, mais aussi les nouveaux besoins d'investissement dans les deux transitions et dans la sécurisation des chaînes de valeur, peuvent contribuer à réduire le déséquilibre entre l'épargne et l'investissement. Plusieurs estimations du taux d'intérêt naturel suggèrent qu'il pourrait avoir augmenté par rapport aux niveaux prépandémiques. La forte réponse de politique monétaire pourrait aussi avoir augmenté r* et les perceptions de ce qu'il devrait être.
Lorsque le processus de désinflation conduit l'inflation près de la cible et que la phase de normalisation monétaire atteint sa fin, la question du taux "final" se pose. On attendait donc de la part des banques centrales une clarification par rapport au niveau du taux d'équilibre, nouveau ou vieux, soit-il.
La BCE a donc été contrainte de répondre à cette question mais elle l'a fait avec une grande prudence. Elle souligne que les évaluations du niveau et de la direction de r* sont entourées d'une très grande incertitude, ce qui les rend floues.
En effet, parmi les différentes méthodes d'estimation retenues, si on se limite à celles fournies par des modèles de la structure par terme des taux d'intérêt et à celles qui mobilisent des modèles structurels, les estimations varient dans une fourchette de -0,5% à +0,5% pour le taux neutre réel et de +1,75% et +2,25% pour le taux neutre nominal3.
En dépit de l'amplitude de la fourchette d'estimation, il semble que, dans l'environnement post-pandémique, il y ait eu une certaine augmentation de r*. Cependant, les estimations actuelles restent sensiblement inférieures à celles qui prévalaient avant la crise financière mondiale, ce qui laisse présager la persistance de risques baissiers en cas de chocs désinflationnistes suffisamment importants.
Notre opinion – L'attente était forte pour un guidage après que la succession des crises, des chocs et le retournement des politiques économiques avaient balayé le peu de certitude autour du rythme de croissance potentiel, de l'ampleur de l'écart de production, du type de régime d'inflation. L'incertitude croissante sur l'environnement géo-économique ne fait qu'augmenter le risque d'événements à la fois plus fréquents et plus extrêmes et affaiblit l'ancrage des anticipations autour d'un seul équilibre.
Dans cet environnement, le risque de divergence de ces anticipations et de trajectoires auto-réalisatrices conduisant à des équilibres multiples requiert à la fois des coupe-circuits puissants et un guidage explicite. Mais cet environnement de fragmentation et de tension augmente aussi la volatilité de l'inflation , à la hausse comme à la baisse. Un tel contexte justifierait donc aussi une réactivité et une flexibilité plus fortes de la politique monétaire. Par ailleurs, compte tenu de politiques budgétaires contraintes par les niveaux élevés des dettes publiques, de politiques de bilan des banques centrales rendues plus prudentes par leurs conséquences négatives en termes de bulles d'actifs et de pertes en bilan, un rôle plus important pourrait être dévolu au taux d'intérêt comme outil de stimulation de la demande. Avec un taux d'équilibre toujours faible, la perspective de taux d'intérêts négatifs n'est pas à exclure.
Article publié le 07 février 2025 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine
1Phillip Lane“A middle path for ECB monetary policy”, discours au Peterson Institute for International Economics,Washington, D.C., 5 février 2025
2Del Negro et al (2017); Holston et al (2023); Hördahl and Tristani (2014); Lubik and Matthes (2015); ECB; Federal Reserve Bank of Richmond; Federal Reserve Bank of New York.
3Brand, Lisack, Mazeli “Natural rate estimates for the euro area: insights, uncertainties and shortcomings”,ECB Economic bulletin, 1, 2025

L'attente était forte pour un guidage après que la succession des crises, des chocs et le retournement des politiques économiques avaient balayé le peu de certitude autour du rythme de croissance potentiel, de l'ampleur de l'écart de production, du type de régime d'inflation. Le nouvel environnement de fragmentation et de tension augmente aussi la volatilité de l'inflation, à la hausse comme à la baisse. Un tel contexte justifierait donc aussi une réactivité et une flexibilité plus fortes de la politique monétaire. Avec un rôle plus important pour le taux d'intérêt comme outil de régulation de la demande et avec un taux d'équilibre toujours faible, la perspective de taux d'intérêts négatifs n'est pas à exclure.
Paola MONPERRUS-VERONI, Manager zone euro