À Money20/20, interopérabilité, IA agentique et stablecoins entrent en collision
- 18.06.2025
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En ce début du mois de juin, Money20/20, la prestigieuse conférence mondiale consacrée à l'industrie des paiements, a pris ses quartiers d'été à Amsterdam. Pendant trois jours, au cœur des 110 000 m2 du RAI, le plus grand parc des expositions des Pays-Bas, institutionnels et start-up du secteur enchaînent rencontres et conférences à un rythme effréné multipliant prises de contacts et annonces. De ce fond sonore1 émergent l'interopérabilité, l'IA agentique et les stablecoins.
Le cauchemar de l'interopérabilité
Interopérabilité, un mot répété à l'envi dans les travées du salon. Plus qu'un mot, une promesse ! Celle d'un monde idéal où l'argent circulerait sans friction et instantanément d'un rail de paiement à l'autre, d'un continent à l'autre, d'un pays à l'autre, d'un compte à l'autre, d'une application à l'autre et tout cela au plus grand bénéfice des entreprises, des marchands et des consommateurs.
Pourtant, derrière les discours promettant une interopérabilité à portée de main, la réalité oppose une résistance tenace avec la multiplication des infrastructures, la fragmentation des standards, la logique de rente, les stratégies d'enfermement techniques et technologiques. Résultat : l'interopérabilité pensée devient rêvée, et l'industrie avance en ordre dispersé, sur des rails parallèles qui peinent à se rejoindre.
Oui, l'édition européenne 2025 de Money20/20 aura révélé à quel point jointer les infrastructures est encore aujourd'hui un mirage qui structure le récit des acteurs du paiement. Ces industriels tombés dans l'illusion d'un consensus ou dans une sorte de déni collectif peinent à expliquer la crédibilité d'un chantier consistant à empiler les autoroutes de la valeur sans véritablement en consolider les bretelles d'accès et de sortie.
Lors d'un panel consacré à la vision européenne des paiements, un intervenant soulignait la clarté de la stratégie du Royaume-Uni, capable de rassembler régulateurs, autorités et industrie autour d'objectifs communs. Cependant, force est de constater que cette coordination reste exceptionnelle en matière de paiements. En Europe, les initiatives prolifèrent sans gouvernance commune. Des socles techniques existent2 mais les solutions qui se multiplient se fondent encore sur des visions qui restent nationales ou privées3 et parfois concurrentes.
Chaque année, l'interopérabilité revient à Amsterdam comme un slogan sans exécution, un mot à la mode dont la réalisation est constamment repoussée. Chaque acteur semble vouloir sa propre infrastructure souveraine ou propriétaire, sans logique d'interconnexion native. Pendant que les rails se multiplient, les ponts se font attendre. Prenons, les stablecoins par exemple. Présentés comme de nouveaux rails de paiement globaux, ils viennent s'ajouter en réalité aux systèmes existants sans véritablement les relier.
Bien sûr, il existe un désir d'interconnexion dans l'industrie mais quand on entend « interopérabilité », on voit « complexité ». La coordination n'apparaît pas tant technique que politique et cette dernière fait clairement défaut.
D'aucun pourrait opposer à cette critique de l'interopérabilité opérationnelle les APIs4 qui se standardisent ou bien l'avancée de normes comme celle de l'ISO 200225. Ces standards apparaissent toutefois interprétés localement, parfois même détournés. Les APIs demeurent fragmentées, les couches UX ne sont pas standardisées, et les frictions côté marchand persistent, une idée forte revenue à plusieurs reprises dans les panels.
Et si demain, une attaque exploitait une vulnérabilité dans les bretelles reliant les autoroutes de paiement ? À Money20/20, l'obsession de la vitesse transactionnelle masque encore les enjeux systémiques de sécurité et de résilience des infrastructures. Dans les faits, les mécanismes de fallback6 entre rails, les supervisions en temps réel des interconnexions sont absentes des débats sur l'interopérabilité. On connecte plus vite qu'on ne sécurise. Et le risque systémique croît avec chaque nouveau rail non aligné.
Plusieurs panels l'ont rappelé. Pour l'utilisateur, l'enjeu n'est pas tant les rails que la fluidité de l'expérience qu'ils permettent. C'est ce qui explique le succès croissant de solutions comme iDEAL ou du Pay by Bank7, qui s'imposent progressivement au moment du checkout8. Si les interfaces soignent l'expérience des utilisateurs et racontent une belle histoire, elles masquent souvent la réalité d'infrastructures qui exécutent les traitements. L'expérience semble fluide, mais elle repose sur des back-ends complexes, invisibles à tort qui peuvent être verrouillés du fait de leurs dépendances, et donc fragilisés au gré de tensions géopolitiques par exemple.
À Money20/20, l'interopérabilité se décrète donc mais ne se construit pas véritablement. Tant que chaque acteur poursuivra son rail, son schéma, son wallet, le système restera un archipel, performant en façade, connecté en apparence mais fragmenté en profondeur.
L'agentique débarque !
Evidemment cette année, l'intelligence artificielle était partout dans les travées de Money20/20. Dans cette fulgurance qu'on lui connaît, l'IA est clairement devenue une réalité structurelle qui redéfinit la manière dont les institutions financières conçoivent l'expérience client, orchestrent leurs processus et projettent leur avenir.
Mais, le terme qui a dominé les débats les plus prospectifs du salon n'était déjà plus l'IA Générative mais bien l'IA Agentique. Cette nouvelle itération de l'intelligence artificielle ne se limite plus à générer ou assister. Elle agit, cherche, prend des décisions, exécute des ordres, initie des transferts tout en s'intégrant à des écosystèmes complexes.
En trois jours de salon, c'est peut-être l'Américain Stripe qui a livré la manifestation la plus avancée de la mise en production de ces nouveaux agents de l'IA. Avec son SDK9 dédié au commerce agentique10 et à ses règlements, l'entreprise des frères Collison – qui emploie désormais près de 9 000 personnes et dont la valorisation a touché les 70 milliards de dollars – revendique en moins d'un an plus de 700 applications live et des milliers de téléchargements hebdomadaires comme l'a confirmé son CTO lors d'une conférence.
Ce type d'agents est capable de réserver un billet d'avion, gérer une facturation ou piloter un réassort – tout cela de manière autonome, à partir d'une simple intention exprimée par l'utilisateur. Une telle évolution, si ce n'est une révolution, n'est pas une extension des modèles SaaS11 mais en signe peut-être la désintégration progressive, au profit d'interfaces développées sur mesure, pour un besoin spécifique. Des applications opérées par des agents potentiellement éphémères par ailleurs. On parle de Disposable Apps.
Il était aussi intéressant d'entendre la native d'Amsterdam, Adyen12, évoquer son approche profondément souveraine de l'IA fondée sur un ensemble interne de modèles dédié au traitement de ses flux parmi les plus critiques (paiements, onboarding, KYC, conformité…). Une approche in-house sophistiquée et certainement coûteuse mais qui lui aura permis de développer Uplift, un assistant IA intégré qui équilibre automatiquement pour ses clients marchands, taux de conversion, maîtrise de la fraude et réduction des coûts. Dans les pas de Stripe, Adyen anticipe le passage du checkout classique à des interfaces génératives en langage naturel à grandes doses d'agents intelligents.
Au-delà des retours d'expérience enthousiasmants de Stripe et d'Adyen, plusieurs intervenants ont cependant alerté sur la nécessité d'un changement de paradigme dans la manière dont les entreprises appréhendent ces technologies d'agents IA.
L'erreur serait en fait de les considérer comme de simples outils. Ce qu'ils ne sont pas. Ces agents devraient être vus davantage comme des collaborateurs à part entière, avec lesquels il faut apprendre à dialoguer, ajuster les règles, répartir les responsabilités. Un nouvel état qui transforme en profondeur notre rapport aux ressources humaines. Ces agents autonomes bouleversent les organigrammes opérationnels par leur intégration dans les équipes. L'intelligence agentique modifie également la nature même du travail. Les collaborateurs augmentés deviennent meilleurs dans leurs domaines d'expertise, mais peuvent aussi entreprendre dans des univers qui leur étaient auparavant inaccessibles.
Ce saut quantique redistribue les cartes du pouvoir au sein d'organisations hybridées à l'IA. Il soulève aussi une tension éthique : faut-il encore embaucher des juniors si les agents couvrent désormais le bas du spectre opérationnel ? Quelle éthique du partage de la compétence dans des environnements désormais asymétriques ? Et que dit le droit ? Peut-on déléguer une action à un agent sans encadrer juridiquement son périmètre d'autonomie ? Que se passe-t-il s'il commet une erreur ? Peut-il représenter son utilisateur au sens légal ? Autant de questions que se sont posées les panélistes mais sans pouvoir y répondre.
Avec l'intelligence agentique, une nouvelle grammaire de l'action est donc en train de s'écrire pour les entreprises. Celles qui la maîtriseront deviendront les chefs d'orchestre de l'économie de demain. Les autres resteront au guichet, à attendre un client qui ne viendra plus.
Stablecoins, l'enjeu de puissance
Les stablecoins adossés aux monnaies légales13 étaient évidemment sur toutes les lèvres, d'autant plus que Circle, l'émetteur américain de ces nouveaux vecteurs numériques du puissant dollar14, a fait une entrée fracassante en bourse pendant le salon.
Les stablecoins incarnent aujourd'hui une nouvelle ère d'infrastructure programmable de la valeur. De Ripple à Circle, des trésoriers de multinationales aux régulateurs européens, tous évoquent la même dynamique : celle d'un glissement de ces stablecoins vers le cœur du système de paiements.
Ce basculement est d'abord économique. Il suffit d'observer la trajectoire d'acteurs comme Ripple, qui après avoir construit son réseau mondial de paiements transfrontaliers sur fond de technologie blockchain, a franchi un cap en lançant son propre stablecoin15. Pourquoi ? « Parce que nos clients nous le demandaient, et parce que nous voyons une opportunité sur un marché de 2 000 milliards de dollars d'ici 2028 ». Un chiffre considérable sorti de projections d'analystes qui parient sur l'explosion de cette industrie grâce au GENIUS Act16 poussée par l'administration Trump 2.
Les cas d'usage, longtemps balbutiants, semblent cette année se structurer : règlement de liquidités intra-groupes, paiements transfrontaliers instantanés, programmabilité des flux. À titre d'exemple, Clear Junction17 observe de plus en plus de clients leur demandant comment intégrer les stablecoins dans leur architecture de paiement.
Mais cet essor soulève aussi des questions d'ordre géopolitique et industriel. En Europe, les débats autour de l'interopérabilité des rails de paiement font apparaître un paradoxe. Alors que l'UE multiplie les standards, elle peine encore à produire une vision unifiée. À défaut d'une stratégie industrielle claire en matière de stablecoins, l'écosystème européen risque de dépendre, pour ses usages les plus innovants, de solutions extraterritoriales, Circle ou Ripple en tête.
Or, la puissance des stablecoins réside précisément dans leur capacité à redéfinir par le code les grands équilibres de l'écosystème des paiements. Par leur programmabilité, leur compatibilité avec les logiques de règlement atomique intra-groupe18, ils instaurent une logique de contrôle inédit sur les fonds.
Cela crée une tension nouvelle entre efficience, auditabilité et souveraineté. Le tournant réglementaire est donc décisif. Règlement MiCA19 en Europe, GENIUS Act en cours et SAB 12120 abrogé aux États-Unis, tous dessinent les contours d'un cadre pour ces crypto-actifs. Mais ces réglementations seront-elles utilisées pour encadrer ou promouvoir ces vecteurs numériques de la monnaie, et donc leurs émetteurs ? À défaut d'une réglementation qui n'aurait pas tout à fait choisi son camp, l'Europe pourrait bien se retrouver avec MiCA dans une sorte d'entre-deux : trop rigide pour l'innovation, trop laxiste pour la souveraineté.
Au fond, les stablecoins ne sont pas qu'un nouveau produit financier. Ils sont l'expression d'un changement d'ère dans les paiements. Le défi pour les institutions bancaires européennes est de ne pas passer à côté de cette bifurcation. En matière de stablecoins et d'euro digital, elles ont une carte à jouer pour garantir que l'Europe reste maître des conditions de circulation de sa monnaie numérique. C'est un enjeu de marché, bien sûr. Mais c'est aussi, de manière de plus en plus explicite, un enjeu de puissance.
1 ECO a assisté à 28 panels du 3 au 5 juin.
2 Ex. : SEPA, TIPS. Standards / infrastructures qui servent de base à la plupart des solutions de paiement européennes (virements, prélèvements, règlements) permettant leur interopérabilité technique et l'instantanéité des échanges.
3 EPI (solution paneuropéenne avec Wero), Bizum (Espagne), iDEAL (Pays-Bas)
4 API pour Application Programming Interface en anglais. Interfaces techniques, sécurisées et standardisées qui permettent l'intégration et l'interopérabilité entre applications, plateformes ou services.
5 Norme internationale pour les messages financiers. L'objectif est l'enrichissement de la donnée de paiement. Remplace depuis 2023 le système de messagerie SWIFT MT.
6 Mécanisme de secours qui s'active en cas d'indisponibilité ou de dysfonctionnement d'un système principal.
7 Paiement exécuté par un transfert direct entre comptes bancaires. Également connu sous le terme Account-to-Account (A2A).
8 En matière de e-commerce, étape liée au paiement.
9 SDK ou Software Development Kit. Ensemble d'outils, bibliothèques de code permettant aux développeurs d'intégrer facilement des fonctionnalités dans leurs propres applications ou site Web.
10 Nouvelle forme de commerce numérique dans laquelle des agents basés sur l'IA agissent pour le compte d'un utilisateur.
11 Software as a Service
12 Fondée en 2006. Siège social situé à Amsterdam. PayTech européenne à la capitalisation boursière de 51 milliards d'euros qui propose une plateforme unifiée permettant aux commerçants d'accepter des paiements e-commerce, mobiles et en point de vente. Stratégie de conquête de type Global Reach avec une présence commerciale dans 23 pays.
13 Crypto-actifs dont la valeur est indexée sur une monnaie traditionnelle afin d'en garantir sa stabilité prix.
14 En l'occurrence pour Circle, l'USDC.
15 RLUSD. Lancé en décembre 2024.
16 GENIUS Act pour Guilding and Establishing National Innovation for U.S. Stablecoins Act. Loi américaine non votée au 13/06/2025 mais au stade avancé du processus législatif visant à encadrer le marché des stablecoins.
17 Start-up britannique fondée en 2016 proposant des solutions de paiement de bout-en-bout. A fait l'acquisition en août 2023 d'Altalix, un spécialiste des services crypto on/off ramp.
18 Un cas d'usage commenté par Ant Financial et BNP Paribas.
19 Markets in Crypto-Assets Regulation.
20 Une directive comptable de la SEC de mars 2022 qui empêchait les banques de proposer des services de garde pour cryptomonnaies

Chaque année, l'interopérabilité revient à Amsterdam comme un slogan sans exécution, un mot à la mode dont la réalisation est constamment repoussée.
Romain LIQUARD, Responsable Domaines Industrie et Services