En Corée du Sud, après l’échec de son coup de force, le président Yoon échappe à la destitution
- 12.12.2024
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En matière de K-drama1, la Corée du Sud nous avait habitués à mieux que le scénario qui s’est joué dans la nuit du 3 au 4 décembre.
En pleine négociation sur l’adoption du budget, dont une partie avait été rejetée par l’opposition de centre-gauche, majoritaire au Parlement, le président Yoon Suk-yeol a décrété la loi martiale, interdisant toute activité politique, tout rassemblement et plaçant la presse sous le contrôle de l’armée. Un coup de force extrêmement surprenant et disproportionné, qui aurait pu faire replonger la Corée du Sud dans ses vieux démons, cette pratique ayant été largement utilisée par les régimes militaires autoritaires qui ont gouverné le pays de son indépendance en 1948 à la fin des années 1980.
Pour justifier cette décision, le président a indiqué vouloir combattre des « menaces des forces communistes nord-coréennes, éradiquer les forces antiétatiques pro-nord-coréennes qui détruisent de manière éhontée la liberté et le bonheur de notre peuple » afin de « protéger notre ordre constitutionnel libre ». Une référence aux élus de l’opposition, majoritaires au Parlement depuis les élections législatives d’avril 2024, ayant placé la Corée du Sud dans une situation inédite de cohabitation.
Les négociations sur le budget 2025 sont particulièrement houleuses, et le président Yoon a accusé le Parti démocrate de couper « tous les budgets essentiels aux fonctions premières de la nation, […] transformant le pays en un paradis de la drogue et un lieu de chaos pour la sécurité publique ». Autre sujet de contentieux, la destitution du directeur du Conseil d’audit et d’inspection, chargé de la vérification comptable des services publics, et de certains procureurs, également votée par l’opposition.
L’opposition a immédiatement réagi. Rassemblés pour une réunion d’urgence, les 170 députés du Parti démocrate ont réussi à rentrer dans le Parlement, fermé et gardé par l’armée, et à faire voter un texte appelant à la levée de la loi martiale. Rejoints par vingt députés d’autres partis, le texte a été adopté à l’unanimité des présents, qui représentaient une majorité de députés (190 sur 300 au total). Un scrutin autorisé et validé par le président du Parlement, et conforme à la Constitution, qui prévoit qu’en cas de vote contre la loi, cette dernière doit être immédiatement levée par le président.
Des dizaines de milliers de personnes se sont également réunies devant le Parlement, malgré les restrictions imposées par la loi martiale, pour dénoncer cette tentative de coup de force du président Yoon. Les syndicats ont appelé à une grève générale illimitée, et le chef du parti présidentiel a déclaré la loi anticonstitutionnelle.
Acculé, le président a admis sa défaite et retiré la loi. Ses principaux collaborateurs (chef de cabinet et conseiller à la sécurité nationale) ont présenté leur démission et l’armée s’est repliée.
Du côté des marchés : le pire a été évité, mais la volatilité peut s’installer
Le won (KRW) a quelque peu décroché après l’annonce du président Yoon, dépassant très largement la barre des 1 400 KRW pour un dollar, pour atteindre 1 425 KRW/USD à son plus haut. La bourse de Séoul, déjà fermée lors du discours de Yoon, a rouvert le 4 décembre avec des indices légèrement orientés à la baisse (-1,4%). Une réaction logique des marchés, qui aurait pu être encore plus prononcée : le sursaut rapide de l’opposition, la mobilisation de la société civile et le retrait de la loi ont permis de limiter l’impact. En fin de semaine, le won avait cédé un peu plus d’1% face au dollar, le kospi (indice boursier coréen) environ 3,5% et le spread des taux obligataires s’était renforcé d’un peu plus de 4% par rapport aux taux américains.
Une bonne nouvelle, car l’économie coréenne se passerait bien d’une forte volatilité sur sa devise, déjà en difficulté parmi les monnaies de la zone Asie. Depuis janvier 2024, le won a perdu 10% de sa valeur, devenant la deuxième devise la moins performante d'Asie après le yen. La semaine dernière, la banque centrale coréenne a surpris en annonçant une baisse de son taux directeur2. Une décision justifiée par le ralentissement de l’activité et la stabilisation de l’inflation.
Déjà confrontée à des arbitrages multiples, et cherchant tout de même à éviter une dépréciation trop rapide du won, la banque centrale aurait été contrainte d’intervenir en cas de choc plus fort sur sa devise. Elle dispose de réserves de change conséquentes (415 milliards de dollars, soit 25% du PIB), mais s’engager dans une politique de défense de sa devise lors de phases de forte volatilité est toujours risqué, voire contre-productif. Soucieux de rassurer les investisseurs, le ministre des Finances a également indiqué que le gouvernement et la banque centrale fourniraient des liquidités sur les marchés interbancaires, tant que cela serait nécessaire.
Après le rejet de la motion de destitution, quelles possibilités ?
Comme l’autorise la Constitution, les députés de l’opposition ont immédiatement déposé une motion de destitution, qui a été soumise au vote le 7 décembre. Les élus démocrates devaient rallier huit députés du parti présidentiel pour atteindre les 200 voix (2/3 de l’Assemblée) nécessaires à la destitution. Finalement, seuls trois députés conservateurs sont restés dans l’hémicycle et l’ont votée. Les autres n’étaient pas présents pour empêcher d’atteindre le quorum, rendant quoiqu’il arrive le résultat du vote invalide. L’opposition a déjà prévu de représenter une motion similaire le 11 décembre. Le président Yoon, quasi invisible depuis son allocution du 3 décembre, a présenté « ses plus sincères excuses » au peuple coréen, et expliqué que son geste était « une décision désespérée du président », pour lequel « il n’éluderait pas les responsabilités juridiques et politiques », promettant également qu’il n’y aurait jamais de deuxième loi martiale.
De fait, son maintien à la tête de l’État devient de plus en plus incertain, car les éléments existants contre lui sont accablants : la proclamation de la loi martiale, qui apparaissait comme une décision hâtive, s’accompagnait en réalité d’un plan pour neutraliser les figures centrales de l’opposition, ainsi que certains organes de presse, et se fondait sur l’idée que les élections législatives d’avril dernier avaient été truquées par le Parti démocrate.
75% des Coréens demandent maintenant sa démission, et des centaines de milliers de personnes manifestent depuis le 3 décembre. Le Premier ministre, Han Duck-soo, a promis de stabiliser la situation, mais il semblerait que le départ de Yoon soit de plus en plus inéluctable. Il ne serait du reste pas le premier président à finir en prison, ses prédécesseurs Lee Myung-bak (2008-2013) et Park Guen-hye (2013-2016) ayant aussi été condamnés pour des affaires de corruption. Dans son cas, les chefs d’accusation, dont celui de « trahison » seraient bien plus graves, et lui feraient risquer la prison à vie.
Notre opinion
Ce (mauvais) feuilleton coréen est sûrement encore loin d’être terminé, mais un point positif peut toutefois être noté : la jeune démocratie coréenne a tenu, et les citoyens se sont immédiatement mobilisés pour défendre leurs droits et libertés. Même l’armée, organe d’obéissance par excellence, s’est montrée peu à l’aise face à ce coup de force du président, et a réagi a minima : certes, des soldats gardaient le Parlement, mais ils n’ont pas tout mis en œuvre pour empêcher les députés de rentrer voter l’abrogation de la loi martiale, ni dispersé les manifestants en faisant usage de la force.
Le reste est un peu plus inquiétant car cet épisode va laisser des traces : dans le parti présidentiel déjà, entre ceux qui tenteront de s’accrocher au pouvoir et les autres, et dans l’économie, car l’incertitude n’est jamais bien vue des marchés. Le 9 décembre, le cours du won atteignait un nouveau record et dépassait les 1 430.
Article achevé de rédiger le 9 décembre
- Korean Drama : série télévisée coréenne
- Corée du Sud – Assouplissement monétaire inattendu, Matteo Guerraz, 2 décembre 2024
Le maintien du président Yoon Suk-yeol à la tête de l’État devient de plus en plus incertain, car les éléments existants contre lui sont accablants : la proclamation de la loi martiale, qui apparaissait comme une décision hâtive, s’accompagnait en réalité d’un plan pour neutraliser les figures centrales de l’opposition, ainsi que certains organes de presse, et se fondait sur l’idée que les élections législatives d’avril dernier avaient été truquées par le Parti démocrate. 75% des Coréens demandent maintenant sa démission.
Sophie WIEVIORKA, Economiste - Asie (hors Japon)