Égypte – Un état des lieux de la liquidité extérieure

Égypte – Un état des lieux de la liquidité extérieure

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Le 23 février dernier, il y a maintenant presque un an, l'Égypte signait le plus gros contrat d'investissement étranger de son histoire, qui offrait les droits de développement de sa côte de Ras El-Hekma sur la méditerranée au fonds souverain émirati ADQ, pour 35 milliards de dollars. Bien que controversé, ce marché est ce qu'il en a coûté à l'Égypte pour sortir d'un nouvel épisode de crise de change sévère, dans lequel le pays s'était enlisé pendant deux ans.

Les difficultés avaient commencé début 2022 avec le choc de la guerre en Ukraine et l'explosion des prix internationaux du blé, dont l'Égypte est un des plus grands importateurs mondiaux. La perte de confiance des investisseurs avait ensuite entraîné d'importantes fuites de capitaux, accélérant la crise. S'en est suivi deux ans d'équilibres précaires, durant lesquels une armée d'économistes a tenté de résoudre une équation : celle de la balance des paiements égyptienne. Une question, dans l'urgence, a effacé toutes les autres : l'Égypte va-t-elle attirer les dollars nécessaires pour faire face à ses obligations extérieures ? Alors l'entrée de 35 milliards de dollars, en une signature, est apparue comme le signal pour poser la calculette et souffler. Il en est de même pour l'économie égyptienne qui peut désormais redémarrer et espérer voir l'inflation se normaliser.

La semaine dernière, la banque centrale égyptienne a publié le premier trimestre de sa balance des paiements de l'année fiscale 2024/2025 (FY25). C'est l'occasion de faire le point sur la situation de liquidité extérieure du pays, près d'un an après le "méga deal". C'est-à-dire se repencher dans l'équation pour retracer les canaux d'absorption des 35 milliards de dollars injectés en février dernier. Quels ont donc été les principaux besoins de financement en dollars pour l'Égypte ?

Le financement de la balance courante

Avant tout, le coût en dollars des transactions de l'Égypte avec le reste du monde a très fortement augmenté sur FY24. C'est ce que nous dit le chiffre du déficit de la balance courante, qui est passé de 4,7 milliards USD en FY23 à 20,8 milliards en FY24.

L'effondrement de la balance d'hydrocarbures

Cela s'explique d'abord par une forte détérioration de la balance d'hydrocarbures. En effet, un déclin de la production de gaz naturel et une augmentation de la consommation d'électricité (en particulier liée aux vagues de chaleur), ont pris le gouvernement par surprise, et donné lieu à de fréquentes coupures d'électricité au cours de l'été. Cela a poussé les autorités à dépenser plus de 1 milliard USD au-dessus de leurs prévisions pour l'importation de gaz naturel liquéfié, et à détourner une grande partie des exportations (-60% en glissement annuel) vers la consommation interne. Depuis 2018, et l'entrée en production du champs gazier Zhor, c'est la première année où la balance d'hydrocarbures est retombée en déficit – à hauteur de 8 Mds USD.

La crise n'est évidemment pas étrangère à cette détérioration. Les subventions sur l'électricité et les carburants ont mis la santé financière du secteur (en particulier EGPC, l'entreprise pétrolière nationale) sous tension. À cela se sont ajoutées les pénuries de dollars, associées à la crise de liquidité. Ces difficultés financières ont entraîné d'importants retards de paiement aux majors internationales du pétrole (4-5 Mds USD en juin 2024, selon le FMI). Ces dernières ont donc largement interrompu les investissements dans l'exploration pétro-gazière. Un plan d'action a alors été déployé pour répondre à ces problématiques, combinant un échéancier de remboursement des arriérés, des négociations avec les partenaires internationaux pour reprendre l'exploration, des réformes sur les subventions, et des investissements en énergies renouvelables pour diversifier le mix énergétique. Toujours est-il que la balance d'hydrocarbures a lourdement pesé sur le déficit courant en FY24 (presque 40% du déficit), et cela restera le cas en FY25.

La normalisation des importations

Pour répondre à la promesse d'un taux de change flexible – clé pour ancrer la confiance dans la monnaie, les autorités doivent assurer la liquidité en dollar pour servir les demandes de devises des importateurs et résorber les arriérés. Cette normalisation progressive entraîne une hausse des importations, jusqu'ici contraintes par la rareté du dollar. Cela a participé à la détérioration du déficit courant, mais pèsera surtout sur l'année fiscale FY25. Sur le premier trimestre, les importations hors hydrocarbures ont augmenté de plus de 30% en glissement annuel.

L'impact des attaques des Houthis en mer rouge sur les revenus du canal de Suez

Les conflits régionaux sont venus compliquer davantage les équilibres externes, en particulier depuis décembre 2023 et le lancement par les Houthis d'attaques en mer rouge qui ont détourné les routes maritimes du canal de Suez.

Cela a représenté un manque à gagner d'environ 2 milliards USD en FY24 (avec seulement un semestre impacté). Mais c'est encore sur FY25 que cette contrainte risque de peser pleinement : il n'est pas certain que le récent cessez-le-feu entre Israël et Gaza, s'il tient, mette fin à ces attaques, et le trafic, s'il se normalise, ne se rétablira que progressivement (le coût d'assurance reste prohibitif pour le moment).

Le profit des investisseurs étrangers creuse le déficit

Le coût de la dette externe commence à se stabiliser avec les normalisations monétaires en cours dans les grandes économies. Mais, les taux d'intérêt domestiques ont explosé1  dans un contexte d'inflation élevée et la rémunération des investisseurs étrangers sur le marché local a augmenté. Leur retour tonitruant depuis le deal de Ras-El Hekma a cependant rétabli la liquidité de ce marché et réduit la demande de spread.

Malgré la stabilisation du coût de la dette détenue à l'étranger, son niveau reste élevé. Par ailleurs, la normalisation du paiement de dividendes, longtemps bloqués dans le pays, représente des sorties supplémentaires de capitaux. La balance des revenus, qui comptabilise ces flux, a donc entraîné une sortie de plus de 17 milliards USD en FY24, et ne devrait que légèrement diminuer en FY25. Cela pèse aussi sur le déficit courant.

Les transferts de fonds des travailleurs étrangers sont à nouveau un facteur de soutien

Pendant la crise, la perte de confiance dans la monnaie égyptienne a rapidement entraîné une chute des transferts de fonds des travailleurs étrangers, une des principales rentes en dollars de l'Égypte (plus de 30 milliards USD avant la crise). Cela s'explique par le choix de différer ces transferts dans l'attente d'une nouvelle dévaluation. En FY23 et FY24, cela a représenté un manque à gagner d'environ 10 milliards USD. Mais depuis l'investissement émirati et le dernier ajustement de la monnaie, la confiance est revenue et l'effet sur ces flux a été immédiat. Cela va être un élément majeur de soutien à la balance des paiements en FY25. Sur le premier trimestre, ces transferts ont augmenté de 85% en glissement annuel.  

Le défi du refinancement de la dette externe

Le gouvernement fait face à de lourdes échéances de dettes externes (principalement de dette multilatérale et d'eurobonds). En FY24, la reprise du programme FMI a aidé à refinancer une partie des maturités (estimées autour de 10 milliards USD), mais une sortie nette de près de 3 milliards USD a été enregistrée sur la balance des paiements. Les mouvements d'actifs du secteur privé (non-bancaire) ont ajouté plus de 6 milliards USD de flux sortants, compensés par de très larges souscriptions de facilités crédit-export (7 milliards), surtout à court-terme. Pour l'année FY25, c'est près de 14 milliards qui seront dus par le gouvernement et, jusqu'ici, 7 milliards de financements ont été négociés (dont FMI et pack européen).

La reconstitution de la liquidité extérieure des banques est un bon signe, mais un indicateur à surveiller de près

Durant la crise, les actifs extérieurs nets des banques, longtemps considérés comme une poche de liquidité (hors réserves de change) pour faire face aux chocs, ont été siphonnés. Ils ont atteint une position négative de -17 milliards en juin 2023. En réalité, ces mouvements sont très observés, car les chutes de ces actifs ont souvent devancé les dévaluations. Depuis l'investissement émirati, ils se sont largement reconstitués : à 2,7 milliards en juin 2024. Sur FY24, la reconstruction des actifs extérieurs nets des banques et de la banque centrale a représenté une sortie de 28 milliards USD, vitale pour restaurer la santé financière du pays. Mais, sur le premier trimestre de FY25, des entrées de plus de 2 milliards ont été enregistrées, semblant correspondre à une baisse des actifs extérieurs des banques. Cela est à surveiller car le programme FMI contient une clause de consultation en cas de déclin de plus de 2 milliards.

La reconstitution des réserves de change, toujours vulnérables aux fuites de capitaux

Enfin, l'Égypte a aussi reconstitué des réserves officielles de change : entre février et décembre 2024, elles ont augmenté de 11,7 milliards atteignant plus de 7 mois de couverture d'importations. C'est un facteur très fort d'ancrage des anticipations de marché. Mais cela est à relativiser, si on observe la part qu'a joué l'entrée massive d'investissements de portefeuille (14 milliards USD en FY24) dans cette augmentation. En effet, ces investissements (notamment sur des Tbills à court terme) ont tendance à se retirer massivement en cas de choc externe, et cela a été l'une des faiblesses de la structure de financement des comptes externes égyptiens depuis plusieurs années. Leur stock représentait encore plus de 80% des réserves à fin octobre 2024, une vraie source de vulnérabilité.

Par ailleurs, au premier trimestre FY25, la balance des paiements ressort négative pour près d'un milliard. C'est en effet ce que l'on retrouve sur la variation des réserves hors or monétaire. Mais en incluant l'or, les réserves officielles de change augmentent sur la période – ce qui efface les pressions de liquidité, lorsque leur chiffre est annoncé chaque mois. Est-ce purement le fait de l'appréciation du prix du métal ou y a-t-il un élément de « window dressing » ?
 
Notre opinionLe "méga deal" de l'Égypte avec les Émirats en février 2024, a permis un apport en liquidité unitaire inédit. Ce montant est ce qu'il fallait aux investisseurs pour reconstruire une confiance abimée dans la monnaie égyptienne, que les autorités ont pu ajuster au niveau du marché parallèle sans risquer son effondrement. Ce montant est, cela dit, à relativiser face à l'importante augmentation des besoins de financement extérieurs du pays qui s'explique par une conjonction inédite de facteurs : détérioration de la balance d'hydrocarbures, normalisation des importations, attaques des Houthis en mer rouge, coût élevé de la dette détenue par les non-résidents, transferts de fonds des travailleurs étrangers contraints jusqu'à la dernière dévaluation, remboursement de la dette externe. À cela s'est ajouté le besoin de reconstituer des marges de liquidité extérieure pour les banques, très dégradées par la crise. Cela peut s'analyser comme si, avant la prise en compte des 35 milliards de Ras El-Hekma, l'Égypte avait un écart de financement de 25 milliards USD sur l'année fiscale 2023/24. Le deal a donc permis d'augmenter les réserves, mais c'est à relativiser au regard du retour tonitruant des investissements de portefeuille étrangers, qui restent très volatils – leur stock sur le marché local des Tbills égyptiens représente plus de 80% des réserves. Une situation de retournement de confiance aurait donc immédiatement des conséquences financières importantes.

Par ailleurs, la publication de la balance des paiements pour le premier trimestre de l'année fiscale en cours, montre un écart de financement de près de 1 milliard de dollar, et ce malgré un recours encore très important aux facilités de crédit export à court-terme et une nouvelle détérioration des actifs extérieurs nets des banques. Si la reconstitution des coussins de liquidités externes est un bon signal, les équilibres extérieurs de l'Égypte restent donc sensibles à un nouveau choc, qui serait un test pour l'engagement du pays à maintenir un change flexible.

Article publié le 24 janvier 2025 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine

1Les taux d'intérêt ont augmenté de 19 points de pourcentage depuis le début de la crise.

 

Égypte – Un état des lieux de la liquidité extérieure

La publication de la balance des paiements pour le premier trimestre de l'année fiscale en cours, montre un écart de financement de près de 1 milliard de dollar, et ce malgré un recours encore très important aux facilités de crédit export à court-terme et une nouvelle détérioration des actifs extérieurs nets des banques.

Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient