Chine : DeepSeek, sauveur ou fossoyeur des marchés chinois ?
- 06.03.2025
- 0
- Télécharger la publication (PDF - 335,53 KB)

Lire l'article
Ces dernières semaines, l’actualité sur les marchés chinois a été dense, et a souligné certaines mutations en cours. Trois tendances, plus ou moins lourdes et durables se dégagent.
Le phénomène DeepSeek
Première tendance, à confirmer, celle d’un « effet DeepSeek ». Présentée le 20 janvier, cette intelligence artificielle, officiellement développée avec un budget minime par rapport aux capitaux investis par les Américains dans ChatGPT ou Perplexity, a fait décoller le cours des actions de la tech chinoise, malmenée ces dernières années.
Il y avait d’abord eu, fin 2020, la descente aux enfers de Jack Ma, patron emblématique d’Alibaba, devenu encombrant, car bien trop « vocal » dans ses critiques – publiques – du système financier chinois après l’annulation de l’introduction en bourse d’Ant, filiale de services financiers de son groupe. Puis le tour de vis réglementaire de l’été 2021, qui avait mis à terre certains sous-secteurs (notamment celui de l’éducation en ligne). Sans compter les enquêtes pour abus de position dominante, mauvaise gestion des données personnelles ou pratiques monopolistiques dirigées à l’encontre d’autres grands noms comme Tencent ou Didi. Les entreprises de la tech chinoise, qui souhaitaient également conquérir des marchés internationaux, et cherchaient à se faire valoriser en bourse, notamment aux États-Unis, avaient également dû renoncer.
Une époque où il ne faisait plus bon afficher sa richesse et sa réussite, surtout quand elles paraissaient avoir été gagnées trop vite, et au détriment des consommateurs. La domination affichée des États-Unis dans l’intelligence artificielle, ainsi que la dépendance de la Chine aux puces et circuits intégrés taiwanais ou coréens, laissaient croire que la Chine avait pris du retard, et qu’en mettant au pas le secteur des nouvelles technologies et ses dirigeants, ce retard aurait du mal à être rattrapé.
Mais Jack Ma était bien là, le 17 février dernier. Réintégré au cercle des dirigeants des entreprises des secteurs d’avenir, réunis dans le Palais du Peuple pour un symposium présidé par Xi Jinping lui-même. Une grand-messe orchestrée pour afficher le soutien de l’État au secteur privé et aux dernières innovations chinoises, que les entreprises, publiques ou privées, sont invitées à intégrer le plus rapidement possible. Depuis, pas une semaine ne passe sans annonce d’une nouvelle utilisation de DeepSeek par une grande entreprise (Huawei, Tencent, Baidu) ou une grande municipalité (Changsha, Zhengzhou, Shenzhen). Ce qui donne des ailes aux marchés.
Il semblerait que ces derniers aient envie d’y croire. En septembre dernier, l’annonce d’un soutien plus massif de l’État à l’économie avait également fait souffler un vent d’euphorie sur les bourses chinoises. L’effet était ensuite légèrement retombé, traduisant la déception devant le manque de mesures concrètes, notamment sur le soutien à la consommation. Les conclusions des sessions des deux Assemblées, qui commenceront à Pékin cette semaine, seront un nouveau test pour voir à quel point les investisseurs adhèrent ou non aux nouvelles orientations stratégiques de l’économie, et si « l’effet DeepSeek » s’ancre durablement.
Chine-États-Unis, le découplage passe aussi par les marchés
Deuxième tendance, cette fois de fond, celle de la baisse de la détention de la dette américaine. La part de la Chine (et de Hong Kong), parmi les détenteurs étrangers de titres américains, est tombée au plus bas depuis 2009, à 11,9%, soit un chiffre divisé par deux depuis 2015. Cela signifie que la valeur des titres souverains détenus par les investisseurs chinois a baissé de 57 milliards de dollars entre 2023 et 2024, et de 500 milliards de dollars depuis 2015 pour atteindre 759 milliards de dollars. Ce chiffre reflète la volonté de la Chine de diversifier les actifs qu’elle détient, notamment dans ses réserves de change. Le pays a par exemple considérablement accru son stock d’or, qui s’élève maintenant à 6% de ses réserves totales.
Il faut toutefois nuancer ces chiffres, qui ne reflètent que partiellement la réalité : s’il est à peu près certain que la Chine s’est engagée depuis 2010 dans une trajectoire de limitation de son exposition à la dette américaine, elle continue également de détenir des obligations américaines par le biais de comptes à l’étranger (notamment en Belgique et au Luxembourg, via les dépositaires Euroclear et Clearstream) qui ne sont pas comptabilisées, et investit aussi dans des actions américaines. Impossible donc de connaître le montant véritablement détenu par la Chine. Une certitude en revanche, celle que le pays veut officiellement afficher une moindre dépendance vis-à-vis des États-Unis.
Diversification et ancrage
Cette volonté de diversification se traduit également par la réforme annoncée en début d’année, qui vise à faire entrer plus de capitaux de moyen et long terme sur les marchés.
Sont concernés par cette réforme les assureurs, les fonds de pension et les fonds communs de placement. Trois mesures principales :
- hausse de la part des investissements en capitaux des compagnies d’assurance d’État dans les actions de catégorie A (30% des nouvelles primes au minimum) ;
- hausse des fonds placés dans les marchés de capitaux par le Fonds national de Sécurité sociale ;
- mobilisation des fonds communs de placement (+10%/an dans les marchés actions sur les trois prochaines années).
Encore peu financiarisée, l’épargne des ménages chinois était jusqu’ici principalement captée par le secteur immobilier. Tout l’enjeu est donc de proposer des produits répondant à un objectif de placement à moyen ou long terme, avec l’idée sous-jacente que le secteur immobilier ne retrouvera probablement jamais son niveau (en termes de dynamisme et de poids dans la croissance et le PIB) de 2021. S’ajoute à cela un enjeu démographique, dans un pays où la population va vieillir et décroître, et où le financement des retraites et de la santé des aînés, deux défis de long terme, va demander de mobiliser beaucoup d’épargne.
Ces derniers mois, la Chine a aussi vu ses taux longs diminuer fortement. Entraînés par une politique monétaire accommodante et par un environnement déflationniste, provoqué par la crise immobilière et la faiblesse de la consommation, les taux longs ont servi de valeur refuge. La PBoC, la banque centrale de la Chine, cherche donc à redresser sa courbe des taux, notamment dans un contexte international où les obligations des pays avancés offrent un meilleur profil de risque/rendement que celles de la Chine. Même si le pays est relativement protégé de la volatilité en raison du maintien d’un contrôle des changes et des capitaux, la Chine a connu ces derniers mois des sorties de flux de portefeuille, traduisant un changement d’arbitrage des investisseurs domestiques ou étrangers. Proposer de nouveaux produits, autres que des obligations d’État, proposant de meilleurs rendements, répond aussi à un besoin d’attractivité pour conserver l’épargne chinoise.
Notre opinion
La réforme des marchés chinois fait partie des grands défis structurels généralement cités comme nécessaires pour faire évoluer la Chine vers une économie avancée. Avec des performances en demi-teinte, souvent assez décorrélées de celles de l’économie réelle, les marchés chinois ont connu depuis 2021 de nombreuses turbulences, liées aux valeurs technologiques ou immobilières en particulier. L’arrivée de DeepSeek, ainsi que les efforts engagés par les autorités pour montrer plus de soutien au secteur privé, seront-ils suffisants pour attirer de nouveaux investisseurs, qui avaient eu tendance à délaisser les marchés chinois ? Autre point favorable : dans un contexte de marchés baissiers, les titres chinois sont peu chers, notamment comparés aux actions américaines. Alors que la Chine est traversée par une crise de confiance, qui se manifeste surtout chez les ménages par une accumulation d’épargne de précaution, tout l’enjeu serait de convertir cette épargne en investissements dans les secteurs d’avenir. Un pari qui ne résoudra peut-être pas à court terme le problème de la demande intérieure, mais qui correspondrait néanmoins à la vision d’une Chine moderne et à la frontière technologique défendue par Xi Jinping.

Encore peu financiarisée, l’épargne des ménages chinois était jusqu’ici principalement captée par le secteur immobilier. Tout l’enjeu est donc de proposer des produits répondant à un objectif de placement à moyen ou long terme, avec l’idée sous-jacente que le secteur immobilier ne retrouvera probablement jamais son niveau (en termes de dynamisme et de poids dans la croissance et le PIB) de 2021. S’ajoute à cela un enjeu démographique, dans un pays où la population va vieillir et décroître, et où le financement des retraites et de la santé des aînés, deux défis de long terme, va demander de mobiliser beaucoup d’épargne.
Sophie WIEVIORKA, Economiste - Asie (hors Japon)