Indonésie – Les manifestations rappellent le danger d’une croissance sans développement
- 18.09.2025
- 0
- Télécharger la publication (PDF - 374,69 KB)

Lire l'article
Le calme semble revenir dans les rues des grandes villes indonésiennes, après des manifestations qui ont fait une dizaine de morts et ont conduit à des centaines d’arrestations.
Débutées le 25 août, les manifestations visaient d’abord à protester contre la mise en place d’indemnités logement pour les députés. Leur montant – 3 000 dollars par mois, soit plus de dix fois le salaire minimum dans la capitale et vingt fois dans le reste du pays – avait été jugé indécent pour une population en proie à des difficultés économiques. La mort d’un chauffeur de mototaxi, écrasé par une voiture de police en marge des manifestations, avait exacerbé les tensions.
Le président Prabowo Subianto, élu en février 2024, a finalement annoncé l’abandon de l’indemnité versée aux députés. Un petit compromis qui ne règle pas la question plus profonde de la répartition des gains de la croissance, alors même que le pays pourrait faire face à un ralentissement global de l’activité, en raison notamment de la baisse des prix des matières premières et des perturbations du commerce mondial provoquées par la mise en place des droits de douane américains.
Cinq ministres, dont celui des Finances et de l’Intérieur, ont également été contraints de présenter leur démission.
Une croissance en trompe-l’œil
Les performances de l’Indonésie sont régulièrement saluées pour leur stabilité : si l’on excepte les années de Covid, le pays a dégagé une croissance annuelle de 5% par an depuis 2015.
Relativement fermée, avec un secteur exportateur encore très lié aux matières premières, la croissance indonésienne repose surtout sur la consommation domestique, alimentée par un vaste marché intérieur de plus de 280 millions d’habitants. Le président précédent, Jokowi, avait aussi engagé une politique volontariste de construction d’infrastructures et cherché à attirer de nouveaux investisseurs étrangers, notamment dans le secteur du nickel, composant central de la chaîne de valeur des batteries.
Mais la classe moyenne a régressé depuis 2018, passant de 23% à 17% de la population. Pire, le taux de pauvreté est reparti à la hausse depuis 2018, en raison notamment de l’impact de la crise sanitaire, qui s’est prolongé jusqu’à fin 2021, l’Indonésie ayant eu du mal à vacciner la majorité de sa population.
Ce recul s’explique en partie par l’érosion de l’emploi manufacturier, qui a conduit à un ralentissement, voire une baisse des salaires et donc du pouvoir d’achat des ménages. Si la stratégie de l’ancien président Jokowi a effectivement permis de développer une filière autour du nickel, elle n’a pas permis d’attirer les investissements nécessaires à la création d’emplois dans le secteur manufacturier. Secteur qui pourrait être ébranlé par l’entrée en vigueur des nouveaux tarifs douaniers négociés avec les États-Unis et le ralentissement attendu du commerce international.
Avec les États-Unis, un accord en demi-teinte
L’Indonésie faisait face à la menace de droits de douane de 32%, un taux qui la plaçait dans la moyenne haute par rapport aux autres pays de la zone. En concluant un accord en juillet, le pays a réussi à réduire ce taux à 19%. Les contreparties demandées par l’administration américaine rendent toutefois cet accord plutôt déséquilibré. En plus de la réduction des barrières tarifaires, l’Indonésie a accepté d’éliminer certaines barrières non-tarifaires (exigences en contenu local, certifications, normes), notamment dans des secteurs stratégiques pour les exportations américaines, comme ceux des cosmétiques, de la pharmaceutique ou de l’automobile. Autre concession, la suppression de barrières à l’entrée sur le marché agricole, pourtant d’intérêt stratégique majeur pour l’Indonésie, grand producteur de matières premières.
En jouant le jeu américain, son deuxième marché à l’export (10% des exportations totales derrière la Chine à 24%, mais premier excédent commercial), l’Indonésie espère plusieurs choses. Tout d’abord, conserver ses parts de marché, notamment dans le secteur textile (chaussures et habillement, qui représentent plus d’un quart des exportations vers les États-Unis), extrêmement sensible aux prix. Il était donc capital pour l’Indonésie d’obtenir un taux qui soit dans la moyenne, voire inférieur, à celui de ses principaux concurrents (Chine à 34%, Vietnam à 20%, Sri Lanka à 20%, Cambodge à 19%).
Ensuite, et puisque les droits de douane sont utilisés par Donald Trump comme une arme de négociation globale et pas seulement économique, maintenir la relation militaire entre les deux pays. L’Indonésie demeure un allié stratégique pour les États-Unis dans l’Indopacifique. Liés par des accords de coopération, ils ont renforcé leurs liens ces dernières années en organisant notamment de nombreux exercices militaires conjoints. Si, contrairement aux Philippines voisines, l’Indonésie n'est pas encore directement menacée par la Chine dans son espace maritime, l’alliance avec les États-Unis demeure une priorité, d’où les efforts consentis pour parvenir à un accord.
Quelle politique économique pour les mois à venir ?
Le gouvernement a présenté un projet budgétaire en août, fondé sur une hausse de 7,3% des dépenses par rapport à 2025. Cette hausse serait financée par une accélération des recettes fiscales (+13%), qui permettrait d’augmenter les dépenses tout en réduisant le déficit qui passerait de 2,8% à 2,5% du PIB.
L’Indonésie est par ailleurs contrainte par une règle d’or budgétaire lui interdisant de dépasser les 3% du PIB de déficit, un héritage de la crise économique de 1998. La hausse de la collecte viendrait de « réformes internes » qui permettraient notamment de mieux taxer l’économie informelle (dans le secteur minier en particulier) et de mieux appliquer la réglementation déjà existante, surtout pour le paiement de l’impôt sur les sociétés.
Le projet de loi budgétaire définit huit priorités, dont la sécurité alimentaire et énergétique, l’éducation, la santé et la défense. Projet phare – et très coûteux puisqu’1,3% du PIB lui est consacré – du programme du président Prabowo, la distribution gratuite de repas aux enfants et femmes enceintes devrait notamment se poursuivre et toucher environ 83 millions de personnes, soit 28,5% de la population.
Principale différence avec les années Jokowi, les grands travaux d’infrastructures, en particulier dans le domaine des transports, ne sont plus mentionnés dans les dépenses principales. Le projet de déplacement de la capitale de Jakarta vers Nusantara sur l’île de Bornéo semble également au point mort.
Du côté monétaire, la banque centrale poursuit sa politique d’assouplissement graduel, et a de nouveau baissé son taux directeur en août, de 5,25% à 5%. Deux nouvelles baisses de 25 points de base pourraient avoir lieu d’ici la fin de l’année. Dans ses derniers communiqués, la banque centrale a ainsi défendu cette approche visant à soutenir le ralentissement de l’activité, dans un univers inflationniste qui reste maîtrisé. En août, l’indice des prix à la consommation affichait une hausse de 2,3% en glissement annuel, 2,2% pour les prix hors composantes volatiles, sous la cible de 3% de la banque centrale.
Du côté de la roupie, la priorité est de stabiliser la dépréciation de la devise provoquée par les remous politiques. Le niveau atteint ces derniers jours restent encore loin de celui d’avril dernier, lorsque l’annonce des tarifs avait provoqué un vaste mouvement de dépréciation de toutes les devises émergentes face au dollar. Il n’empêche qu’alors que le dollar s’est justement affaibli, une dépréciation de la roupie indonésienne en ferait un outlier parmi les autres devises, et la rendrait donc d’autant plus vulnérable.
Notre opinion
L’ONU a très vite dénoncé le climat d’extrême violence dans lequel s’est déroulée la répression des manifestants. L’opposition indonésienne n’a, quant à elle, pas manqué de rappeler que le président actuel avait un lourd passé en la matière. Ancien général, celui qui fut le beau-fils du dictateur Soeharto, avait été exclu de l’armée pour « conduite déshonorante » après la répression sanglante des émeutes de 1998 qui avait conduit à la chute du régime. Réhabilité par Jokowi, il avait conclu un accord avec le fils de ce dernier pour former un ticket présidentiel (président-vice-président) qui avait permis son élection en février 2024.
Les manifestations dénoncent un phénomène bien connu des pays émergents : celui de la mauvaise répartition des gains de la croissance qui, concentrés dans certains secteurs et certaines entreprises, n’ont pas irrigué l’ensemble de la société. Il y a en réalité deux manières de voir l’Indonésie : une optimiste, qui relèvera l’exceptionnelle stabilité de la croissance, les promesses d’un vaste marché intérieur encore dynamique, toujours porté par une démographie positive. La position stratégique du pays également, au cœur de l’Indopacifique, lui permettant un accès à la table des négociations et en faisant un allié incontournable pour les États-Unis dans la zone. Une autre, plus pessimiste, tendrait à dire que l’Indonésie ressemble de plus en plus à un pays coincé dans la trappe des revenus intermédiaires, avec un secteur extractif captant, peu intensif en main-d’œuvre, captant l’essentiel des capitaux, et qui, associé à un héritage de politiques protectionnistes, empêche l’émergence d’un secteur manufacturier capable de créer les emplois dont le pays aurait besoin.
La violence des manifestations et leurs revendications semblent indiquer qu’à leurs yeux, la deuxième approche semble pour l’instant l’emporter.
Article publié le 12 septembre 2025 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine

Les manifestations dénoncent un phénomène bien connu des pays émergents : celui de la mauvaise répartition des gains de la croissance qui, concentrés dans certains secteurs et certaines entreprises, n’ont pas irrigué l’ensemble de la société.
Sophie WIEVIORKA, Economiste - Asie (hors Japon)