Égypte – Le FMI à l’assaut des subventions ; à tort ou à raison ?

Égypte – Le FMI à l’assaut des subventions ; à tort ou à raison ?

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On l’oublie souvent, mais l’économie n’est pas une science exacte, c’est une science humaine. Bien sûr, il existe une mécanique, des sortes de règles fondamentales qui régissent l’interaction de variables économiques entre elles et guident inévitablement la conduite des politiques publiques. Néanmoins, celles-ci reflètent surtout les choix d’organisation d’un groupe d’individus réunis en société. C’est peut-être particulièrement le cas des politiques fiscales, car elles matérialisent ce qu’une société décide de mettre en commun, ce qu’elle définit comme des biens et services universels, les schémas d’assurance collective, ou encore le type de structure redistributive qui établit l’équilibre d’interaction entre différents groupes sociaux, reflétant leur rapport de force et la sensibilité à la justice sociale (l’idéologie ?). Tout cela est au cœur du contrat social. La difficulté est que l’équilibre d’une telle organisation n’est pas permanent. Parfois, car elle se transforme pour refléter des changements politiques et d’idéologie dominante. Mais aussi parce que le coût de son maintien n’est pas constant, ni son équilibre par rapport aux ressources. En fonction des contrats sociaux, ce coût peut être sensible aux prix des matières premières, à l’évolution démographique, aux structures de répartition des revenus que les différents modèles ou chocs économiques modifient… Ainsi, l’exercice se fait nécessairement sous contraintes. Et lorsque celles-ci en viennent à déséquilibrer le contrat social, les choix de politiques publiques se compliquent. Il est sûr que pour le lectorat français, en ce moment, tout cela est parlant. Mais, ici, l’exemple choisi est celui de l’Égypte et de son système de subventions.

Une des particularités du cas égyptien est, que depuis les années 1970, les politiques publiques ont été largement façonnées par les interventions répétées du FMI. Or, même si l’institution se présente avant tout comme un groupe d’experts en économie, de techniciens de la dette – ce qui affiche une sorte de neutralité apparente –, il reste néanmoins évident qu’elle est imprégnée, imbibée, de la doctrine néo-libérale. Après la crise de 2009 et les printemps arabes, les grandes lignes du narratif du FMI ont cependant évolué. Ses interventions s’accompagnent de nouvelles recommandations de politiques sociales1. Mais, dans la pratique, celles-ci sont généralement présentées comme des instruments de compensation de la thérapie recommandée, plutôt qu’un objectif de réduction de la pauvreté. Une critique récurrente de la ligne du FMI est donc que sa fonction de préférence priorise la rigueur budgétaire et monétaire aux objectifs de protection sociale, et la gamme des outils préconisés sort assez peu des sentiers battus, de l’arsenal des remèdes néo-libéraux classiques, pour concilier les deux. C’est ignorer l’influence de l’équilibre social sur l’équilibre macroéconomique. Il n’y a pas de remède en silos.

En tout cas, depuis 2022, et le choc de la guerre en Ukraine venant accentuer les blocages d’offre liés au Covid, le FMI a renforcé sa bataille contre les subventions, que les gouvernements ont largement déployées pour faire face à l’augmentation des prix. En particulier, les subventions énergétiques sont érigées en bête noire. Or, historiquement, les subventions sont au centre du contrat social égyptien. Il est donc intéressant d’étudier, à travers le cas égyptien, comment plusieurs rhétoriques économiques peuvent exister, à travers la question de son système de subventions. 

La parole au demandeur : la rhétorique du FMI

Alors, pourquoi le FMI s’oppose-t-il aux subventions ? Eh bien, avant tout, car les subventions représentent un coût pour le budget de l’État2. Et lorsque le FMI est appelé à intervenir, c’est bien souvent pour corriger les trajectoires fiscales. En observant la structure du budget égyptien, une fois les coûts de fonctionnement optimisés, et dans la mesure où l’on cherche à ne pas trop contraindre l’investissement public, il reste les dépenses dites rigides – et donc plus difficiles à ajuster3 : le service de la dette, les salaires des fonctionnaires et les subventions. Celles-ci apparaissent donc comme la variable d’ajustement la plus à portée, premières victimes de l’austérité budgétaire, car on peut en annuler des pans entiers, par des politiques simples à appliquer, pour des gains rapides et garantis.

Le premier argument est donc pragmatique. Cela semble un peu radical, certes. Un peu douloureux pour les populations qui en dépendent. Et d’ailleurs, il serait bien trop rapide de s’arrêter là – le FMI n’annulerait pas des postes entiers du budget par pure paresse intellectuelle, parce que c’est ce qui est le plus pratique. Non, fondamentalement, le principe des subventions est en opposition avec la pensée néo-libérale qui prône, au-dessus de tout principe, la liberté de marché. Les subventions entraînent des distorsions de prix, qui empêchent leur ajustement aux dynamiques d’offre et de demande. Parallèlement, elles empêchent l’ajustement des comportements de consommation et de production aux prix, pour régler les déséquilibres. Par exemple, si votre pays est importateur net d’une matière première et si le prix de celle-ci augmente, alors sa consommation domestique devrait se réduire ou être partiellement substituée par d’autres produits. En économie, c’est le principe de l’élasticité prix. À défaut, cela pèse sur le compte courant et le budget de l’État et crée des déséquilibres. En Égypte, c’est le cas du blé, largement importé, et des hydrocarbures4, deux produits dominants dans le système de subvention.  

D’accord. Mais le FMI, post-crise financière, post-printemps arabes, fait tout de même attention aux variables sociales. S’il faut supprimer des pans entiers de subventions, il faut donc justifier que cela ne se fasse pas au complet détriment de la structure de protection sociale. C’est donc pour cela que le FMI établit une hiérarchie claire de sa tolérance vis-à-vis des subventions : dans une certaine mesure, des subventions alimentaires peuvent être acceptables – on cherche tout de même à les éliminer progressivement – mais, en aucun cas, les subventions énergétiques peuvent être approuvées. Le FMI défend une rhétorique radicale sur la question des subventions énergétiques qui s’appuie sur un argument principal : en plus d’être coûteuses pour le budget, les subventions énergétiques sont un outil inefficace de protection sociale. Pire, elles sont une injustice sociale. Comme la consommation énergétique est connue pour être largement corrélée au niveau de richesse des ménages, cet argent public subventionne en réalité davantage les catégories sociales supérieures.

Quant aux subventions alimentaires, cette rhétorique est moins évidente et efficace. Il est indéniable que, même si leur retrait est progressif, il induira une détérioration du niveau de vie des ménages pauvres. Les études montrent, dans le cas de l’Égypte, que les subventions ont joué un rôle important dans la réduction de la pauvreté et la sécurité alimentaire5. Malgré tout, les deux premiers arguments, le coût budgétaire et l’obstacle au libre marché, persistent et s’opposent à la doctrine du FMI. Alors, comme l’institution adopte une approche de compensation sociale pour l’effet de ses thérapies, l’idée ici est de remplacer les subventions par des transferts numéraires ciblés pour les populations pauvres. Ainsi, on intègre une notion de ciblage et on supprime l’aspect universel de la subvention. Cela élimine l’entrave à l’ajustement des prix et réduit les fuites du système vers les populations des couches sociales supérieures. C’est l’idée du programme égyptien « Takaful and Karama »6.

Même si, à ce stade, la rhétorique du FMI paraît solide et rationnelle, nous allons, par principe du contradictoire, faire parler un autre pan de littérature économique qui la remet en cause.  

C’est un fait, les subventions pèsent sur le budget. Il faut donc optimiser leur coût/efficacité. Seulement, cela n’induit pas nécessairement une position radicale à leur encontre. D’abord, une étude récente de l’institut Friedrich Ebert Stiftung7 s’attaque à l’argument des subventions énergétiques comme politique de régression sociale.

Politique progressive ou régressive : l’illusion des chiffres

En fait, cela dépend de la manière dont on analyse la question – c’est-à-dire que des données chiffrées irréfutables peuvent souvent s’analyser différemment, ce qui crée des biais. Ici, si l’on analyse la question en termes absolus – comme le FMI donc –, il est indéniable que les subventions énergétiques sont davantage dirigées vers les populations les plus riches. C’est donc une politique régressive socialement. Seulement, une autre approche consiste à mesurer l’impact de ces subventions en proportion des dépenses des ménages. Là, déjà, l’aspect régressif disparaît, car même si les ménages pauvres appliquent beaucoup plus naturellement la sobriété énergétique, en proportion de leurs dépenses (bien moindres), cela représente la même propension que pour les ménages riches, dont l’attitude est pourtant beaucoup plus énergiquement dispendieuse. C’est d’ailleurs une étude du FMI lui-même qui l’établit8. Mais, une troisième approche consiste à regarder la question en proportion des revenus. Alors, comme les ménages pauvres ont tendance à consommer une proportion bien plus importante de leurs revenus, cela veut dire que les subventions énergétiques ont un impact bien plus important sur eux, en termes de la part de leurs revenus qui peut ainsi être redirigée vers d’autres dépenses (l’éducation ou la santé, par exemple). Ou son corollaire : le retrait des subventions énergétiques impacte bien plus la qualité de vie des ménages pauvres. C’est donc, en ce sens, plutôt la politique du FMI de retrait des subventions qui est régressive socialement. Enfin, un dernier aspect est à prendre en compte : c’est ce qu’on appelle l’énergie grise, ou le coût de l’énergie dans le prix final des biens consommés. Si l’on intègre ces coûts en proportion des revenus, cela amplifie encore l’effet, notamment car l’alimentation, qui constitue une part bien plus importante de la consommation des ménages pauvres, est énergivore.

Cela apparaît aussi dans les écarts d’expérience de l’inflation induite par la politique de retrait de subventions entre les différents groupes sociaux. Ces arguments sont évidemment d’autant plus frappants si l’on parle des subventions alimentaires.

Les transferts monétaires directs sont-ils de bons substituts aux subventions ?

D’abord, il faut revenir sur l’intention du FMI, qui, a priori, n’était pas de retirer purement et simplement un échelon entier de l’architecture de protections sociales sans compensation. La rhétorique du FMI s’appuie sur l’idée de remplacer les subventions universelles par des mesures plus ciblées. Ne retirer que les fuites du système. 

Si l’on regarde le programme de transferts monétaires « Takaful and Karama », celui-ci couvre aujourd’hui 4,6 millions de foyers, soit environ 17 millions de bénéficiaires directs et indirects. Or, selon les derniers chiffres disponibles, le taux de pauvreté en Égypte était de 29,7% en 2019, sur une population de 110 millions d’habitants. Ce chiffre est probablement bien plus élevé aujourd’hui, compte tenu des crises sévères que le pays a traversées (Covid, crise de change), et encore près d’un tiers de la population, classé par la Banque mondiale comme vulnérable, a basculé dans la pauvreté avant ces crises. On comprend donc aisément qu’il existe un premier problème de couverture de ce programme qui exclut une grande partie des ménages pauvres et vulnérables (dimension horizontale). Cela est dû au fait que les économies sur les subventions (3% du PIB depuis 2016) ne sont pas du tout compensées par les dépenses de transferts monétaires. Mais aussi parce que le ciblage de population que ceux-ci imposent est complexe et coûteux et entraîne d’importants taux d’erreurs d’exclusion.

La deuxième dimension (dimension verticale) consiste à évaluer si ces transferts compensent pour la perte de niveau de vie induit par la nécessité d’acheter les produits de base au prix du marché. Or, la problématique est que, si les subventions garantissent le même niveau de consommation des produits visés, quelles que soient les variations du prix du marché (c’est l’État qui prend en charge la différence), les transferts monétaires sont des sommes fixes budgétées et qui, dans la réalité, n’ont pas suivi le rythme de l’inflation ces dernières années. Ce sont donc les ménages pauvres qui ont, en grande partie, assumé le coût de ce que le passage des subventions au ciblage monétaire a permis d’économiser au budget.

Science exacte / science humaine : la question du contrat social

Mesurer l’impact des choix de politiques sur l’architecture sociale n’est pas qu’une question d’analyse chiffrée. Les choix de politiques sociales sont le reflet de l’équilibre des relations entre les différents groupes sociaux d’une société. C’est le contrat social qui définit l’architecture des institutions sociales. Il existe donc, dans la littérature économique, des résultats contre-intuitifs sur la question des subventions : déjà, il y a plus de vingt ans, une célèbre étude de Korpi et Palme avait décrit « le paradoxe de redistribution »9 qui prescrit, qu’en réalité, plus les avantages sociaux sont ciblés, et moins ils sont susceptibles de réduire la pauvreté et les inégalités. Cela parce que plus les politiques sont ciblées et moins elles attirent le consensus et moins les allocations budgétaires qui leur sont associées sont importantes.

Enfin, pour le cas de l’Égypte, proposer le retrait des subventions sur la base du catalogue de politiques néo-libérales, c’est ignorer la mise en contexte. Précisément, parce qu’un pays n’est pas qu’un système de variables économiques qui répondent à des lois naturelles, mais aussi, et surtout, des choix d’organisation de société. Les subventions existent en Égypte depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et sont devenues « un marqueur symbolique du soutien du gouvernement envers son peuple »10, en particulier les subventions alimentaires. En 1977, l’intervention du FMI avait poussé le gouvernement à augmenter les prix des produits alimentaires, déclenchant de grandes manifestations connues sous le nom « d’émeutes de la faim » ou « émeutes du pain ». Le bilan de 80 morts et 800 blessés reste vif dans les mémoires. C’est aussi pour cela qu’il existe une différence de traitement entre les subventions énergétiques et alimentaires. Malgré tout, la sensibilité d’une population à la modification de la structure de protection sociale peut s’attacher à des symboles et à la perception que la population a des garanties et sécurités que le gouvernement doit lui fournir. La taxe carbone a fait trembler la France ; le prix du pain a fait vaciller l’Égypte. 

Article publié le 10 octobre 2025 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine 

Références

  1. IMF Policy Paper, “A Strategy for IMF Engagement on Social Spending”, FMI, Juin 2019
  2. C’est-à-dire la différence entre le prix de marché et le prix subventionné, qui est portée par le budget.
  3. Les dépenses rigides sont régies par des contrats, des lois, ou décrets. Elles ne peuvent pas faire l’objet d’optimisation sans réformes pour en modifier la structure.
  4. L’Égypte a brièvement été net exportateur de gaz entre 2019 et 2022, mais est depuis de nouveau importateur net.
  5. Food subsidy or cash transfer: Impact of the food subsidy reform on Egyptian households”, Hosni & Ramadan
  6. Le programme « Takaful and Karama » (solidarité et dignité en égyptien) propose des transferts directs aux ménages pauvres avec enfants à charge, conditionnés à l’accès de l’enfant à l’éducation et la santé, et des transferts inconditionnels aux personnes âgées pauvres ou en situation de handicap.
  7. Egypt, the IMF, and three subsidy approaches: the universal, the self-targeted, and the targeted.” Friedrich Ebert Stiftung, 2023
  8. IMF Working Paper, « How Large Are Global Energy Subsidies”, David Coady, Ian Parry, Louis Sears, and Baoping Shang, 2015
  9. « The paradox of redistribution and strategies of equality: Welfare state institutions, inequality, and poverty in the western countries”, Korpi et Palme, 1998
  10.  « L’Égypte : le premier producteur africain de blé face aux défis du manque de ressources », Jérémy Denieulle, 2024
Égypte – Le FMI à l’assaut des subventions ; à tort ou à raison ?

Les subventions représentent un coût pour le budget de l’État. Et lorsque le FMI est appelé à intervenir, c’est bien souvent pour corriger les trajectoires fiscales. En observant la structure du budget égyptien, une fois les coûts de fonctionnement optimisés, et dans la mesure où l’on cherche à ne pas trop contraindre l’investissement public, il reste les dépenses dites rigides – et donc plus difficiles à ajuster : le service de la dette, les salaires des fonctionnaires et les subventions. Celles-ci apparaissent donc comme la variable d’ajustement la plus à portée, premières victimes de l’austérité budgétaire, car on peut en annuler des pans entiers, par des politiques simples à appliquer, pour des gains rapides et garantis.

Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient