Géo-économie – Sommet de Tianjin : que faut-il en retenir ?

Géo-économie – Sommet de Tianjin : que faut-il en retenir ?

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Le sommet annuel de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui s’est tenu la semaine dernière à Tianjin, dans le nord de la Chine, a été conçu comme une démonstration de force, par un couple sino-russe pourtant affaibli économiquement :défilés militaires, annonce d’un gazoduc sibérien, création d’instruments financiers et technologiques. Cependant, derrière la communication, se joue une recomposition profonde, fondée sur trois axes : un nouveau "consensus du Sud", le rôle pivot de l’Inde, et la montée en puissance des corridors eurasiens. Le sommet de Tianjin n’a pas consacré une alliance anti-occidentale. Mais il a connecté avec l’axe politique des BRICS, en ouvrant largement la scène d’un ordre mondial fragmenté, où les notions de sécurité économique, de souveraineté, et de géopolitique réaliste priment sur l’universalisme libéral. 

Une mise en scène soigneusement orchestrée

À Tianjin, l’OCS s’est transformée en vitrine de communication politique réussie et ce n’est pas rien. Les opinions publiques vont jouer un rôle majeur dans l’orientation du scénario géopolitique. Pékin et Moscou ont compris cet enjeu et ont multiplié les symboles, sur fond d’adoption du russe et du mandarin comme langues de travail. Cela visait quatre publics : les opinions internationales ; les sociétés d’Asie centrale ; les populations russes et chinoises (dont on oublie que l’opinion publique y existe aussi) ; et bien sûr, un Occident en plein doute, invité à constater que l’ère de l’hégémonie américaine s’achève.

Gaz et pipeline sont des leviers politiques

Dans cette mise en scène, l’accord gazier a été une pièce maîtresse. Moscou et Pékin ont signé un mémorandum pour la construction du gazoduc Power of Siberia 2, qui pourrait transporter jusqu’à 50 milliards de mètres cubes par an via la Mongolie, d’ici à 2030. Il y avait de quoi mettre le président mongol sur la photo. S’y ajoutent une extension du premier gazoduc sibérien et des volumes accrus depuis Sakhaline. Les prix et conditions demeurent incertains, le calendrier lointain, mais l’effet politique est là : la Russie s’affirme comme fournisseur pivot de la Chine ; Pékin sécurise ses approvisionnements ; et la Chine montre sa capacité à redessiner les routes énergétiques hors d’Europe. 

Pas de bloc anti-occidental…

Il faut résister à l’effet choc des photos. À Tianjin, comme lors du sommet des BRICS à Kazan, le discours se construit sans appel direct aux blocs, ou à l’affrontement contre l’Occident. Russie et Chine cherchent surtout des leviers d’influence, et l’ONU en est un. Par conséquent, la demande de réforme des institutions internationales sur la base d’une reconnaissance de la diversité des régimes politiques devient un discours bien plus audible que la géopolitique des Droits de l’homme, surtout dans un monde où la majorité des régimes sont désormais « hybrides ». L’OCS, comme les BRICS, réclame donc un retour à l’esprit de la charte originelle de l’ONU, et en tire une légitimité. Dans cette optique, le déplacement d’António Guterres à Tianjin n’est pas neutre. Russie et Chine captent ce narratif.

… mais surtout, une OPA de smart power

Depuis longtemps, Pékin veut « faire la norme » en orientant les standards technologiques, financiers, numériques et institutionnels du futur. Non par rupture, mais par déplacement progressif du centre de gravité institutionnel mondial. Il s’agit d’une OPA de « smart power »1. Il s’agit aussi, pour la Chine, de transformer son rôle de pourvoyeur de projet en rôle d’arbitre global. Plusieurs annonces de l’OCS ont renforcé ces ambitions : création d’une nouvelle banque de développement, d’une plateforme énergie et climat et d’un centre de coopération sur l’intelligence artificielle. Et Pékin ouvre à l’Asie centrale son satellite BeiDou2, alternative au GPS. 

… accélérée par le vide stratégique que creuse Trump

Tout cela prend d’autant plus de relief face aux coupes drastiques de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) (83% des projets annulés). Selon une étude dans The Lancet, elles pourraient entraîner 14 millions de morts évitables d’ici 2030. On mesure mieux, avec ces chiffres, l’autoroute d’influence qui s’est ouverte pour l’attelage sino-russe. La Chine est d’ailleurs intervenue rapidement en Asie, avec de nouveaux financements au Cambodge et au Népal, ciblant la santé infantile, la nutrition et l’assainissement. Pékin veut se positionner en financeur stable, offrant des ressources opérationnelles, là où ONG et État américain se retranchent. Reste à savoir si cela effacera, en termes d’image, les effets de réputation délétère du « piège de la dette » chinois. Quoi qu’il en soit, l’effet Trump va aller bien au-delà du choc des tarifs et plusieurs généraux américains ont alerté sur ce risque de « vide stratégique ». Face à cela, la Chine déploie son influence sur quatre axes : le soft power (renforcement des aides ciblées sur la santé et l’éducation), les instituts et les normes (création de banques/ plateformes alternatives), la présence régionale (Asie du Sud, Afrique, Asie centrale et Amérique latine), et le verrouillage technologique (infrastructures souveraines du type BeiDou). 

Quand Gaza change la donne dans la bataille des narratifs

La guerre à Gaza a donné à ce discours de réforme des institutions internationales une résonnance nouvelle. Gaza est devenue ce que les militaires appellent une « arène de bataille cognitive » et l’accusation de « double standard » est bien plus qu’un slogan, c’est l’un des moteurs du scénario géopolitique. Par exemple, c’est l’une des explications des signaux de rapprochement de la Malaisie avec Moscou (voyage du Premier ministre et du sultan, première historique depuis 1967). 

Les plateformes vont-elles remplacer les alliances ?

L’OSC, tout comme les BRICS, est un espace de visibilité et de coordination, non une alliance militaire. Certes, les tensions persistent : New Delhi a bloqué l’adhésion de l’Azerbaïdjan, trop liée à Islamabad. C’est précisément cette plasticité qui fait de l’OCS une plateforme attractive : chacun a l’impression de poursuivre ses intérêts. Évidemment, cela limite le caractère opérationnel de ces sommets, mais il faut reconnaître une efficacité diplomatique qui émerge, tandis que la diplomatie occidentale semble, au contraire, noyée dans l’impasse ukrainienne, et asphyxiée par l’effet Trump

La triangulaire Russie – Chine – Inde

Le triangle RIC (Russie, Inde, Chine) retrouve une centralité : Moscou, fragilisée par la guerre, dépend plus que jamais de Pékin économiquement, mais cherche à s’équilibrer politiquement en cultivant sa relation historique avec New Dehli. La relation indo-russe va donc bien au-delà de l’opportunisme économique. Elle est un axe de rééquilibrage stratégique face à la Chine. 

… et l’Inde en puissance pivot

La poignée de main sino-indienne a pris du relief dans le contexte des droits de douane américains mais Trump ne joue que le rôle d’accélérateur. Ce rapprochement se préparait, les BRICS de Kazan ayant déjà permis aux présidents de se rencontrer (plateforme diplomatique efficace, donc…). Un accord de patrouille sur la ligne de contact frontalière disputée du nord avait été conclu, facilitant la reprise ultérieure des vols directs entre les deux pays. En fait, les signaux de rapprochement sont nombreux, qui incluraient une position assouplie de la Chine à propos du siège indien au conseil de sécurité de l’ONU. À confirmer… Mais les dossiers conflictuels demeurent – présence du Dalaï-lama en Inde ; rapprochement de l’Inde avec Taïwan ; inquiétudes hydriques face au barrage chinois du Yarlun Tsangpo au Tibet ; rivalité dans l’Océan Indien ; et bien sûr, l’alliance chinoise avec le Pakistan. La relation sino-indienne reste faite de rapprochements ciblés et de différents structurels. Mais l’Inde cherche à matérialiser en gains économiques son statut de pays pivot géopolitique, car la relation sino-indienne est devenue un point central d’orientation du scénario géopolitique mondial.

Le Pakistan comme révélateur

Les affrontements indo-pakistanais illustrent la nouvelle donne : Islamabad aligne avions J10, drones et système de défense HQ-9, conçus par la Chine. En miroir, l’Inde pousse son arsenal co-développé avec la Russie, comme le missile Brahmos. Ce jeu croisé montre la réalité : la Chine est présente dans les rapports de force du sous-continent, et c’est aussi la matérialité des flux d’armes et des interdépendances qui redessine les équilibres. L’accord de défense que Pékin a conclu avec les Maldives, arrière-cour de l’Inde, s’inscrit dans cette ligne.

Le socle indo-américain et le rôle de Tokyo

La politique de multi-alignement indien n’implique pas de tourner le dos à Washington. New Dehli a signé une série d’accords militaires et technologiques en 2016 qui la rapprochent structurellement des États-Unis. En 2023, le partenariat sur l'Initiative sur les technologies critiques et émergentes (iCET) a resserré la coopération dans les semi-conducteurs, l’intelligence artificielle, et la recherche avancée. À cela s’ajoute le rôle de la diaspora indienne aux États-Unis – plus de 5 millions de personnes – qui renforce un lien sociétal profond. Surtout, l’Inde reste l’un des maillons clé du containment occidental de la Chine. D’ailleurs, le stop de Modi au Japon, avant d’aller en Chine, rappelle que la question chinoise n’est pas que du ressort des grandes puissances. Tokyo, en particulier, va jouer un rôle stratégique majeur dans la recomposition géopolitique mondiale.

Asie centrale, le discret et essentiel pivot stratégique

Pour l’Asie centrale, l’OCS répond à des besoins concrets : sécurité alimentaire, climat (la région est exposée au réchauffement et au stress hydrique), infrastructures de transport (entendues comme des promesses de désenclavement). Le Kazakhstan, premier producteur mondial d’uranium, et l’Ouzbékistan, ont la taille pour faire jouer la rivalité entre Pékin et Moscou, et Astana a inventé depuis longtemps la diplomatie « multivectorielle » – d’autant que sa population reste méfiante vis-à-vis de la Chine (problème des rachats de terre et traitement des Ouïghours kazakhs). Mais l’influence économique chinoise devient dominante en Asie centrale face au déclin russe, c’est une évidence. Surtout pour les petits pays, Kirghizstan et Tadjikistan, qui dépendent des financements et projets d’infrastructures de Pékin. Enfin, les projets ferroviaires du type Chine-Kirghizstan-Ouzbékistan sont des supports de flux intra-zones appelés à se développer. Car tous les pays d’Asie centrale ont bien compris l’importance de l’échelon régional sur la scène mondiale, pour cet hinterland partagé de la Russie et de la Chine. Situation qui explique d’ailleurs aussi le rôle central qu’a joué l’Asie centrale dans le contournement des sanctions, au côté de la Turquie et des pays du Caucase.

Le moyen terme : routes, détroits, et économie de la sécurité

Pékin cherche à réduire sa vulnérabilité au « dilemme de Malacca », par où transitent 80% de ses importations de brut, et l’Asie centrale en est la clé. D’où l’importance des corridors terrestres – c’est au Kazakhstan que Xi a fait son premier discours sur la route de la soie. Le « middle corridor » transcaspien est une priorité de l’OCS, avec des projets d’interconnexions douanières et de e-certificats. En fait, l’OCS glisse de la sécurité militaire et de la lutte contre le terrorisme vers la sécurité économique – et c’est ce que demandent ses membres. Une « économie de la sécurité » où infrastructures, normes et souveraineté technologique deviendraient des biens stratégiques partagés. Mais cette aspiration risque aussi d’être la base de nouvelles dépendances... 

Vers un monde fragmenté

La leçon est claire : Tianjin n’a pas consacré une alliance anti-occidentale mais la fragmentation assumée du système international. Chine et Russie sont alignées sans être alliées ; l’Inde s’impose comme pivot ; l’Asie centrale cherche des routes alternatives. Un « consensus du sud » se dessine, où souveraineté et sécurité remplacent l’universalisme libéral comme langage commun. Quant à la diplomatie des Droits de l’homme, elle est chaque jour moins audible, face à un réalisme géopolitique assumé, qui ouvre la porte à des alliances opportunistes, variables … et réversibles.

Alors, pour les investisseurs ? 

  • Finance, tech et normes. Quels que soient les événements à venir, la fragmentation géopolitique est le scénario de base, mais il faut comprendre cette fragmentation dans toutes ses dimensions. En particulier, les investisseurs doivent envisager sérieusement la question du « double standard technologique ». Gps/BeiDou, normes OMC/ OCS, etc. Il faut surveiller l’évolution de ces nouveaux espaces normatifs, et il faut anticiper l’impact de la diffusion des équipements chinois sur les régimes de sanctions et la conformité.
     
  • Logistique. La consolidation des nouveaux corridors terrestres est un enjeu de long terme. Il faut prendre au sérieux la volonté chinoise de sécurisation des capacités ferroviaires sur le corridor transcaspien, la montée en puissance des hubs douaniers digitalisés, et leur effet d’accélération sur les flux régionaux et sur les zones de transit.
     
  • L’Inde en pivot. La position indienne « multi-alignée » oblige à une prudence stratégique, car une montée en tension entre la Chine et les États-Unis provoquerait des réalignements. Mais les transferts industriels du « Chine plus un » sont une tendance de fond, tout en conservant l’accès aux fournisseurs chinois et taïwanais. Les partenariats indo-américains dans la haute technologie le sont aussi. Reste à savoir jusqu’où ira la maladresse américaine, mais le message indien de souveraineté a certainement été entendu dans la communauté stratégique américaine…

Article publié le 5 septembre 2025 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine 

  1. Concept de relations internationales qui désigne la capacité d’un acteur à combiner efficacement différentes formes de puissance, la contrainte et la séduction, la force et l’attraction. Terme popularisé par Joseph Nye et Richard Armitage.
  2. Système de géolocalisation développé par la Chine et concurrent du GPS américain
Géo-économie – Sommet de Tianjin : que faut-il en retenir ?

La leçon est claire : Tianjin n’a pas consacré une alliance anti-occidentale mais la fragmentation assumée du système international. Chine et Russie sont alignées sans être alliées ; l’Inde s’impose comme pivot ; l’Asie centrale cherche des routes alternatives. Un « consensus du sud » se dessine, où souveraineté et sécurité remplacent l’universalisme libéral comme langage commun. Quant à la diplomatie des Droits de l’homme, elle est chaque jour moins audible, face à un réalisme géopolitique assumé, qui ouvre la porte à des alliances opportunistes, variables … et réversibles.

Tania SOLLOGOUB, Economiste