Mais que vient faire l’Azerbaïdjan dans le Pacifique Sud ?

Mais que vient faire l’Azerbaïdjan dans le Pacifique Sud ?

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Les relations diplomatiques entre la France et l’Azerbaïdjan se sont détériorées au cours des derniers mois. Cependant, aucun État occidental n’a d’intérêt stratégique à prolonger une discorde avec Bakou. Cela se voit dans la prudente diplomatie sur le dossier arménien : dans la région, c’est le réalisme géopolitique qui prévaut, car l’Azerbaïdjan est la clé du Caucase et l’un des dominos de la sécurité énergétique européenne.

Bakou fait de « l’ingérence » et cette ingérence est « extrêmement néfaste ». Ce sont les termes de G. Darmanin après la signature, par une élue indépendantiste calédonienne, d’un memorandum de collaboration avec le Parlement azéri. À cela, s’ajoute la participation du Tavini Huira’atira (anciennement Front de libération pour la Polynésie) au Groupe d’Initiative de Bakou, créé pour « dénoncer le colonialisme », groupe auquel appartiennent aussi des indépendantistes de Guyane, de Martinique et de Guadeloupe. Quant à la Corse, le Parlement azéri a très simplement réclamé son indépendance. Bref ! Tout cela ne fait que mettre un point d’orgue à la dégradation des relations franco-azéries, Bakou accusant Paris d’avoir pris le parti de l’Arménie après la conquête du Haut-Karabakh, avec des ventes d’équipements pour la défense sol-air arménienne en octobre dernier (l’Inde a aussi été accusée de soutien) – au moment même où Bakou menait des exercices militaires conjoints avec la Turquie, près de la frontière arménienne. Depuis, on a assisté à l’incarcération d’un Français, au renvoi de diplomates et au rappel de notre ambassadrice à Bakou. La relation diplomatique azérie s’est d’ailleurs aussi dégradée avec les États-Unis, jusqu’à ce que la rumeur circule, récemment, d’un projet de sanctions au Congrès américain (non matérialisé à ce jour). Cette menace n’est sans doute pas étrangère à la libération, en retour, d’un prisonnier politique et à la reprise de consultations téléphoniques entre Washington et Bakou.

Sécurité, stabilité, connectivité ?

Quels que soient les choix diplomatiques d’un régime qui se situe dans le dernier tiers des classements sur les libertés publiques (Reporters sans frontières ou Transparency international), aucun État occidental n’a d’intérêt stratégique à prolonger une discorde avec Bakou. Cela se voit dans la prudente diplomatie sur le dossier arménien : dans la région, c’est le réalisme géopolitique qui prévaut, car l’Azerbaïdjan est la clé du Caucase et l’un des dominos de la sécurité énergétique européenne.

Cette géographie de « verrou », entre la Turquie, l’Iran et la Russie, est identifiée depuis longtemps comme un atout par le gouvernement azéri, qui se rêve en centre d’échanges régionaux, espérant transiter un jour d’un profil économique d’émirat à celui de hub. Même la Banque mondiale ne s’y trompe pas, elle prévoit un triplement des échanges d’ici 2030, à condition que les lourdeurs existantes soient levées, en particulier corruption, inertie administrative et encombrements routiers. Or, il faut bien dire que cette ambition azérie n’a jamais réussi à prendre forme. Pourtant, deux game changers pourraient être des accélérateurs géo-économiques. D’une part, la guerre en Ukraine, qui donne de l’importance au contournement de la Russie. D’autre part, la conquête du Karabakh, et surtout la négociation de paix avec l’Arménie, qui pourrait lever une hypothèque de conflit.

Les deux questions clés du risque pays

Reste à savoir si Bakou saura matérialiser un espace de stabilité dans une géopolitique régionale éruptive (la Géorgie à surveiller de près…) et si l’atout de sa position géographique pourra contrebalancer les inerties institutionnelles qui ont freiné le développement de ce pays jusqu’à présent. Ces deux questions vont encadrer les évaluations de risque pays, le profil souverain étant, quant à lui, sécurisé par les excédents extérieurs, par une dette publique à moins de 30% et par le coussin record de 56 milliards de dollars de SOFAZ, le fonds pétrolier d’État de la République d’Azerbaïdjan. Cette liquidité va permettre d’ailleurs de financer des investissements dans le Karabakh. En fait, avec des actifs nets en devises estimés à 67% du PIB, le souverain azéri est en tête de son groupe de pairs : il faut chercher pour trouver des inquiétudes souveraines. Ce n’est donc pas par le quantitatif que l’analyse de risque se décline, mais dans les domaines informels de la relation diplomatique, du risque de réputation et de la capacité à matérialiser une trajectoire de développement.

En effet, malgré la manne pétrolière et gazière, la croissance potentielle azérie (de l’ordre de 2%) reste contrainte par un niveau élevé de corruption, une centralisation administrative et politique, ainsi que par l’augmentation des dépenses militaires – qui ont fait passer Bakou de la 16e à la 9e place mondiale, entre 2017 et 2022, dans un classement de militarisation1 des économies. L’enjeu de la diversification reste donc entier pour une économie vulnérable à la volatilité de la rente énergétique, bien que sa résilience aux chocs se soit accrue (volatilité qui est l’une des faiblesses du rating souverain).

La guerre en Ukraine a renforcé le statut de pays pivot de l’Azerbaïdjan

Bakou a donc aujourd’hui une marge de manœuvre géopolitique plus large, qui lui permet de déployer un multi-alignement « à la turque » : ainsi, l’accord gazier avec l’Union européenne de 2022 (partenaire « reliable », selon U. von der Leyen) n’a pas cassé les relations avec la Russie (nombreuses rencontres entre Gazprom et Socar depuis un accord de livraison de gaz russe). Mais cette diplomatie multifocale met les investisseurs occidentaux face à des zones d’ombre, que leurs propres États ne les aident pas à gérer : risques de réputation, liés tant au traitement des Arméniens, que des journalistes ou des prisonniers politiques ; risques de sanctions, sur la relation avec la Russie ; risques d’instabilité géopolitique, si la définition des nouvelles frontières avec l’Arménie n’est pas acceptée. Il va falloir que la paix devienne crédible pour que la stabilité régionale le soit aussi. On parle là de trente ans de conflit, mais on parle aussi du premier processus de paix engagé dans un monde en feu ! Ce n’est pas rien ! Reste que tout cela est mal pricé dans les notations des agences, qui peinent à intégrer une telle complexité géo-économique.

Et cela d’autant moins que tout le monde courtise l’Azerbaïdjan ! L’organisation de la COP29 cette année va offrir une vitrine institutionnelle à un pays pourtant peu engagé dans la transition (le pétrole et le gaz comptent pour 90% des exportations, 48% du PIB et 53% des revenus de l’État). Et que dire de l’organisation à Bakou du 6e « World Forum on intercultural dialogue » début mai ? L’Azerbaïdjan est aussi membre de l’organisation de coopération de Shanghai et développe ses relations diplomatiques avec la Chine. Mais surtout, Bakou déploie une diplomatie pan-turcique vers l’Asie centrale, en tant que membre de l’Organisation des États turciques et en cultivant les relations avec Ankara, son plus ancien allié (premier État à reconnaître son indépendance) – au point que le président Aliev parle « d’une nation, deux États ». Les projets d’infrastructures sont nombreux (entre autres, un nouveau pipeline, pour diminuer la dépendance du Nakhitchevan à l’Iran). L’ambition de connectivité régionale est partagée par les deux pays, comme moteur de croissance, mais aussi d’unité culturelle et de solidarité, dans un monde turcique qui s’affirme en revendiquant son existence géo-économique. Cette émergence de « l’objet turcique » est une des conséquences de la fragmentation géopolitique mondiale.

Il va falloir surveiller le corridor de Zangezur…

Entre le Nakhitchevan et le reste du territoire azéri, s’étale l’Arménie, mais aussi le projet du « corridor de Zangezur », qui donnerait à la Turquie un accès à l’Asie centrale via la mer Caspienne, sans passer par la Géorgie ou l’Iran – qui taxent lourdement les camions turcs. L’importance stratégique du corridor a été masqué par le long conflit avec l’Arménie, mais il devient évident aujourd’hui. Il intéresse aussi la Russie, qui cherche à renforcer ses relations avec Ankara et à avoir un accès à l’Arménie. Surtout, Zangezur est l’un des maillons du « middle corridor », qui relie la Chine à l’Europe, en contournant la Russie, et il peut avoir une énorme importance pour le commerce et la sécurité énergétique régionale (donc européenne). En revanche, il inquiète l’Iran, car il diminue son importance stratégique. Au point que des journaux iraniens évoquent même un corridor « otanien »... Il inquiète aussi la Géorgie qui se voit contournée. Quant à l’Arménie, il est un risque pour sa souveraineté, d’autant que Bakou ne serait pas hostile à ce que des troupes russes en assurent la sécurité. Zangezur est donc un joker géopolitique, qui peut accélérer l’intégration régionale, mais aussi modifier les équilibres de puissance dans une région fragile.

… et aussi la longue route nord-sud

Il est donc impératif pour l’Europe de surveiller ces grandes manœuvres d’infrastructures régionales dans son grenier énergétique, à la fois d’est en ouest, mais aussi du nord au sud. Car, paradoxe habituel des sanctions, le maillage anti-russe est en train d’accélérer les connexions sur les trois chemins d’un autre corridor – entre Saint-Pétersbourg et Mumbai – dont l’un passe par l’Azerbaïdjan (l’autoroute vers la Russie est opérationnelle). Le ministre des Affaires étrangères indien a d’ailleurs signalé que le blocage de la mer Rouge par les Houthis renforçait pour Dehli l’intérêt de cette route nord-sud. Le conflit du Moyen-Orient s’invite aussi dans le Caucase via l’Iran, ainsi qu’à travers les relations que Bakou entretient avec son fournisseur de drones, Israël, dont il est en retour l’un des fournisseurs d’énergie. Notons au passage que la Turquie n’aurait pas bloqué les livraisons azéries qui passent par ses ports, vers Israël : réalisme géopolitique oblige…

1 GMI Map | Global Militarisation Index – BICC

Mais que vient faire l’Azerbaïdjan dans le Pacifique Sud ?

Reste à savoir si Bakou saura matérialiser un espace de stabilité dans une géopolitique régionale éruptive (la Géorgie à surveiller de près…) et si l’atout de sa position géographique pourra contrebalancer les inerties institutionnelles qui ont freiné le développement de ce pays jusqu’à présent.

Tania SOLLOGOUB, Economiste