Au Maroc, la jeunesse politisée force le pays à faire face à ses contradictions

Au Maroc, la jeunesse politisée force le pays à faire face à ses contradictions

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Après le Sri Lanka, le Bangladesh, le Népal1, et plus récemment, Madagascar, la génération Z marocaine s’est réveillée, sous la bannière GenZ212 (l’indicatif téléphonique du Maroc). Cette génération, née entre 1997 et 2012, connaît un élan de soulèvement transnational autour de l’aspiration à la dignité et le rejet de la vieille politique. Au Maroc, le mouvement est né d’un sentiment général de révolte face à la mort de huit femmes dans un hôpital d’Agadir en septembre, après des accouchements par césarienne. Il est devenu le symbole de la dégradation des services publics. Le mouvement s’est rapidement organisé sur le réseau social Discord, donnant lieu à des manifestations depuis le 27 septembre. 

Ce qui est étonnant, c’est que la plateforme de chat en ligne, dédiée principalement au gaming, s’est muée en une réelle organisation politique, un parlement virtuel. Malgré la critique d’un mouvement sans représentation syndicale, sans parti politique, sans leader et manquant de structure, on trouve en réalité une grande conscience politique et de nouvelles formes d’organisation d’un pouvoir collectif – une démocratie participative virtuelle, en rupture avec l’architecture politique traditionnelle – et un anonymat choisi des administrateurs. Chaque nuit, des temps de parole sont organisés, avec des modérateurs et des prises de notes. Tout le monde peut demander la parole et chaque décision du mouvement est votée. On peut donc avoir un certain sentiment d’admiration face à l’apprentissage, hors des bancs de l’école, de l’engagement et de l’organisation politique (parole de millenial) ! De L’Asie à l’Afrique, ces mouvements semblent signaler que le développement étourdissant des technologies numériques ne se fera pas forcément et essentiellement au profit des élites, qui maîtrisent moins facilement le cadre de l’expression politique. En ce sens, c’est un mouvement que le pouvoir marocain a du mal à appréhender, et qu’il tente de ramener dans le cadre institutionnel de participation politique.

Dans la rue, les rassemblements font apparaître clairement le moment paradoxal dans lequel se trouve le pays, et toutes ses contradictions : c’est le « Maroc émergent » face au « Maroc à deux vitesses ». Quelle réalité trouve-t-on derrière ces deux slogans ? Et comment le secteur de l’éducation, pierre angulaire de l’ascenseur social, offre la parfaite illustration de ce paradoxe ?

« Maroc émergent » : l’ambition de la puissance moyenne

En effet, sous bien des égards, le Maroc se positionne résolument comme une puissance moyenne de la région. Un pays qui, malgré la récurrence et la violence des chocs récents (Covid, choc inflationniste de la guerre en Ukraine, tremblement de terre, épisodes de sécheresse à répétition…), s’est imposé comme un pôle de stabilité économique et politique, qu’on le place dans le paysage de l’Afrique de l’Ouest, de l’Afrique du Nord, ou du monde arabe2. Sur le plan économique, le pays s’est habilement inséré sur les routes du nearshoring européen, ce qui lui permet de développer de nouveaux secteurs orientés à l’export et d’attirer les investissements, tels que l’automobile, l’aéronautique ou le textile… Et les fruits de cette stratégie commencent clairement à apparaître. Sur la période 2021-2024, les exportations de biens et services ont compté en moyenne pour 41% du PIB, contre 33,5% en moyenne sur la période 2016-20203Le Maroc bénéficie de cette restructuration des chaînes de production de la nouvelle mondialisation « entre amis », en s’appuyant sur une montée en force de sa diplomatie. 

On ne peut s’empêcher de noter le récent renforcement des positions européennes et surtout des États-Unis sur la question du Sahara occidental, appuyé sur la signature des accords d’Abraham en 2020. Mais la diplomatie marocaine s’attache aussi à diversifier ses partenaires, jouant habilement sa carte dans le nouveau paradigme mondial de fragmentation. Partenariat stratégique avec la Russie, insertion dans les routes de la soie chinoise, mais aussi renforcement des relations avec le Golfe, et consolidation de son réseau économique en Afrique. Un équilibre dont le Maroc tente de maximiser les bénéfices (technologies israéliennes, parapluie américain, débouchés d’exportations et investissements européens, support financier du Golfe), en jouant une partition complexe (participation brève à la guerre au Yémen, mais neutralité vis-à-vis du boycott du Qatar4, accords d’Abraham mis en balance avec une stratégie de cooptation des frères musulmans, abstention de certains votes à l’ONU condamnant la Russie dans le cadre du conflit…).

Enfin, le Maroc consolide sa stratégie d’ascension vers le statut de puissance moyenne en activant les ressources du soft-power. Promotion de ses richesses culturelles et touristiques, organisation de festivals, élites de la diaspora, le Maroc a un certain nombre de cartes à jouer. Plus récemment, il investit massivement dans le soft-power sportif : organisation de la CAN 2025, équipe nationale demi-finaliste de la Coupe du monde 2022, organisation conjointe avec l’Espagne du Mondial 2030.

Ce dernier point suscite pourtant un malaise qui en devient presque un symbole du soulèvement de la jeunesse : le sentiment de fierté nationale devant ces grands événements sportifs est indéniable. Mais, qu’est-ce qu’un pays qui peut faire sortir des stades de terre en un temps record, en mobilisant des ressources considérables, mais où l’on meurt de procédures médicales banales à l’hôpital ? « Nous voulons des hôpitaux et des écoles, pas seulement des stades », scande la jeunesse du pays. Cela n’est pas sans rappeler les manifestations « Fifa go home » du Brésil en 2014.

« Maroc à deux vitesses » : le défi de la croissance inclusive 

Sans rien enlever à ce que le Maroc a accompli ces dernières années, en soulevant le capot de l’économie, il apparaît que ce tableau du « Maroc émergent » n’est pas, en pratique, incompatible avec un environnement social qui se dégrade. 

D’abord, derrière le narratif du pôle de stabilité, il y a aussi la réalité d’une économie qui ralentit. La croissance, de 4,3% en moyenne sur 2004-2014, s’est essoufflée, à 2,5% sur 2015-2024. Une sorte d’immobilisme prudent qui semble avoir longtemps pris le pas sur les réformes structurelles. Il en résulte donc un modèle de croissance qui ne produit pas suffisamment d’emploi5. Et même si ces dernières années de nouveaux secteurs émergent, le secteur agricole, victime d’un stress hydrique croissant, détruit malheureusement l’emploi à un rythme plus rapide que celui auquel le nearshoring en crée en zones urbaines. L’enjeu social est majeur, car le secteur agricole absorbe environ 38% de la main-d’œuvre, et même 50% de la main-d’œuvre féminine, dont la participation est déjà très faible (< 25%). Le chômage a ainsi atteint des records, à 13,3% en 2024, niveau le plus haut depuis les années 90. 

Derrière ce modèle de stabilité, il y a aussi la réalité d’une structure de secteur privé oligopolistique, renforcée par de fortes barrières à l’entrée. La commission spéciale, à l’origine du diagnostic du Nouveau Modèle de Développement mandaté par Mohammed VI en 20216, témoigne d’une réglementation lourde et appliquée de manière à la fois laxiste et arbitraire, une collusion public-privé dans l’attribution d’autorisations ou dans l’accès des ressources foncières ou financières, et de pratiques anti-concurrentielles non-dénoncées. Le rapport fait « le constat d’une économie en partie verrouillée, favorisant les intérêts installés et la préservation des rentes ». Il en résulte une incitation à l’informalité et une absence d’opportunités économiques pour une large proportion de la jeunesse diplômée. Les jeunes de 15 à 25 ans, c’est-à-dire la GenZ, sont de loin les plus touchés par le chômage.

C’est ainsi qu’il faut comprendre la première revendication du mouvement « GenZ212 », c’est-à-dire la démission du gouvernement Akhannouch. Homme d’affaires milliardaire, héritier du conglomérat privé Akwa Group mêlant les secteurs du pétrole, de l’immobilier, du tourisme et des médias, il est la parfaite incarnation de la collusion public-privé, le mélange des genres affaires-politique. Ces mécanismes sont à l’origine du développement d’une économie de rente pour une classe d’entrepreneurs, devenue une véritable classe sociale. 

Enfin, il faut rajouter à ce tableau une dégradation des services publics et, en particulier, une défaillance de l’école et de l’hôpital public. Le fort développement d’une offre de santé et d’éducation privée accélère le phénomène, car elle attire une partie du budget public et une majorité du personnel qualifié. Cela vient décupler les inégalités territoriales, de revenus et de capital culturel.

Tout cela décrit le « Maroc à deux vitesses ». Selon l’Observatoire National du Développement Humain7, le taux de pauvreté relative, soit la proportion des ménages dont la dépense annuelle par personne est inférieure à 60% de la médiane, était de 17,7% en 2019 – un taux qui n’a pas évolué depuis vingt ans, à l’encontre de la promesse du ruissellement. Cela traduit une forte inégalité dans la distribution des ressources qui font qu’une partie de la population se trouve dans la pauvreté par rapport aux autres catégories. Par ailleurs, en 2019, 45% des Marocains se considéraient pauvres. Un sentiment dominant dans les huit derniers déciles de revenus, traduisant un fort ressenti des inégalités.

L’éducation : à la base des inégalités et de leur reproduction

Les inégalités devant l’éducation sont particulièrement préjudiciables, car elles imposent aux personnes défavorisées des barrières multi-dimensionnelles qui impactent leur santé, leur emploi, leur revenu et leur bien-être aux niveaux individuel, familial et social. C’est en cela que l’école publique devrait être un remède aux inégalités sociales et à leurs reproductions. 

En 2019, la sonnette d’alarme sur l’éducation et la santé est tirée par le rapport de la commission spéciale : les efforts de massification de la scolarisation et de l’offre de soins n’ont pas été accompagnés d’une amélioration de la qualité des services publics. Les performances de l’école marocaine demeurent très faibles. En 2019, moins d’un tiers des élèves du public maîtrisaient le programme à la fin du primaire, à peine 10% au sortir du collège. Quant au taux de déperdition scolaire, il demeure très élevé. Cela se traduit par une dégringolade du Maroc au classement PISA 2023, qui plaçait le royaume respectivement 76e et 79e, en sciences et en compréhension de l’écrit, sur 81 pays. 

Devant la dérive de l’éducation publique, de plus en plus de familles défavorisées optent pour l’éducation privée, détournant une partie importante de leurs revenus de la consommation de produits de base. Ainsi, une étude récente de l’IRS8, indique que la marchandisation de l’éducation a rendu plus visibles les inégalités scolaires induites par les inégalités sociales.  

Mais surtout, cette étude s’applique à démontrer la persistance intergénérationnelle du niveau d’éducation et du statut socio-économique, ce qui est crucial car cela indique que l’éducation n’est plus un vecteur d’ascension sociale9. 

Notre opinion

Au Maroc, le moment est paradoxal, car deux réalités coexistent et se confrontent : celle d’un « Maroc émergent » – qui s’impose en pôle de stabilité dans la région, se tourne vers l’export en s’insérant sur les routes du nearshoring européen comme sur les routes de la soie, qui développe sa diplomatie, et qui active son soft power – face à celle d’un « Maroc à deux vitesses » – dont la croissance ne crée plus assez d’emplois pour absorber l’arrivée des jeunes sur le marché du travail, dont les services publics défaillants (notamment la santé et l’éducation) ne permettent plus d’aspirer à l’égalité des chances et grippent l’ascenseur social, enfin un Maroc aux inégalités sociales et territoriales fortes. Ce diagnostic n’est pourtant pas ignoré, il apparaît dans les discours du roi comme dans les documents de réformes (Nouveau Modèle de Développement), mais les mécanismes d’une économie qui entretient des rentes dans le secteur privé sont tenaces. C’est cela que la génération Z marocaine, portée par l’élan transnational de révolte de la jeunesse, entend dénoncer. Sans remettre en cause l’institution royale, elle demande cependant des comptes au gouvernement, et inspirée par les révoltes asiatiques de cet été, utilise les outils d’une jeunesse connectée pour créer de nouveaux espaces d’expression et d’organisation politique. 

 

Références

  1. Consulter notre publication :« Népal : dans Katmandou calciné, la sortie de crise semble un nouvel Everest à gravir », septembre 2025
  2. Consulter notre publication : “Maroc : We can do it!”, mai 2025
  3. « Rapport de suivi de la situation économique. Comment prioriser les réformes pour améliorer le climat des affaires. » Banque mondiale, hiver 2025
  4. « Entre le Maroc et les pays du Golfe, une proximité régulièrement mise à l’épreuve », Jeuneafrique, octobre 2025
  5. Cf. note 1
  6. « Le Nouveau Modèle de Développement. Libérer les énergies et restaurer la confiance pour accélérer la marche vers le progrès et la prospérité pour tous ». Rapport général de la Commission Spéciale sur le Modèle de Développement ; avril 2021
  7. « Dynamiques des niveaux de vie et de la pauvreté au Maroc : une analyse longitudinale », ONDH
  8. « Les inégalités d’opportunités dans l’accès à l’éducation au Maroc : une analyse empirique », Alazali et Bougroum, Revue Internationale de la Recherche Scientifique, 2024
  9. Détails de l'étude dans la publication à télécharger
Au Maroc, la jeunesse politisée force le pays à faire face à ses contradictions

Dans la rue, les rassemblements font apparaître clairement le moment paradoxal dans lequel se trouve le pays, et toutes ses contradictions : c’est le "Maroc émergent" face au "Maroc à deux vitesses". Sans rien enlever à ce que le Maroc a accompli ces dernières années, en soulevant le capot de l’économie, il apparaît que ce tableau du "Maroc émergent" n’est pas, en pratique, incompatible avec un environnement social qui se dégrade.

Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient