Pays du Golfe – Sous la houle pétrolière, cap sur les fondamentaux

Pays du Golfe – Sous la houle pétrolière, cap sur les fondamentaux

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Le jour de la "libération", les pays du Golfe ont été relativement épargnés par la menace de droits de douane "réciproques". Mais, il y a d’autres canaux de transmission du risque Trump. En particulier, ces dernières semaines, les prix du pétrole reflètent l’agitation globale, déclenchée par un bout de carton brandi début avril à la télévision américaine, couplée aux incertitudes plus profondes d’équilibre d’offre et de demande mondiale. Parmi les innombrables calculs pour quantifier et prévoir, qui se périment en 24 heures, sans cesse à revoir à l’aune d’un nouvel événement, a-t-on évalué le coût de l’intelligence collective mobilisée à courir après le train de l’actualité ?

Il est certain que, pour les États du Golfe, largement traversés par diverses trajectoires de transition de modèle économique, une grande volatilité du prix du pétrole complique l’exercice de planification. Mais c’est aussi un véritable casse-tête pour les analystes qui doivent projeter leurs performances économiques et budgétaires à court terme, surtout avec l’arrivée des ponts de mai ! Mais en réalité, le propre de la dépendance d’une économie aux matières premières est que l’ensemble de ses variables sont exposées aux variations de leurs cours. Alors, fondamentalement, l’évaluation du risque pays ne devrait pas changer en fonction des cycles, et encore moins des remous du marché, mais plutôt refléter la capacité des pays à leur résister. Cela aiderait à réduire l’agitation. Bien sûr, le pétrole a tout de même connu quelques moments de volatilité avant la politique en carton. Il existe donc un outil bien pratique, un remède, pour évaluer à quels prix du pétrole les États du Golfe peuvent résister : le break-even fiscal. Pourtant, c’est une analyse qui ne rentre pas nécessairement dans la boîte d’un indicateur uniforme. Car parfois, ce sont différentes formes de rigidités qui peuvent rendre plus vulnérables qu’il n’y paraît les riches pays du Golfe à la tempête – parfait clin d’œil à la fable du chêne et du roseau. Alors quand on ne peut pas réduire l’incertitude, peut-on dégager quelques tendances lourdes pour ancrer les analyses, et les rendre un peu plus résistantes à l’actualité ?

Le pétrole s’agite avec l’actualité, mais reflète aussi une géopolitique de l’OPEP+ en transformation

La première semaine d’avril aura été mémorable pour le pétrole. Bien qu’attendue, l’annonce de droits de douane plus sévères que prévu a amplifié les doutes sur la croissance mondiale, et par ricochet, sur la demande de pétrole. Alors, le communiqué de l’OPEP+, moins de 24 heures plus tard, annonçant une accélération de la remise sur le marché des coupes de pétrole volontaires à un rythme trois fois plus élevé que prévu pour le mois de mai a pris le marché de court. Le consensus attendait plutôt que l’organisation reste sur la ligne de réduction des coupes annoncées plus tôt en mars, au regard de l’incertitude croissante sur la demande. Avant ces événements, l’IEA avait déjà prévu que le marché serait en surcapacité en 2025, avec une croissance de la demande de 1,1 million de barils par jour (mb/j), dont la Chine devait rester la première source, contre une croissance de l’offre de 1,6 mb/j (dont 1,4 mb/j hors OPEP+). Dans son rapport du mois d’avril, l’agence a revu sa prévision de croissance de la demande à la baisse (300 kb/j plus basse), seulement partiellement compensée par une baisse de l’offre de schiste américain de 150 kb/j.

Les fondamentaux semblent ainsi fragilisés, mais surtout l’incertitude reste importante du côté de l’offre comme de la demande. Du côté de la demande, la menace constante de nouveaux tarifs, leur application différée, annulée, ou amplifiée (notamment pour la Chine) créent une grande incertitude, qui à elle seule, est néfaste pour la demande. Du côté de l’offre, les zones d’ombre sont nombreuses. Déjà, il faut suivre les anticipations changeantes en matière de sanctions américaines – entre allègement et durcissement, qui reflètent le cours des négociations avec la Russie et l’Iran, notamment. Mais surtout, il faut tenter de lire entre les lignes des décisions, à contrecourant de l’OPEP+. Que veut dire cette augmentation soudaine de l’offre du groupe et son timing ?

La première inquiétude est que cela reflète une difficulté croissante pour le groupe à s’entendre pour jouer son rôle de régulateur de prix du pétrole. Cela pourrait vouloir dire que les États du Golfe perdent leur pouvoir de "price maker" et risquent de subir de plus en plus le prix du marché. Et en effet, les larges coupes consenties par les États, dont l’Arabie saoudite retient à elle seule plus de 3 mb/j, ont permis à d’autres producteurs, pourtant moins compétitifs de produire davantage. Mais surtout, au sein du groupe, un certain nombre de membres (notamment l’Irak, le Kazakhstan et les Émirats) ont produit largement au-dessus de leurs quotas, indiquant une coopération difficile. L’augmentation surprise de mai serait alors une tentative pour le groupe de se réaligner, en offrant suffisamment d’espace à ces pays pour compenser leur surproduction, selon un plan révisé et publié le 16 avril. Si cela réussit, la production de mai pourrait atterrir en dessous de ce qui était prévu initialement – un test, donc, à l’unité du groupe.

Malgré tout, le timing du communiqué de l’OPEP+, le lendemain de l’annonce des tarifs réciproques, questionne l’influence que le président américain pourrait jouer sur l’organisation, et sur son leader de facto, l’Arabie saoudite. La volonté de maintenir des prix du pétrole relativement bas, pour soutenir le consommateur américain, a été l’une des constantes de son discours. Mais si une telle influence avait en effet expliqué les récentes décisions, il n’est pas évident d’en déduire quels sont les leviers et ce qui tire, alors, les ficelles du pétrole. Il existe bien sûr des pistes, mais elles restent, toutes, spéculatives : Le véritable "coup de maître" réalisé par l’Arabie en se positionnement comme pays d’accueil pour les négociations sur la guerre en Ukraine a-t-il été monnayé par une réduction des coupes ? Est-ce la part que le Golfe a accepté de jouer pour éviter une intervention militaire israélienne ou américaine sur le programme nucléaire iranien – une remise sur le marché de leur capacité pour compenser le programme de "pression maximale" américain ? Car le Golfe, en grande transformation économique, a besoin de stabilité pour réaliser ses objectifs économiques et ne veut surtout pas se retrouver un dommage collatéral d’une escalade régionale. Est-ce encore une avancée sur un accord de coopération nucléaire avec les États-Unis qui est sur la balance pour l’Arabie saoudite – qui pourrait préférer des concessions sur le pétrole plutôt que sur une normalisation avec Israël devenue difficile ?

Quels qu'en soient les ressorts, si l’influence américaine venait à primer dans les décisions de l’OPEP+, cela ne ferait que fragiliser la cohésion du groupe et accroître la volatilité du marché, qui tente de digérer ses décisions à contrecourant.

Militantisme doux contre le break-even comme outil d’analyse

Dans cette agitation, les calculs de break-even – qui donnent le prix du pétrole permettant d’équilibrer un budget ou un compte courant – sont utiles. Ils permettent d’offrir un point d’entrée simple, comparable et rapide à l’analyse de la résistance des économies à un choc sur les prix du pétrole. Évidemment, on ne peut nier que sur le plan fiscal, plus un break-even est éloigné du cours actuel, et plus un État a d’espace pour maintenir sa politique budgétaire inchangée, sans arbitrage supplémentaire, face à des chocs du pétrole. Pourtant son pouvoir analytique est parfois surexploité, jusqu’à conduire à des contre-sens.

D’abord, le break-even est une analyse qui ne différencie pas le type de dépenses budgétaires couvertes par des revenus pétroliers. Donc, elle ne tient pas compte de la flexibilité des budgets à s’adapter à un potentiel choc. Pour comprendre cela, le cas de l’Arabie saoudite est parlant. Le calcul du break-even fiscal entre 2018 et 2024 indique une dégradation de la sensibilité du budget à un choc pétrolier. Pourtant, il semble plus intéressant de constater qu’en réalité, sur cette même période, la part des coûts de l’emploi public – difficilement ajustables en cas de choc – couverts par les revenus non-pétroliers a largement augmenté. En regardant plus loin que le chiffre du break-even, on peut donc conclure à l’opposé de ce que suggère l’indicateur : c’est-à-dire que :

  1. Le pays construit de la flexibilité, en réduisant la part des dépenses rigides couvertes par les revenus les plus volatils.
  2. Il se ménage de l’espace fiscal pour investir dans la diversification, qui, à terme, doit lui permettre de se rendre moins dépendant du pétrole.

Ce constat est d’autant plus intéressant qu’il est à contre-courant de nombreux pays (États-Unis en tête) où la principale question fiscale est celle de la rigidité créée par des dépenses budgétaires structurelles de plus en plus importantes, dont le financement pose problème.

Ensuite, le break-even est une mesure statique, qui reflète la procyclicité des politiques fiscales. C’est-à-dire que lorsqu’un gouvernement réduit ses dépenses discrétionnaires lors d’un choc, où qu’il les augmente lorsque les prix sont élevés, cela se traduit par une variation du break-even. D’ailleurs, le FMI qui publie des break-even dans ses rapports régionaux sur le CCG deux fois par an, présente souvent pour l’Arabie des estimations éloignées entre les deux revues d’une même année – car l’exécution des dépenses a tendance à s’adapter aux prix effectifs du pétrole en cours d’année. Pourtant, sans réforme budgétaire cela ne traduit pas une plus ou moins grande capacité à résister à des chocs.

En somme, le break-even est une mesure utile mais à elle seule très insuffisante, voire trompeuse. En tout cas, elle ne peut se passer d’une analyse en termes évolutifs et structurels. Et encore, cela ne suffit pas, car la rigidité effective d’un même type de dépenses varie aussi d’un pays à l’autre – selon l’équilibre du système politique permettant plus ou moins de compromis, et selon l’attachement de la population à telle ou telle dépense, c’est-à-dire selon le contrat social. Tenter de comprendre ces rigidités est donc clé pour évaluer, au-delà de la richesse relative, les vulnérabilités ou forces des pays face à un choc sur le pétrole.

Éléments de diagnostic pour réduire l’agitation

Le Bahreïn à l’ombre du chêne saoudien ?

Pour le Bahreïn, il y a peu d’ambiguïté. Le pays n’a pas d’espace pour passer à travers un nouveau choc prolongé sur le pétrole. Sa dette a atteint 123% du PIB en 2024, et son coût de plus en plus élevé (maintenant autour de 30% des revenus budgétaires) ajoute à la rigidité du budget face aux chocs. Cela reflète l’organisation d’un contrat social  aligné sur les pays rentiers du Golfe1, sans en avoir les moyens, car le pays produit en réalité peu de pétrole. Et cela malgré une plus grande diversification économique. La structure politique rend les réformes particulièrement difficiles. Le pays est le seul du Golfe à avoir connu un épisode caractérisé de printemps arabe en 2011, principalement résolu par la répression et l’intervention de l’Arabie saoudite et des Émirats – sans pour autant restaurer pleinement la légitimité du régime, qui a alors rétréci l’espace d’expression politique.

Cet équilibre politique précaire, et des divisions internes à la famille régnante entre modernité et statu quo, explique la particulière lenteur des réformes face à la chute des prix du pétrole entre 2014 et 2020 et la détérioration rapide des finances publiques. Les dissensions chiites/sunnites, souvent exploitées politiquement, sont aussi incandescentes. L’équilibre tient sur les attentes d’un nouveau bail-out des voisins du Golfe – et de l’Arabie, en particulier, en cas de nouveau choc. Mais sans transition de modèle – ce qui est politiquement difficile – la trajectoire ne semble pas pérenne, et pourrait encore se détériorer plus rapidement en cas de choc prolongé sur les prix du pétrole.

Le Koweït, quand la tradition politique se déracine

Le Koweït est, lui, solidement enraciné dans des stocks de richesses exceptionnels accumulés depuis des décennies2. Alors, certes, d’un point de vue de risque souverain, le pays peut passer à travers de nombreuses tempêtes. Mais si on regarde la dynamique en flux, plutôt qu’en stocks, on aperçoit que le pays approche un tournant qui le met face à un choix : celui de perpétuer, ou réformer, son modèle économique et fiscal rentier, qui érode les réserves pour les générations futures, plutôt que d’y contribuer. Car, si on ne prend pas en compte les revenus financiers de son fonds souverain, le budget a enregistré des déficits sur huit des dix dernières années. La rente ne couvre plus le coût fiscal croissant de son modèle d’État providence, devenu le plus généreux du Golfe. Et la rigidité du budget n’a pas permis de laisser de place pour l’investissement dans la diversification, le plus faible des pays du Golfe.

Mais ce qui a rendu le système rigide aux réformes, c’est ici paradoxalement, l’exception de consultation politique du Koweït, à travers un Parlement élu. Si celui-ci soutient la légitimité du régime, il cristallise régulièrement des intérêts individuels, ou de classe, qui s’opposent aux réformes proposées par le gouvernement. Le pays a ainsi connu un cycle de quatre élections parlementaires et dix démissions de cabinets ministériels entre 2020 et 2024. En mai 2024, l’émir Mechaal s’est résolu à suspendre le Parlement, pour une période pouvant aller jusqu’à quatre ans. Certes, cela résout le blocage, mais aux dépens de la tradition politique koweïtienne, déracinée en un coup. Face à un choc du pétrole, la fragilité du pays tient donc plus à la légitimité du gouvernement à imposer des réformes difficiles sans son Parlement.

Oman, le chêne qui s’inspire du roseau

Le profil souverain d’Oman s’est récemment beaucoup amélioré, au point de retrouver sa notation "investment grade". Bien sûr, les prix favorables du pétrole depuis 2022 ont aidé. Mais ce qui compte c’est que depuis 2020, le pays s’est lancé dans un programme de réformes institutionnelles ambitieux, et il a intelligemment utilisé les revenus excédentaires pendant la période de prix hauts pour réduire son endettement. Pourtant, au début du cycle de prix bas de 2014‑2020, le pays avait aussi fait preuve de rigidité entrainant la détérioration de ses finances publiques. Et, historiquement, il avait eu tendance à rétropédaler facilement sur les réformes lorsque les tensions sociales s’étaient exprimées dans la rue (en 2011, 2018).

Mais dans les réformes récentes, une plus grande volonté politique semble se concentrer sur la déconstruction de schémas de rente. Le périmètre de l’État semble plus clair – défaisant des cadres patrimonialistes, le budget a réduit le financement de travaux pour nourrir la croissance poussant le secteur privé à trouver d’autres ressorts, et l’introduction du premier impôt sur le revenu des ménages du Golfe – encore symbolique – marque tout de même un tournant. Il reste, malgré tout, des rigidités, notamment sur le marché du travail, dont le symptôme est un chômage encore important qui pourrait tester la tenue des réformes en cas de choc durable sur le pétrole, et ainsi la flexibilité du budget à s’y adapter.

L’Arabie, le chêne qui s’est méfié de la tempête

L’Arabie a fait un pari différent. La chute des prix du pétrole à partir de 2014 a joué le rôle de réveil. La trajectoire de sa démographie par rapport à la rente pétrolière menait forcément vers un équilibre de contrat social insoutenable. Mais sous la contrainte de prix bas, cette évidence est apparue plus brutalement, sous forme de déficits budgétaires et de chômage. Plutôt que de défaire progressivement les canaux de redistribution (subventions, réduction de l’emploi public), affectant en premier lieu la classe moyenne (réalité proprement saoudienne), le royaume s’est lancé sur la métamorphose complète de son modèle social, sociétal et économique : une transition de contrat social à l’origine d’un élan nouveau. Et comme on l’a vu, d’un point de vue budgétaire, cela a déjà permis de restructurer un budget qui laisse plus d’espace à l’investissement dans la diversification.

Pourtant, c’est peut-être le cas précis, où des dépenses d’investissement, normalement jugées moins rigides (ajustables en cas de choc), le deviennent. Car le changement de contrat social peut être instable pendant la période de transition. En effet, si l’État ne peut plus délivrer l’ensemble de ses promesses et doit faire des choix, l’élan de la Vision 2030 pourrait s’en trouver freiné, devant alors se stabiliser autour d’un équilibre intermédiaire plus précaire. D’autant que certains projets, associés à de grands événements (les jeux asiatiques d’hiver, ou la coupe du monde) sont en fait rigides. Alors que la liquidité du pétrole se trouve déjà plus limitée que prévue pour financer la Vision, des prix plus bas plus longtemps, signifieraient que les arbitrages devraient alors être trouvés ailleurs, avec un pilotage politique délicat.

Le Qatar et les Émirats : des racines encore solides

Pour les deux pays, les marges sont encore larges. Suffisantes pour ne pas remettre en cause le contrat social de rente. Les équilibres politiques sont donc solides pour se projeter dans des transitions économiques. Aux Émirats, pour dépasser le modèle de diversification "de hub" de Dubaï, la stratégie de se projeter sur des secteurs de pointe (stratégie "moonshot") comporte des risques, mais les moyens pour la financer, notamment à travers une myriade de fonds souverains aux ressources très larges, sont encore loin d’être menacés. Pour le Qatar, l’expansion du champ North Field va amplifier sa rente, surtout sur la période 2026-2029, ce qui le met à l’abri pour un temps. Mais le risque est de prendre du retard sur la diversification, ce qui, à terme, pourrait forcer le pays dans une thérapie de choc plus risquée.

Article publié le 25 avril 2025 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine

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1 C’est-à-dire l’absence d’impôts directs sur la population, des services publics gratuits, des subventions sur les produits de base et des emplois publics pour la population.
2 Des actifs publics nets autour de 500% du PIB et des actifs extérieurs nets à hauteur de 650% du PIB

Pays du Golfe – Sous la houle pétrolière, cap sur les fondamentaux

Le jour de la "libération", les pays du Golfe ont été relativement épargnés par la menace de droits de douane «réciproques». Mais, il y a d’autres canaux de transmission du risque Trump. En particulier, ces dernières semaines, les prix du pétrole reflètent l’agitation globale, déclenchée par un bout de carton brandi début avril à la télévision américaine, couplée aux incertitudes plus profondes d’équilibre d’offre et de demande mondiale. Parmi les innombrables calculs pour quantifier et prévoir, qui se périment en 24 heures, sans cesse à revoir à l’aune d’un nouvel événement, a-t-on évalué le coût de l’intelligence collective mobilisée à courir après le train de l’actualité ?

Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient