Chine : derrière « l’involution », des déséquilibres économiques profonds

Chine : derrière « l’involution », des déséquilibres économiques profonds

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Un nouveau terme s’est imposé dans le lexique économique chinois, celui d’involution. Ce mot désigne un contexte économique de croissance sans évolution. 

Pour reprendre la métaphore proposée par la Deutsche Bank1, imaginez un théâtre rempli dans lequel tout le monde est assis, jusqu’à ce qu’une personne se lève pour mieux voir, forçant rapidement l’intégralité de la salle à en faire de même. À la fin, tous les spectateurs sont de nouveau égaux, mais debout. 

Dans le cas chinois, cela prend la forme d’une concurrence intense entraînant des rendements décroissants pour tous les participants. En théorie des jeux, cela signifierait que les acteurs d’un secteur choisissent d’augmenter leurs efforts sans apport de gains supplémentaires. En revanche, s’ils ne le font pas, ils sont exclus de la compétition. Une sorte de sous-optimum de Pareto2 dans lequel l’équilibre est atteint, mais à l’aide de moyens disproportionnés.

En Chine, la manifestation la plus visible de l’involution est le climat de guerre des prix dans laquelle se sont lancées les entreprises, provoquant un épisode déflationniste inédit par sa longueur. Le président chinois Xi Jinping a appelé à freiner cette compétition « désordonnée » qui pèse sur l’économie. Mais ses racines sont profondes, et révélatrices de problèmes structurels auxquels l’économie chinoise ne trouve pas de solution.

D’où vient l’involution ?

De la concurrence exacerbée entre les entreprises d’un secteur, à l’œuvre depuis 2020. Alors que le Covid perturbe fortement l’économie chinoise, les autorités choisissent – comme souvent – une relance par l’offre. Or, le secteur de la construction est déjà sous pression : au printemps 2020, les autorités ont publié les fameuses « lignes rouges » qui empêchent une grande partie des promoteurs de lever de la dette pour financer de nouveaux projets ou rembourser la précédente. Dans le même temps, Pékin lance le mouvement de « circulation duale », qui vise à développer un peu plus l’appareil de production chinois, notamment dans les « nouvelles forces productives » identifiées dans le plan quinquennal : voitures électriques, batteries et panneaux solaires. 

En résumé, il y a donc une conjonction de trois facteurs : des fonds publics disponibles, une réorientation de la relance de l’investissement du traditionnel secteur de la construction vers le manufacturier et l’émergence de nouveaux secteurs liés à la transition, dont la production aura vocation à être en partie exportée, afin de conquérir de nouveaux segments de marché. 

L’émergence d’acteurs est également facilitée par la suppression de certaines barrières à l’entrée sur le marché, en particulier dans l’automobile, et par l’implication des gouvernements locaux. Il est clair que les « nouvelles forces productives » seront portées par des entreprises privées, même si l’État ne sera jamais très loin. 

Sur le papier, les intentions sont louables : la Chine cherche à développer de nouveaux secteurs, et l’État accompagne ce mouvement en fournissant des liquidités et des subventions. Les règles du jeu sont simplifiées pour laisser plus de place à la concurrence naturelle et favoriser le développement de nouvelles entreprises. Toutefois, le climat actuel montre que cette politique n’a finalement pas eu les résultats escomptés. 

Ce qui n’a pas fonctionné 

Le soutien aux nouveaux secteurs s’est ainsi mué en une concurrence féroce entre les acteurs, provoquant des surcapacités de production, une guerre des prix et donc une baisse de la profitabilité des entreprises. 

L’involution résulte de deux phénomènes concomitants : une surabondance de l’offre et une faiblesse de la demande domestique. 

Côté offre, d’abord, le pilotage à un niveau plus local et la mise à disposition de subventions étatiques a instauré un climat de compétition entre provinces, voire entre villes-préfectures (une division administrative chinoise correspondant à un centre urbain entouré de zones rurales) pour faire émerger puis soutenir un champion, d’où une duplication des projets dans des secteurs similaires et une rapide saturation du marché.

Les gouvernements locaux ont offert des terrains, des exemptions de taxes, voire ont pris des participations directes dans certaines entreprises. Ces mêmes entreprises ont contribué à leur faire atteindre leurs objectifs en termes de PIB, emplois et recettes fiscales, alors même qu’elles n’étaient pas suffisamment productives. Or, la législation chinoise en matière de faillites est encore balbutiante et peu efficace. Pour un fournisseur ou un créancier, il est ainsi difficile d’engager des procédures pour récupérer des actifs, même si la contrepartie a déjà fait défaut. 

Un double mouvement s’est donc enclenché : d’un côté, des barrières non pas à l’entrée mais à la sortie du marché pour les entreprises, mal encadrées juridiquement. De l’autre, des gouvernements locaux qui ont eu tendance à protéger leurs champions, malgré ses difficultés, pour que leurs performances globales ne soient pas affectées et atteindre leurs objectifs de croissance. Tout cela a donc réduit le mouvement de fusion-acquisition et de consolidation qui aurait normalement dû s’opérer dans un secteur en surcapacités. 

Résultat, les entreprises se sont livrées à une intense guerre des prix, avec le risque de toutes s’affaiblir. Le cas du secteur automobile est peut-être le plus symptomatique du phénomène d’involution. Entre 2017 et 2024, les profits des constructeurs ont baissé de 33%, alors que les ventes augmentaient de 21% sur la même période. La marge bénéficiaire nette a également chuté, passant de 8% à 4,3%. 

Deuxième face de la médaille, la faiblesse de la demande domestique. La Chine traverse depuis 2020 une crise de confiance des ménages. Ces derniers ont été percutés par le Covid-19 puis la crise immobilière. Le marché de l’emploi est devenu plus incertain, notamment pour les jeunes diplômés, et les Chinois ont arbitré plus massivement encore en faveur d’une épargne de précaution. L’absence de réel système de protection sociale, le conditionnement d’un accès aux services publics à la détention d’un permis de résidence (hukou) sont autant de blocages à la hausse de la propension à consommer. La baisse des prix et l’effondrement des transactions dans le marché immobilier, qui servait de placement pour la plupart des ménages chinois, ont achevé d’inciter les ménages à surveiller leurs dépenses. 

L’État a réagi, mais tardivement et insuffisamment. Les autorités ont lancé un vaste programme de subventions sur des biens de consommation (appareils électroniques, électroménager, véhicules électriques). Ces subventions ont artificiellement soutenu les chiffres des ventes au détail, notamment durant le deuxième trimestre 2025. Mais leurs effets s’essouflent déjà – il faudra bien plus que le phénomène mondial Labubu pour relancer la fièvre acheteuse des Chinois3 : le rythme de progression des ventes au détail est de nouveau inférieur à celui de la croissance. Les catégories les plus touchées sont justement celles qui bénéficiaient des programmes de subventions, notamment les équipements du foyer et les téléphones portables. 

Comment lutter contre l’involution ?

Ce n’est pas la première fois que la Chine fait face à un épisode d’involution. Cela s’était déjà produit à la fin des années 1990, au moment de l’ouverture chinoise, quand il avait fallu gérer les grandes entreprises publiques inefficaces, incompatibles avec les évolutions de l’économie, puis en 2015-2016 dans le secteur de l’acier et du ciment. À chaque fois, les autorités étaient intervenues et avaient consenti à une baisse de la production dans les secteurs, malgré les pertes d’emplois qui en découlaient. 

Cette fois-ci pourtant, la situation est différente. D’abord, parce que les capacités de production ont été installées très récemment, qu’il s’agisse des panneaux solaires ou des usines de voitures électriques. Elles sont donc loin d’être amorties, d’autant qu’elles ont nécessité un investissement en capital important, notamment dans les phases de recherche et développement. En 2015, les secteurs concernés étaient des industries plus vieillissantes, et en amont de la plupart des chaînes de valeur. 

Ensuite, parce que ces capacités de production sont en grande majorité privées, contrairement aux exemples précédents : les entreprises privées détiennent ainsi 95% du marché du solaire et des batteries et 65% de celui des véhicules électriques, contre 35% de celui de l’acier et 50% de celui du ciment. Si l’État chinois reste très interventionniste, il ne peut pas non plus s’interférer dans les affaires du secteur privé, d’autant que, encore une fois, l’absence d’encadrement clair sur la faillite gêne son action. 

La phase de déflation que connaît actuellement la Chine est aussi bien plus profonde que celle de 2015 : le déflateur du PIB est en contraction depuis neuf trimestres consécutifs, contre deux en 2015, l’inflation moyenne est de -0,1% depuis le début de l’année contre 1,5% en 2015. En fait, c’est la première fois que les prix à la production et à la consommation sont si bas, si longtemps, et de manière concomitante. L’indice des prix à la production est en contraction depuis janvier 2023, celui des prix à la consommation n’a pas dépassé les 1% de variation annuelle depuis février 2024. 

En 2016, la Chine avait également été aidée par la reprise du commerce international. Cette fois-ci, le cycle semble moins porteur. 

Les tensions commerciales se sont multipliées. Les exportations vers les États-Unis se sont déjà très fortement contractées. Elles ont pour l’instant été compensées grâce au contournement (via les pays de l’Asean et le Mexique notamment) et par de nouveaux débouchés, en particulier dans l’Union européenne, qui cherche déjà des solutions pour endiguer ces flux de marchandises qui risquent d’affaiblir un peu plus son tissu industriel. 

Afin d’éviter que l’involution ne contamine de nouveaux secteurs, les autorités chinoises favorisent donc une approche plurielle et utilisent plusieurs leviers : 

  • cadre légal : amendements à la loi contre la concurrence déloyale en renforçant l’interdiction de vendre à perte et en empêchant les entreprises de plus grande taille de faire preuve d’abus de position dominante.
     
  • auto-discipline : via les associations des secteurs concernés afin d’organiser une baisse concertée et volontaire de la production ou une réduction des délais de paiement des fournisseurs, afin que la règle des soixante jours devienne la norme et soit reprise partout.
     
  • droit du travail : application du droit du travail, baisse du temps de travail, plafonnement des heures supplémentaires, encouragements à prendre ses congés. 

Ces mesures, associées au changement de ton des autorités jusqu’au plus haut niveau, peuvent avoir un effet incitatif. Mais les secteurs concernés ne pourront pas éviter un vrai effort d’ajustement des capacités de production. Cela nécessite un changement de paradigme profond dans la manière dont la politique économique est conduite : acceptation de cibles de croissance moins élevées, et identification de moteurs de la croissance qui ne soient pas uniquement dans le manufacturier ou les infrastructures. Dans tous les cas, il faudra jouer sur les deux tableaux : diminuer l’offre et augmenter la demande, afin de rééquilibrer un système de plus en plus malade de ses excès.

Notre opinion

La réapparition de l’involution n’est pas surprenante, elle traduit les préférences d’une économie chinoise centrée sur le soutien à l’offre et à l’investissement, obsédée par les rendements et l’atteinte des objectifs fixés dans les multiples déclinaisons sectorielles et locales des plans quinquennaux. Il faut évidemment reconnaître une part de succès : la Chine domine sans partage les secteurs des batteries, des panneaux solaires et des véhicules électriques et a donc gagné une partie de son pari. L’autre moitié reste beaucoup plus incertaine. 

La puissance planificatrice souffre de ses excès : l’existence de cibles de croissance, la mise en concurrence à tous les niveaux administratifs pour obtenir des subventions, l’exigence de résultats ont poussé les gouvernements locaux, en lien avec les entreprises, à laisser en place des capacités de production excédentaires. L’absence de mécanisme de sortie du marché, un concept incompatible avec l’économie administrée, fausse également sa régulation. L’involution et la déflation qui en découle sont le résultat de ces déséquilibres profonds, qui rappellent les racines du modèle chinois. S’en défaire nécessiterait un changement de paradigme complet, notamment sur la manière dont les objectifs – quantitatifs – sont fixés. La présentation du prochain plan quinquennal, lors des sessions parlementaires de mars 2026, sera un premier test pour savoir si la préoccupation affichée par les dirigeants se traduit concrètement dans leur politique économique.

Références

  1. Understanding China's "Anti-involution" Drive - Deutsche Bank, September 2025
  2. Un optimum de Pareto est une allocation des ressources sans alternative, dans laquelle tous les agents économiques sont dans une situation telle qu'il est impossible d'améliorer le sort de l'un d'entre eux sans réduire la satisfaction d'un autre.
  3. Labubu: the tiny elf doll driving China’s most valuable toy company, Financial Times, June 2025
Chine : derrière « l’involution », des déséquilibres économiques profonds

La réapparition de l’involution n’est pas surprenante, elle traduit les préférences d’une économie chinoise centrée sur le soutien à l’offre et à l’investissement, obsédée par les rendements et l’atteinte des objectifs fixés dans les multiples déclinaisons sectorielles et locales des plans quinquennaux. Il faut évidemment reconnaître une part de succès : la Chine domine sans partage les secteurs des batteries, des panneaux solaires et des véhicules électriques et a donc gagné une partie de son pari. L’autre moitié reste beaucoup plus incertaine.

Sophie WIEVIORKA, Economiste - Asie (hors Japon)