La fragmentation géopolitique fait évoluer la grammaire du risque pays

La fragmentation géopolitique fait évoluer la grammaire du risque pays

En résumé

La dynamique de fragmentation géopolitique désorganisée a pris la main du scénario mondial, sur fond de rivalité sino-américaine et d'urgence environnementale. De facto, nous sommes, pour un bon moment sans doute, sur une scène géopolitique multipolaire, où les mécanismes de coordination ou de concertation globaux sont de plus en plus inefficaces, car chacun joue d'abord sa carte – et cela ne concerne pas seulement les pays du fameux Sud global. Tous les États vont chercher de nouveaux équilibres entre logiques conflictuelles et transactionnelles ; entre dissuasion et collaboration ponctuelle. Pour les entreprises, c'est donc la grammaire de cette fragmentation qu'il faut apprendre et qui va faire évoluer les risques. Que peut-on en dire pour l'instant ?

Deux tendances lourdes

L'auto-réalisation – Cette dynamique de fragmentation/recomposition est d'autant plus rapide qu'elle est devenue auto-réalisatrice, pour plusieurs raisons qui se cumulent. 

Le passage à l'acte des acteurs "révisionnistes" est un phénomène contagieux. Non seulement parce qu'un conflit sert à en cacher un autre (l'Azerbaïdjan n'aurait pas eu la même latitude d'action dans un monde moins préoccupé par l'Ukraine), mais aussi parce que la multiplication des fronts gêne le gendarme américain déjà bien occupé. 

Le réarmement accéléré du monde risque aussi de nourrir une dynamique de dilemme de sécurité dans les régions les plus stratégiques, en conflit déjà déclaré ou latent. La mer Rouge s'est allumée, la mer de Chine est incandescente. Le dilemme de sécurité est une dynamique d'action qui se met en place quand la confiance n'existe plus entre États, et quand les canaux de communication ne fonctionnent plus. Dans cette situation, les stratèges peuvent estimer que le coût du passage à l'acte va augmenter à mesure que la dissuasion, dans le camp d'en face, se renforce ; et que l'adversaire risque donc d'agir le premier. Typiquement, ces questions temporelles de "fenêtre d'action" sont en train d'influencer le rythme du calendrier dans la relation Taïwan/Chine. 

Le compte à rebours des élections américaines oblige aussi tous les États à se repenser, et il joue le rôle d'un gigantesque accélérateur stratégique – l'hypothèse d'une élection de Trump est perçue par de nombreux analystes comme un game changer sur des dossiers clés de la géopolitique mondiale. Certains vont attendre, d'autres vont agir. Ce point de calendrier est crucial pour l'Ukraine et à Gaza.

La "géopolitique des verrous" peut aussi inciter beaucoup de décideurs (économiques et politiques) à un passage à l'acte plus rapide : tout acteur conscient de posséder un atout stratégique plus ou moins unique (du type matière première rare ou position géographique de contrôle d'un flux essentiel) réfléchit aussi aujourd'hui au caractère potentiellement provisoire de cet atout, voire au risque qu'il soit neutralisé. Ainsi, les Houthis obligent en ce moment de nombreux armateurs à allonger leur voyage, mais jusqu'à quand ? La maîtrise d'une matière première est sans doute plus durable, mais les logiques de cartels vont devenir tentantes – et avec elles, les risques de volatilité et de déséquilibre des prix relatifs, ainsi que les risques de change. En fait, les risques pays vont donc évoluer en fonction des stratégies que vont adopter les pays qui contrôlent les nouvelles rentes de la transition climatique.

Enfin, la plupart des prescripteurs stratégiques (FMI en tête) adoptent désormais cette idée de la fragmentation comme base de réflexion. Or, cette nouvelle quasi-unanimité d'analyse est aussi un facteur auto-réalisateur ! Devenu LE mot à la mode, le constat de la fragmentation générale incite au chacun pour soi : quand tout le monde bouge, rester immobile c'est prendre du retard. 

Fragmentation, oui mais laquelle ? Le rythme de réorientation du commerce ou des investissements n'est pas le même que celui de la stratégie militaire, ou des opinions publiques : en réalité, il va nous falloir plusieurs années pour savoir comment les chaînes de valeur seront redistribuées, là où il n'a fallu que quelques mois à l'Allemagne et au Japon pour abandonner des décennies de tabous pacifistes. De même, s'il est incontestable que le Grand Sud cherche des alternatives au dollar, une dédollarisation ne peut être que lente, sauf brusque changement de perception de ce qui en fait une valeur refuge : la domination du dollar imprime donc, quels que soient les scénarios géopolitiques, une inertie au rythme du changement monétaire. Autre exemple, dans un autre domaine : s'il a fallu des années pour que s'affaiblisse l'image du modèle de société américain, la bascule est rapide, dès lors qu'elle est portée par le thème du deux poids-deux mesures. Cette accélération dans la fragmentation du soft power n'a échappé ni à l'Inde, ni aux pays du Golfe, qui poussent leurs cartes d'influence. 

La "fragmentation" géopolitique n'est donc pas un phénomène uniforme, il vaudrait mieux parler DES fragmentations. En effet, les temporalités sont très différentes selon le champ dans lequel le phénomène de fragmentation va être "digéré". En matière de commerce, d'investissement, de stratégie militaire, de risque juridique ou financier, les contraintes et les dynamiques ne sont pas les mêmes, les inerties non plus. Ces décalages temporels vont jouer un rôle important dans les nouveaux risques nés de la géopolitique. Ils expliquent aussi des décalages de perception entre par exemple les économistes et les politologues ; ou bien entre les milieux des affaires et les cercles militaires. Les récits de la fragmentation ne sont pas les mêmes selon l'endroit où l'on se trouve, et le métier que l'on fait.

Que sait-on pour l'instant de la grammaire des risques dans cet entre-deux chaotique ? 

1 – La première règle d'un monde chaotique, c'est qu'il peut connaître des bifurcations brutales de l'ensemble du système (c'est le principe de la physique du chaos). Pour l'instant, les événements ont été "conflictogènes", et il y en aura d'autres, car toutes les zones stratégiques du monde peuvent être l'objet d'un passage à l'acte. Mais il peut aussi y avoir des surprises dans l'autre sens ! La moindre négociation de paix ferait autant de bruit que les guerres, d'autant que tous les théâtres de conflit sont connectés. Il faut donc s'attendre à des surprises stratégiques : les scénarios ne vont pas être linéaires.

2 – Qui va "faire" les scénarios ? Qui va les orienter, les faire bifurquer ? C'est une question essentielle. En effet, si la violence des événements géopolitiques semble donner la main aux États, il ne faut pas oublier que le cycle dans lequel nous sommes depuis plus d'une dizaine d'années est avant tout politique : c'est aussi la crise des démocraties qui a ouvert un espace aux autocraties. Par ailleurs, les questions de politique intérieure poussent souvent les États, et cela quels que soient les types de régime, à aller chercher dans le conflit externe une légitimité dont ils manquent en interne. Les multiples élections cette année rappellent donc cette articulation du politique au géopolitique, et elles vont orienter le scénario mondial, quelles que soient les stratégies à long terme des États. Enfin, il faut acter que le passage à l'acte des peuples ne cesse de faire irruption depuis quinze ans dans le domino des logiques de puissance, créant de "l'imprévu" (peut-être aussi parce qu'on ne veut pas le voir arriver…). Les Printemps arabes avaient pointé les premiers cet effet des réseaux sociaux sur les insurrections, très étudiées depuis, et plus largement, sur un phénomène de mutation du Politique, au sens profond du terme, mutation qui n'a cessé de se confirmer depuis. 

Ainsi, la logique géopolitique d'élargissement de l'Europe à l'Ukraine est aujourd'hui remise en cause par les agriculteurs européens, qui dénoncent aussi tous les produits issus des traités de libre-échange. De la même façon, à l'autre bout de l'échiquier mondial, les pays du Golfe ne peuvent pas s'exonérer de l'opinion publique arabe dans leur positionnement vis-à-vis du conflit à Gaza, même si ces États gardent comme priorité leurs plans de transition à long terme, dans lesquels la start-up nation israélienne joue un rôle important... Pour bien mesurer nos risques, il faut donc, en permanence, penser le politique en même temps que le géopolitique. Une stratégie qui serait trop "avalée" par l'analyse de la seule stratégie des États risquerait de se retrouver en surplomb des questions politiques et sociales, et de simplifier à l'extrême la nature du cycle que nous vivons. 

3 – Le deuxième mot le plus à la mode aujourd'hui sur la planète stratégique est celui du multi-alignement. Dès qu'un État en a les moyens, on le retrouve, de l'Inde au Vietnam, en passant par l'Arabie saoudite, la Thaïlande ou le Kazakhstan. Mais quel est l'impact concret de ce multi-alignement pour les entreprises ? En fait, cela crée en même temps de nouvelles opportunités et de nouveaux risques. Il va falloir estimer cette balance risques/opportunités au cas par cas – c'est-à-dire pays par pays, et secteur par secteur. Opportunités parce que les États cherchent tous de nouveaux partenaires dans les filières stratégiques, par exemple dans l'armement, filière qui profite de la volonté des pays de monter en autonomie dans ce domaine, Arabie saoudite et Inde en tête. Mais risques aussi ! Car le multi-alignement des États du Grand Sud entre vite en contradiction avec les sanctions et règles de compliance de la géopolitique amis/ennemis de l'Occident. 

Ainsi, dans une partie du monde, la guerre économique interdit, ou au minimum contrôle, la relation des entreprises et des banques avec certains États. Mais dans l'autre partie du monde, le principe dominant est au contraire celui du pragmatisme, des intérêts nationaux et des postures transactionnelles. Tout cela n'est pas loin d'être contradictoire (et surtout non organisé) dans un monde qui reste par ailleurs globalisé et marqué par des chaînes de valeur complexes, celles-ci limitant généralement la traçabilité des flux à deux ou trois niveaux de sous-traitance. Cette contradiction que porte la géopolitique des sanctions ne cesse de s'accentuer, et conduit mécaniquement à des phénomènes de sur-compliance, et à l'augmentation du risque de sanctions secondaires. Dans toutes les régions d'Eurasie qui ont une relation économique forte avec la Russie, et parfois de dépendance, ces contradictions ne sont pas résolues.

4 – On sait depuis longtemps que le risque de réputation a pris des dimensions nouvelles pour les acteurs économiques, à mesure que la société civile a été traversée par les réseaux sociaux, et que l'entreprise est devenue de plus en plus responsable de son projet sociétal. L'urgence de la crise environnementale et la mobilisation citoyenne qui l'accompagne ont également fait franchir un nouveau cap à ce risque de réputation. Voilà que la fragmentation géopolitique en ajoute un dernier car le risque de réputation peut à présent se transformer en véritable accusation de collaboration de guerre, voire de génocide. Il devient donc existentiel pour l'image d'une entreprise, et il prend des formes multiples, allant de la relation d'affaire à la pure question d'image, à travers les publications ou les simples déclarations des salariés. Le périmètre du risque de réputation s'élargit sans cesse depuis vingt ans dans la besace des risques pays, d'autant que son contrôle devient quasi impossible. De façon très concrète, un pays qui n'offre pas un profil souverain inquiétant, peut néanmoins porter une très forte charge de risque réputationnel. C'est le cas d'Israël aujourd'hui.

5 – La seule chose qui semble certaine, dans cette géopolitique chaotique, c'est que tous les pays se dirigent, peu ou prou, vers une recherche de maîtrise stratégique (à défaut d'autonomie !) des secteurs essentiels du type alimentaire, engrais, eau, pharmacie, semi-conducteurs, armement… Travailler au plus près de ces secteurs semble donc une stratégie logique en termes d'opportunités. Néanmoins, là aussi, il va falloir ne pas oublier les nouveaux risques derrière ces nouvelles opportunités. Ainsi, le désir (ou le prétexte) de l'autonomie stratégique peut aussi justifier une extension brutale du périmètre d'action d'un État sur un secteur ou une entreprise, que ce soit en termes réglementaires, ou bien d'interdit d'exportation, voire de nationalisation. En fait, tous les risques opérationnels liés à l'arbitraire des États seront d'autant plus forts qu'on se rapprochera de ce qui va être considéré par ce dernier comme stratégique pour lui. Et bien sûr, cette perception peut évoluer à la fois sous l'effet de chocs économiques, mais aussi de pure rivalité géopolitique, exemple des semi-conducteurs en tête. Une perception fine des priorités stratégiques à long terme de chaque État sera le seul moyen d'anticiper ce type de risques.

La fragmentation géopolitique fait évoluer la grammaire du risque pays

La "fragmentation" géopolitique n'est pas un phénomène uniforme, il vaudrait mieux parler DES fragmentations. En effet, les temporalités sont très différentes selon le champ dans lequel le phénomène de fragmentation va être "digéré". En matière de commerce, d'investissement, de stratégie militaire, de risque juridique ou financier, les contraintes et les dynamiques ne sont pas les mêmes, les inerties non plus. Ces décalages temporels vont jouer un rôle important dans les nouveaux risques nés de la géopolitique.

Tania SOLLOGOUB, Economiste