Otan : une réunion à haut risque, en juillet

Otan : une réunion à haut risque, en juillet

En résumé

Les propos d’Anders Rasmussen, homme d’État danois, publiés la semaine dernière par le Guardian, ont fait du bruit : il y évoque un scénario possible d’une intervention unilatérale de la Pologne sur le terrain ukrainien, après la réunion de l’Otan à Vilnius en Lituanie, les 11 et 12 juillet, si des solutions suffisamment claires ne sont pas proposées à Kiev.

« Je n’exclurais pas la possibilité que la Pologne s’engage de manière plus forte dans ce contexte, sur une base nationale, et qu’elle soit suivie par les États baltes, avec éventuellement l’intervention de troupes au sol. […] Nous ne devrions pas sous-estimer les sentiments des Polonais. Ceux-ci ont l’impression que l’Ouest a trop longtemps ignoré leurs alertes quant à la véritable mentalité russe ». Rappelons qu’A. Rasmussen n’est pas n’importe qui, puisqu’il a présidé l’Otan de 2009 à 2014. Précisons aussi, pour relativiser ses propos, qu’il est impliqué directement auprès du président ukrainien, le conseillant dans ses relations avec l’Otan1. En termes de carrière, c’est un libéral convaincu, réputé comme « américanophile » (il a soutenu l’intervention en Irak et les détentions contestées de Guantanamo). Inutile peut-être de préciser qu’il a été le sosie de Sacha Distel… (il faut bien rire un peu).

Les sentiments d’hostilité des peuples, et de menace existentielle, sont les moteurs des plus grandes guerres

Il a néanmoins raison quant à l’analyse du sentiment polonais ou balte, dont il serait dangereux de sous-estimer l’importance géopolitique dans les mois mais aussi les années à venir. Non seulement ce sentiment peut faire basculer les scénarios de la guerre actuelle mais, à plus long terme, il déplace de facto vers l’Est, et très vite, le centre de gravité politique de l’Otan. Il est peut-être utile à ce propos de rappeler que, selon Clausewitz, les grandes guerres sont celles qui sont nourries de l’hostilité des peuples. Sans cela, elles restent dans l’ordre de cette fameuse "continuité de la politique par d’autres moyens" ou bien de la pure opposition de leaders. Par ailleurs, dans une "société liquide"2 où le politique est de plus en plus soumis à l’opinion publique (revoilà la question centrale en sciences politiques du "qui décide"), la question du sentiment des populations devient un facteur encore plus important des scénarios : c’est dans le creuset des opinions publiques, armées par les réseaux sociaux, que l’extension des conflits peut se légitimer. C’est aussi là, à l’inverse, que peut se dessiner une aspiration à la paix qui ne serait pas celle des États (rappelons que la paix, comme la guerre, a néanmoins différents profils et que le traité de Versailles, par exemple, s’est négocié sans l’Allemagne). 

Aujourd’hui, la guerre a un caractère existentiel en Europe de l’Est, car les pays se sentent menacés directement par la Russie. Plus le conflit se prolonge, plus cet aspect existentiel s’accroît et peut devenir un point de bascule du scénario global. C’est cependant l’inverse en Europe de l’Ouest, où, au contraire, les populations s’interrogent de plus en plus sur le coût économique et social de la guerre. Cette asymétrie fondamentale dans le rapport à la Russie travaille l’Otan en sourdine depuis des années, mais elle devient plus visible et puissante avec la prolongation du conflit. D’ailleurs, en Russie également, "l’opération spéciale" prend un caractère existentiel à mesure que la guerre devient visible sur le territoire russe lui-même. 

Selon le centre de recherche américain, Pew Research, c’est la Pologne qui a le taux le plus élevé de défiance vis-à-vis de Poutine3 parmi les pays sondés, mais aussi, et surtout, de la Russie en général (97%). Sur ce point, elle est suivie par la Suède (94%) et les États-Unis (92%). La France est à 81%, comme l’Allemagne, et la Grèce est en queue de peloton en Europe à 72%. Dans le monde, c’est la Malaisie où le taux d’hostilité est le plus bas (à 50%) – mais attention, l’échantillon est réduit à quelques pays. En Europe, les pays baltes partagent avec la Pologne une forte hostilité historique à la Russie, agités depuis longtemps par la question des minorités russes sur leur territoire. La Lituanie est d’ailleurs l’un des lieux du monde où les sujets stratégiques russes et chinois se rejoignent : la Lituanie est non seulement sortie du groupe formé par la Chine en Europe, autour de la route de la Soie (17+1)4, mais elle a surtout accepté une représentation de Taipei à Vilnius. Les représailles chinoises ont été immédiates, avec une mise en place de sanctions, la fin du commerce bilatéral et des pressions sur des entreprises allemandes pour ne plus utiliser de composants fabriqués en Lituanie. 

La pression des think thank et le changement d’avis de Kissinger

La déclaration d’Anders Rasmussen a le mérite de poser des mots très clairs sur les enjeux de cette réunion de l’Otan en juillet. Les positions d’un certain nombre de think tanks américains sont tout aussi claires, comme par exemple celle de l’Atlantic Council. Un rapport rédigé par le fils de Z. Brzezinski5 lui-même demande, entre autres, aux trente-et-un pays de l’Otan d’être très précis sur l’intégration à venir de l’Ukraine, sur les buts de la guerre (reconquête incluant la Crimée), sur la nécessité d’augmenter les sanctions économiques (un meilleur contrôle des manœuvres de contournement), sur l’invitation de l’Ukraine à assister aux réunions au même titre que la Suède ou la Finlande, etc. Le changement d’opinion d’Henry Kissinger à propos de la nécessité d’intégrer l’Ukraine dans l’Otan a également fait un certain bruit dans le petit monde des géopoliticiens : Kissinger explique qu’il était opposé à cela avant la guerre car c’était une façon de la précipiter, mais que cette décision lui semble à présent nécessaire, afin de protéger l’Europe et l’Ukraine, mais aussi de mieux contrôler toutes les armes qui y sont localisées. Compte tenu du principe de solidarité de l’Otan, cette intégration ne peut néanmoins se faire en pleine guerre, ce que de nombreux Ukrainiens ne contestent d’ailleurs pas. 

L’enjeu de la réunion de juillet sera donc de savoir si tous les membres de l’Otan accepteront de poser les termes de cette intégration, mais surtout de quelle façon. Les positions de la France et de l’Allemagne seront essentielles mais aussi, celle de la Turquie. En effet, cette décision serait un grand mouvement stratégique de long terme sur le continent eurasien, qui irait bien au-delà des manifestations de solidarité militaire – la dernière en date étant la grande manœuvre « Air Defender 23 », le plus grand exercice aérien jamais organisé par l’Otan, du 12 au 23 juin, qui réunit 220 avions de combat issus de 24 armées de l’air. Il s’agit officiellement d’un exercice défensif, mais le but est d’envoyer un message clair à la Russie, avec des opérations au-dessus de l’Allemagne, de la République tchèque, de l’Estonie et de la Lettonie. C’est un message important dans le cadre du premier conflit classique depuis bien longtemps (au sens inter-étatique), qui se déroule pratiquement, pour l’instant, sans opérations aériennes – les avions et les pilotes ayant été remplacés par les drones et les missiles.

Élargir la comptabilité de l’Otan

Un autre débat important va occuper la réunion de juillet : celui du « burden sharing », à savoir la part du PIB que chaque État consacre aux dépenses militaires et qui est censée être de 2%. Ce débat a traversé l’histoire de l’Otan et représentait le principal grief américain, porté à son apogée par le président Trump. Or, la hausse actuelle des budgets militaires en Europe ne supprime pas la question. En effet, seulement sept des trente-et-un États atteindraient les 2% nécessaires, selon un rapport du think thank CSIS (Center for Strategic and International Studies). Ce document évoque aussi le fait que la norme des 2% est peu appropriée à la situation stratégique actuelle, parce que la "remilitarisation" des économies occidentales impose un effort qui va bien au-delà de ce chiffre, avec des dépenses qui ne sont pas directement dans les budgets de la défense (mise à niveau logistique, préparation des guerres cognitives, etc.). Ce type de dépenses est souvent réuni sous un parapluie d’actions coordonnées de type public/privé dont le montant est difficile à estimer. On sait aussi que les "usages doubles" (dual uses) des technologies de pointe troublent la frontière entre secteur militaire et civil. Enfin, beaucoup de dépenses d’infrastructures doivent être mises en œuvre pour améliorer la souplesse de la circulation au sein de l’alliance (par exemple, le problème de l’écartement des voies de chemin de fer en Europe de l’Est, vieil héritage du soviétisme). Au final, le CSIS recommande donc de compléter la notion de défense par celle de résilience, en révisant la comptabilité de l’Otan. Ce rapport vient donc nourrir un débat qui va être évoqué en juillet : transformer les 2% en seuil et élargir les contributions, comptabilisées de façon plus large, à 4%. 

Un peu plus de transparence ?

L’Otan cherche donc en ce moment à gérer le conflit en Ukraine, à pivoter vers l’Asie, et à matérialiser institutionnellement sa mue stratégique, que la guerre a précipitée. Mais l’alliance n’est pas monobloc : différents courants d’opinion se dessinent dans ses rangs, qui s’influencent et s’affrontent, chacun tirant et poussant dans un sens opposé, allant du groupe plus offensif des Baltes et de la Pologne, jusqu’aux puissances plus proches de la Russie, Hongrie et Turquie en tête. C’est d’ailleurs la même asymétrie sur la question de l’extension des activités de l’alliance en Asie, par exemple avec ce projet d’ouverture d’un bureau de représentation au Japon, contesté par la France6. La seule chose certaine à ce stade, c’est donc que l’institution cherche à s’élargir et se structurer, à la fois sur le plan territorial et institutionnel, pour développer une vision plus englobante politiquement et mieux connectée à l’économie. S’il fallait une preuve que nous ne vivons pas une crise à l’issue de laquelle on peut attendre un retour à la normale, mais bel et bien la recomposition d’un nouveau régime géopolitique mondial, nous en avons une. Reste à savoir comment nos économies peuvent s’adapter à de telles injonctions stratégiques. Reste à savoir comment les peuples peuvent les accepter, car cela implique des arbitrages budgétaires très concrets au profit des dépenses militaires (défense ou hôpital ? Guerre ou transition énergétique ? Formation ou décrochage productif ? etc.). Reste à savoir, enfin, le degré de transparence de ces débats qui concernent les États, les entreprises et les citoyens. À défaut de transparence, les évolutions institutionnelles de l’Otan risqueraient, à terme, de nourrir un peu plus la crise de la démocratie, qui est avant tout une crise de la défiance politique.

 

1 President met with Anders Fogh Rasmussen who is co-chairman of the Group on International Security Guarantees for Ukraine — Official website of the President of Ukraine
2 Voir travaux du sociologue polonais Zygmunt Bauman
3 Sur 18 pays occidentaux sondés : États-Unis, Canada, Pologne, Suède, Pays-Bas, Espagne, Royaume-Uni, Belgique, Italie, France, Allemagne, Grèce, Israël, Australie, Japon, Corée du Sud, Singapour, Malaisie.
4 17 pays regroupant les pays d’Europe centrale et orientale des Baltes aux Balkans + la Chine dans le cadre du projet de la route de la soie
5 Conseiller de Carter, dont les écrits ont inspiré la stratégie américaine de défense de l’Ukraine, considérée comme un État pivot, et sans laquelle la Russie « ne serait plus un empire ». Un État pivot étant un pays dont l’importance économique n’est pas forcément majeure mais dont la bascule géopolitique dans un camp ou un autre peut entraîner le scénario global.
6 Cf. « Japon-Corée – Les lignes de force de la géo économie asiatique bougent vite », publication parue le 17 mai 2023

Otan : une réunion à haut risque, en juillet

Aujourd’hui, la guerre a un caractère existentiel en Europe de l’Est, car les pays se sentent menacés directement par la Russie. Plus le conflit se prolonge, plus cet aspect existentiel s’accroît et peut devenir un point de bascule du scénario global. C’est cependant l’inverse en Europe de l’Ouest, où, au contraire, les populations s’interrogent de plus en plus sur le coût économique et social de la guerre. Cette asymétrie fondamentale dans le rapport à la Russie travaille l’Otan en sourdine depuis des années, mais elle devient plus visible et puissante avec la prolongation du conflit.

Tania Sollogoub & Ada Zan, Economistes