Pologne – Le poids des questions stratégiques sur la trajectoire de dette

Pologne – Le poids des questions stratégiques sur la trajectoire de dette

En résumé

Après quatre années de crises qui ont mobilisé les finances publiques polonaises, trois questions perçues comme stratégiques, à Varsovie et à Bruxelles, devraient maintenir la pression sur les équilibres fiscaux : la défense, la transition et la démographie. Le poids de ces réalités s'impose à la Pologne alors que le contexte politique toujours polarisé du pays retarde la normalisation fiscale. 

Des financements européens mais des inerties budgétaires

Les élections législatives d'octobre 2023 portant au pouvoir une coalition menée par Donal Tusk ont permis d'améliorer les relations entre la Pologne et l'Union européenne. Grâce à cela, 6 milliards d'euros de fonds européens ont été débloqués en avril 2024 à la suite d'un accord sur le rétablissement de l'État de droit entre la coalition et la Commission européenne. Au total, 23 milliards d'euros devraient donc être versés en 2024. Néanmoins, la présidence demeure, au moins jusqu'en mai 2025, entre les mains d'un allié du PiS en la personne d'Andrzej Duda. Or, celui-ci dispose d'un pouvoir de blocage important sur le Parlement qui risque de ralentir les réformes institutionnelles voulues par la coalition et par la Commission européenne, concernant en particulier le rétablissement de l'indépendance de la justice et des médias. De plus, certains membres de la coalition veulent engager des poursuites à l'encontre du gouverneur de la Banque centrale, Adam Glapiński, ce qui peut créer des moments d'instabilité institutionnelle. Cette transition difficile pourrait donc ralentir le versement des fonds européens mais ne devrait cependant pas l'empêcher. 

Néanmoins, la période électorale chargée depuis deux ans (élections législatives en octobre 2023 et élection présidentielle en mai 2025) et l'incertitude énergétique retardent la consolidation budgétaire post-covid. En effet, après l'effort budgétaire important lié à la crise de la Covid (les dépenses publiques ont bondi de 6,4 points (pts) de PIB en 2020), la Pologne a, à son habitude, engagé une consolidation fiscale rapide dès 2021 (réduction des dépenses de 4,3 pts de PIB en 2 ans). Cependant, avec la crise inflationniste et l'invasion russe de l'Ukraine, les dépenses publiques sont reparties à la hausse, notamment en raison de mesures de soutien au pouvoir d'achat, pour certaines toujours en place. Ces mécanismes destinés à contrer les effets de la crise énergétique devraient progressivement être retirés en 2024 – certaines dépenses résiduelles persistant jusqu'à la mi-2025. Des mesures plus pérennes de rattrapage des salaires ont également été adoptées par le gouvernement PiS, ainsi que par la nouvelle coalition (hausse du salaire des fonctionnaires et des retraites). Par ailleurs, cette coalition, hétérogène (centre droit, droite conservatrice, gauche) devrait à court terme se concentrer sur ses points d'accord les plus forts, à savoir les réformes institutionnelles, et ne pas être immédiatement très active sur des questions fiscales où les consensus seront plus difficiles à trouver. Plus encore, gagner la présidentielle de mai 2025 afin de pouvoir mettre en place ces réformes institutionnelles est vraisemblablement une préférence forte de la coalition. 

Le choc de la guerre a créé de nouveaux arbitrages budgétaires

En opposition avec ces clivages, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a créé un choc qui a renforcé le consensus sécuritaire au sein de la classe politique polonaise. Le choix d'envahir l'Ukraine en février 2022 a, aux yeux des Polonais, objectivé la menace russe pour l'ensemble de l'Europe. Par ailleurs, une Russie sous sanctions qui continue de produire des matériels militaires dans des volumes importants, trois ans après le début de la guerre, souligne, pour la Pologne et les États baltes, le caractère d'une menace considérée comme existentielle. La Pologne est donc dans une posture stratégique qui consiste à la fois à préserver sa relation privilégiée avec les États-Unis, tout en développant rapidement des capacités opérationnelles plus autonomes, et une meilleure coordination avec ses alliés européens.

Varsovie semble donc prête à arbitrer, et de façon immédiate, en faveur de sa sécurité, y compris au détriment de ses équilibres fiscaux : elle réalise un effort de défense sans précédent et sans comparaison dans l'Otan. En 2023, les dépenses militaires polonaises devraient atteindre 3,8% du PIB selon le SIPRI, le plus haut niveau parmi les pays de l'Otan (5e place en 2022) soit 8,1% des dépenses totales du gouvernement. Selon le ministre des Finances, l'effort devrait être porté à 4,1% du PIB en 2024, et accru encore davantage en 2025. L'effort de dépense devrait être pérenne, lié non seulement au conflit en Ukraine, mais au-delà, tant que la perception de la menace russe persistera. 

Ce gros effort budgétaire est par ailleurs très concentré à court terme sur l'acquisition de nouveaux matériels (la part de ces acquisitions dans le budget de défense est estimée à 50% en 2024). Le rythme de ces achats peut néanmoins être remis en question par des difficultés de financement (certains contrats auraient été annoncés sous le PiS sans que les financements n'aient été assurés). En-cela, la Pologne dépend donc largement de prêts ou garanties apportés par les pays fournisseurs. Si ces difficultés persistaient à moyen terme, elles se combineraient avec un autre programme très capitalistique poursuivi par Varsovie, à savoir la construction de centrales nucléaires. L'alignement de ces deux programmes en termes de fournisseurs (essentiellement la Corée du Sud et les États-Unis) est une force pour obtenir des financements de la part des gouvernements. Sur ce sujet, une potentielle victoire de D. Trump à la présidentielle ne devrait pas remettre en cause le soutien américain, tant la Pologne est perçue comme un point d'appui stratégique au sein de l'Otan. 

De plus, la perception du caractère existentiel de la menace signifie aussi que la rapidité de livraison a, à très court terme, pris le pas sur la politique industrielle. Dans un second temps cependant, des partenariats industriels déjà annoncés devraient améliorer les retombées pour l'économie polonaise, avec un objectif de "polonisation" des composants des équipements commandés. Néanmoins, cet objectif nécessite également des financements et, dans un contexte contraint, les arbitrages entre urgence militaire perçue et retombées économiques devront être surveillés. 

Ce pays est littéralement entré dans une logique d'économie de défense qui va dépasser le strict budget du ministère de la Défense et de l'État. En 2024, le gouvernement a par exemple annoncé la fortification de la frontière avec la Biélorussie et Kaliningrad, pour un coût de 2,3 milliards d'euros, ainsi que le renforcement des capacités de cyber défense, à hauteur de 760 millions d'euros. Or, ces dépenses sont susceptibles de ne pas être comptabilisées dans le périmètre des comptes publics : pour échapper à la limite constitutionnelle sur l'endettement, le gouvernement a de plus en plus recours à des banques publiques de développement (Polish Development Fund et BGK). Il faudra donc surveiller, dans l'évaluation du souverain polonais, les engagements de ce type, localisés sur des fonds extra-budgétaires, qui risquent d'échapper au périmètre de la dette publique, mais de gonfler le quasi-souverain. En négociation avec la Pologne sur le sujet, l'Union européenne se serait, en revanche, dite prête à prendre favorablement en compte cet effort de défense, alors qu'elle réactive cette année la procédure sur les déficits excessifs après trois ans de suspension.

Comment articuler défense, transition et démographie ?

Le souverain polonais doit également financer à moyen-terme sa transition énergétique. En 2022, le charbon était toujours responsable de 70,7% de la production électrique du pays (40,6% de l'offre totale d'énergie en 2020), contre 20,6% pour les énergies renouvelables. Le besoin d'investissement est donc important et se matérialisera dans la décennie : le ralliement de la nouvelle coalition à des objectifs de transition ambitieux, alors que la Pologne a pris du retard sous le PiS, suppose une transition rapide (les émissions de CO2 de la Pologne ont été stables entre 2005 et 2019, contre -19% pour l'ensemble de l'UE et l'intensité carbone de l'économie est 2,73 fois plus élevée que la moyenne européenne). La transition énergétique accaparera donc une part significative des fonds européens (27,8 Mds EUR du RFF et 20 Mds EUR du fonds de cohésion sur la période 2021-2027). 

À cela s'ajoutent les coûts liés à la transition démographique : la population en âge de travailler (15 – 65 ans) baisse depuis 2008 (-1,9 million de personnes soit une chute de 7%) et devrait encore baisser de 800 000 personnes d'ici 2030. Par conséquent, en 2008, il y avait en Pologne 5,3 personnes en âge de travailler pour chaque habitant de plus de 65 ans. En 2023, ce ratio était tombé à 3,5. D'ici 2030, les dépenses publiques pour les retraites devraient augmenter de 1,1 pt de PIB, et le déficit du système de financement devrait passer de 2,2% à 3,3% du PIB. Le pays doit également investir dans ses structures d'accueil de long terme pour les personnes âgées, aujourd'hui peu développées (financées à hauteur de 0,5% du PIB en 2022, contre 1,7% en moyenne dans l'UE) et former plus de docteurs et d'infirmières pour continuer de converger avec le niveau européen (relativement à la population). Tous ces efforts seront par ailleurs rendus plus coûteux par un marché du travail qui est déjà parmi les plus contraints de l'UE. Enfin, le besoin d'investissement est également conséquent dans le système éducatif. 

Notre opinion – L'accumulation de sujets perçus comme stratégiques impose une consolidation budgétaire lente : le déficit budgétaire ne devrait repasser sous les 5% du PIB qu'en 2025. Au-delà de 2025, il est difficile de prévoir les équilibres qui prévaudront au sein de la coalition sur les sujets économiques (dans un pays qui reste très clivé politiquement). Il est néanmoins certain que l'effort de défense sera maintenu et que les effets de transition énergétique et démographique se matérialiseront. C'est donc une modification à long terme des équilibres budgétaires de ce pays qui s'annonce : la hausse de la dette publique risque d'être rapide, surtout pour une période hors crise économique. À horizon 2034, elle pourrait atteindre 85% du PIB, selon la Commission européenne. Cette hausse devrait être particulièrement rapide à court terme en raison du déboursement anticipé de sommes destinées à financer l'achat de matériel militaire.

Article publié le 5 juillet 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L'actualité de la semaine

Pologne – Le poids des questions stratégiques sur la trajectoire de dette

La période électorale chargée depuis deux ans (élections législatives en octobre 2023 et élection présidentielle en mai 2025) et l'incertitude énergétique retardent la consolidation budgétaire post-covid. En effet, après l'effort budgétaire important lié à la crise de la Covid (les dépenses publiques ont bondi de 6,4 points de PIB en 2020), la Pologne a, à son habitude, engagé une consolidation fiscale rapide dès 2021 (réduction des dépenses de 4,3 pts de PIB en 2 ans). Cependant, avec la crise inflationniste et l'invasion russe de l'Ukraine, les dépenses publiques sont reparties à la hausse, notamment en raison de mesures de soutien au pouvoir d'achat, pour certaines toujours en place.

Nathan QUENTRIC, Economiste - Europe centrale et orientale, et Turquie