La grande crise de légitimité
- 06.09.2024
- 0
- Télécharger la publication (PDF - 359,37 KB)
Lire l'article
Ne nous trompons pas sur le nom de la crise politique des démocraties occidentales : les partis antisystèmes sont d’abord des symptômes avant d’être des causes. Ainsi, quand les populismes surgissent, et resurgissent, c’est qu’ils occupent un vide politique : celui laissé par la perte de légitimité des partis traditionnels et la perte de légitimité des institutions politiques. Ils occupent le vide de la défiance.
La mécanique des solidarités négatives selon Hannah Arendt
Hannah Arendt a analysé cette mécanique du vide dans les années 301. Elle rappelle que dans une démocratie où les institutions politiques sont perçues comme légitimes, nous votons pour les partis qui, peu ou prou, vont représenter notre classe sociale – même si nous ne nous en rendons pas compte. Nous votons pour les partis qui nous « représentent ». Ce sont eux qui encadrent le jeu politique et qui le stabilisent, évitant les ruptures et négociant les compromis. En revanche, dans une société en crise de légitimité politique, dans laquelle les partis traditionnels ne sont plus représentatifs, l’expression organisée du politique disparaît. L’électorat devient une masse désaffiliée et volatile, captable par les populismes. Dès lors, peut se créer ce qu’Hannah Arendt appelle une « solidarité négative » entre l’électorat populiste traditionnel – le noyau dur idéologique – et une agrégation de gens qui partagent peu de choses, sociologiquement ou économiquement, mis à part un désir de rupture.
Les tentatives d’accession des partis antisystèmes au pouvoir ne se font donc pas sur la base d’une idéologie affirmée mais plutôt sur cette mécanique de solidarité négative, qu’ils s’efforcent de susciter sur tel ou tel sujet – l’immigration, la fiscalité, et/ou le rejet des élites en place. L’objectif est de créer des abcès de fixation politique et de former des majorités de refus. Évidemment, les valeurs sociétales sont alors du pain béni, surtout dans des sociétés clivées où l’adversaire politique est devenu un ennemi existentiel à détruire. Aux États-Unis, droit à l’avortement et questions de genre ou de race sont autant de thèmes où le compromis impossible pave le chemin pour les solidarités négatives.
Pourquoi les élites peuvent-elles voter pour les extrêmes ?
Cependant, si l’on comprend les raisons d’un vote de rupture des classes moyennes en voie de paupérisation et des populations les plus défavorisées2, comment l’analyser quand il vient d’une élite qui tire avantage du système ? Pour cela, il faut remonter à la nature de la démocratie, pour en comprendre les fragilités. D. Acemoglu et J.A. Robinson3 montrent que notre attachement à la démocratie n’a pas seulement à voir avec nos valeurs, mais aussi avec un compromis d’intérêts sous-jacents – souvent non conscient – entre les élites, les classes moyennes et le pouvoir politique « de facto » – le pouvoir de la rue. Si ce compromis est remis en question, en particulier par les manifestations de la rue, l’élite va se sentir menacée, et certains de ses membres peuvent choisir la rupture politique. Il ne s’agit pas de valeurs mais de préservation des positions acquises.
Par ailleurs, les situations de surendettement de l’État4 poussent aussi à voter pour des partis de rupture, car elles cassent le compromis institutionnel : chaque classe sociale reproche aux autres de « ne pas payer assez » ou de « profiter trop » des largesses d’un État mal-dépensier. C’est un argument que l’on entend en Thuringe, où le parti d’extrême droite AfD vient de réaliser des scores historiques. C’est aussi un argument en France. D’une façon générale, les arbitrages fiscaux posent toujours la question du contrat social entre les États et les populations. Ils sont l’un des liens les plus puissants entre économie et politique. Le crédit également, qui sert souvent de réponse à l’inégal partage de la rente, masquant – pour un temps – les inégalités5. Ce phénomène avait été observé aux États-Unis en 1929, quand la crise avait été précédée par une hausse des inégalités de revenus et de richesse et par une augmentation des ratios de dette des ménages à revenus intermédiaires6. Pendant la crise des subprimes, l’endettement des ménages et les bulles immobilières ont aussi fait partie de ces déséquilibres majeurs pointés par M. Obstfeld et K. Rogoff7, qui ont ouvert la route du risque financier d’alors à la crise politique actuelle.
Enfin, l’impact de la fiscalité sur le comportement politique des élites est aussi lié au développement de l’administration publique contemporaine. Destinée à répondre aux besoins d’une société de plus en plus exigeante en services publics, cette administration a néanmoins contribué à l’alourdissement de la fiscalité. Selon Hannah Arendt, ce serait l’une des sources, qu’elle identifiait dès les années 70, de la perte de légitimité du Politique : le surdéveloppement administratif crée une sensation de « tyrannie de l’invisible »8, écrit-elle, et le citoyen développe alors un sentiment d’impuissance, qui peut le conduire jusqu’à « l’action séditieuse ».
La démocratie est donc un régime plus instable et bien plus hybride que ne le pensent souvent les démocrates. Quant aux signaux de sa crise en Occident, ils sont anciens : en 2007, les Nations unies publiaient un rapport sur la baisse de confiance politique dans les démocraties occidentales9 depuis 1960 ! Phénomène que l’on nommera ensuite le « malaise démocratique ». Cette crise de la confiance s’est traduite par un désintérêt pour les partis et syndicats, puis par des votes de rejet. Surtout, partout, les enchaînements négatifs se sont intensifiés, entre défiance vis-à-vis des institutions, et défiance entre les individus10. Car les deux phénomènes sont malheureusement liés : fragmentation de la société, polarisation, et violence sociétale se prolongeront tant que la crise de légitimité politique s’approfondira. Et vice-versa.
Les différentes catégories de légitimité politique selon Max Weber
Mais comment reconstruire cette légitimité ? Pour réfléchir à cela, il est nécessaire d’explorer la notion elle-même. Appuyé sur des comparatifs historiques, Max Weber écrit, entre 1917 et 1919, un texte fondateur, qui propose une typologie des légitimités, car il y en a plusieurs : « Les trois types purs de la domination légitime »11. Ces trois catégories sont ce qu’il appelle des « idéaux types » : ils ne se présentent pas comme tels dans la réalité, les régimes politiques mélangeant en fait plusieurs types de légitimité. Cette typologie peut nous servir de grille de lecture face aux évolutions de nos régimes politiques. Elle peut nous aider à nommer la crise en repérant les courants profonds derrière les vagues bruyantes des événements. Max Weber incitait à cela : garder l’œil sur les structures, les tendances lourdes, sur ce qui se passe derrière...
La première catégorie de légitimité renvoie à ce qu’il appelait la domination légale. Elle repose sur « la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives 12». Autrement dit, les citoyens croient au caractère surplombant de la loi, et c’est sur ce type de légitimité qu’ont été édifiées les formes modernes de nos démocraties. La fonction publique dérive de ce principe, appuyée sur des régularités techniques, procédurales et des principes de hiérarchie, plus que sur des individus. Pardon pour les fonctionnaires, mais il y en a pour tous, puisque la grande entreprise moderne repose aussi sur ce type de légitimité ! En fait, selon Weber, les formes de domination bureaucratique augmentent partout et ce n’est pas étranger à la crise politique actuelle – ce qu’il appelait « la cage d’acier » – un désenchantement du monde qui cumule perte de liberté et perte de sens : dans ce type de régime, la croyance dans le droit, voire la norme, prévaut sur la croyance dans la personne. Tout cela est évidemment essentiel dans toutes les démocraties mais notamment aux États-Unis, où l’unité du pays ne s’appuie pas sur une tradition d’État-nation, mais sur un texte : la Constitution, perçue par les Américains comme le moment sacré de leur construction nationale. La chute historique de la confiance dans les institutions juridiques y est donc très alarmante : elle pointe les signaux d’une crise de régime, derrière la bataille électorale. C’est cela, le vrai nom de la crise américaine.
La seconde catégorie de domination légitime définie par Max Weber est dite « traditionnelle ». Cette fois, l’acceptation d’un régime politique par les citoyens repose plutôt sur « la croyance quotidienne en la sainteté de traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens »13. C’est le type de légitimité sur laquelle vont s’appuyer les régimes des sociétés traditionnelles, voire patriarcales (autorité du père, du chef de clan…). Le message de régénérescence hindou et de nation ethnique d’un Modi s’apparente clairement à tout cela.
Reste la domination charismatique, qui renvoie à des ressorts plus émotionnels et à la soumission vis-à-vis d’un individu dont l’histoire va être perçue comme héroïque, qu’il soit, selon les mots de Max Weber, prophète, héros de guerre, ou grand démagogue (ces catégories n’étant pas éthiquement comparables !). Cette légitimité charismatique conduirait aux dominations les plus autoritaires, mais les plus instables – car la légitimité du chef y est fragile, qui ne tient qu’à sa personne et qui doit être prouvée au jour le jour. La seconde tentative de conquête du pouvoir de D. Trump fait écho à ce type de ressorts. La bataille du pouvoir devient celle des récits, oreille trouée et poing tendu à l’appui. Le piège, pour l’opposition, serait de ne pas proposer plus qu’un récit alternatif, là où l’électorat attend des réponses à la crise sociétale.
La survie des démocraties ne s’arrête donc pas aux résultats des élections. Partout, elle sera liée à la légitimité des institutions politiques, à sa reconstruction possible ou bien, au contraire, à la transition, plus ou moins visible et brutale, d’un type de régime à un autre – ce qui nous entraînerait partout vers des systèmes plus autoritaires. Ce déplacement risque d’être accéléré par les attentes légitimes de populations, qui, déçues par les promesses non tenues de la mondialisation, sont sensibles aux sirènes des légitimités traditionnelles ou charismatiques. Enfin, de l’évolution de nos régimes politiques dépend aussi l’image de l’Occident et sa capacité à offrir autre chose qu’un « deux poids deux mesures » qui mine, en retour, la légitimité de la démocratie. Tout est donc lié : les transitions de nos équilibres politiques en interne, et géopolitiques en externe, ne seront achevées que lorsque la légitimité du Politique, au sens large, sera rétablie. Quelle qu’en soit sa nature.
- H. Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951
- T. Sollogoub, « Ce qui crée la colère », Perspectives, Crédit Agricole, décembre 2016
- D. Acemoglu, J.A. Robinson, Economic origins of dictatorship and democracy, Cambridge University Press, 2006
- M. Funke, M. Schularick, C. Trebesch “Going to Extremes: Politics after Financial Crisis, 1870-2014”, CESifo Working Paper, No. 5553 CATEGORY 7: MONETARY POLICY AND INTERNATIONAL FINANCE OCTOBER 2015
- R. Rajan, “Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy”, Princeton University Press, 2010
- M. Kumhof, R. Rancière, IMF Working Paper, WP/10/268, “Inequality, Leverage and Crises”, 2010
- Rogoff, K and M Obstfeld (2009), ‘DP7606 Global Imbalances and the Financial Crisis: Products of Common Causes‘, CEPR Discussion Paper No. 7606. CEPR Press, Paris & London.
- H. Arendt, Du mensonge à la violence, Agora, 1972
- P.K. Blind “Building Trust in government in the twenty-first century: Review of Literature”, United Nations University Press, 2007
- “Democracy in an age of anxiety”, Democracy Index 2015, Economist Intelligence Unit
- M. Weber, « Les trois types purs de la domination légitime », Sociologie, 2014/3, pp. 291-302.
- M. Weber, Economie et société, Pocket, 1995
- Ibid
La démocratie est donc un régime plus instable et bien plus hybride que ne le pensent souvent les démocrates. Quant aux signaux de sa crise en Occident, ils sont anciens : en 2007, les Nations unies publiaient un rapport sur la baisse de confiance politique dans les démocraties occidentales depuis 1960 ! Phénomène que l’on nommera ensuite le « malaise démocratique ». Cette crise de la confiance s’est traduite par un désintérêt pour les partis et syndicats, puis par des votes de rejet. Surtout, partout, les enchaînements négatifs se sont intensifiés, entre défiance vis-à-vis des institutions, et défiance entre les individus . Car les deux phénomènes sont malheureusement liés : fragmentation de la société, polarisation, et violence sociétale se prolongeront tant que la crise de légitimité politique s’approfondira. Et vice-versa.
Tania SOLLOGOUB, Economiste