Koweït – Le temps des arbitrages ?
- 20.02.2025
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Cachée derrière la valeur colossale des actifs détenus par son fonds souverain, estimée à près de 500% de son PIB en 2024, la petite pétromonarchie koweïtienne n’est pas souvent la cause des maux de têtes des économistes et analystes du risque souverain. Aussi, elle semble assez largement échapper aux grandes réflexions qui traversent ses pairs du Golfe sur la transformation de leurs modèles de croissance et de leurs contrats sociaux rentiers.
En effet, s’il existe une inconnue forte (celle de l’horizon de "l’après pétrole"), il n’en reste pas moins que l’urgence n’est pas la même pour tous. Certains États semblent contraints par des ressources moins abondantes, qui menacent de s’épuiser plus rapidement – c’est le cas du Bahreïn ou d’Oman. L’Arabie saoudite fait face à une démographie plus dynamique qui complique la redistribution de la rente. Les Émirats sont une fédération d’États avec des répartitions de ressources inégales et ont une ambition de puissance dans la région. Mais, le Koweït, qui bénéficie de 20% des réserves en pétrole du Golfe, dispose encore théoriquement de plus de cent ans d’exploitation de ses réserves prouvées au rythme de production actuel. Des ressources, qui lui ont permis d’accumuler et d’investir pour le futur, depuis les années 60, des stocks d’actifs considérables. Le pays est même connu pour avoir créé le premier fonds souverain du monde.
Mais si on s’éloigne des logiques de stocks pour s’intéresser à ce que nous révèle l’évolution des équilibres budgétaires, en flux, on peut entrevoir que le Koweït n’est pas si confortablement installé dans son modèle de rente non-diversifié. Le pays semble s’approcher d’un tournant qui vient intensifier le besoin de réformes, longtemps discutées, mais qui n’ont jusqu’ici jamais passé le processus de consultation politique unique au Koweït. Justement, depuis mai 2024 et la suspension du Parlement par l’émir Mechaal, pour une période pouvant aller jusqu’à quatre ans, cette exception koweïtienne est remise en cause. Derrière la dissolution, on pouvait lire la promesse d’une sortie de l’immobilisme et une accélération du rythme de l’action politique. Cette promesse économique, payée par un choix politique radical, est-elle un pari gagnant ? Le Koweït arrive-t-il au temps des réformes?
Un retard manifeste dans le processus de diversification
Le Koweït est l’économie du Golfe qui reste aujourd’hui la plus dépendante aux hydrocarbures. Encore environ 50% de son PIB dépend directement du pétrole et du gaz, mais en réalité, une large part de son industrie (dont le raffinage et la pétrochimie) – comptabilisée comme du PIB non-pétrolier – est aussi indirectement mais étroitement liée à la rente. Par ailleurs, le secteur pétro-gazier représente 90% des exportations et 85% des revenus du gouvernement.
Malgré la succession de plans de développement, plaçant la diversification économique au cœur de leurs programmes de réformes, les progrès dans ce sens restent limités. De plus, dans un rapport récent1, les autorités constatent, une nouvelle fois, un retard dans la mise en œuvre de la Vision 2035 par rapport à son calendrier. Celle-ci ambitionne de positionner le Koweït comme un hub financier (notamment pour la finance islamique) et commercial dans la région. Les autorités ont identifié un certain nombre de facteurs pour expliquer le manque de résultats : une forte segmentation du marché du travail – marqué par une préférence des Koweïtiens pour les emplois dans le secteur public, mieux rémunérés et offrant plus d’avantages que le secteur privé ; une productivité faible ; et une concentration des dépenses publiques dans les salaires et les subventions, laissant peu de place à l’investissement.
Or, l’ensemble de ces facteurs sont en fait étroitement liés au schéma de contrat social et d’économie rentière non-diversifiée, existant à des degrés différents dans les pétromonarchies du Golfe. L’économie souffre d’une "maladie hollandaise" autour des hydrocarbures qui ne favorise que le développement de secteurs peu productifs et non-exportables dans le secteur privé (commerce, construction, services locaux)2 en l’absence d’intervention de l’État pour réduire les distorsions de marché. Mais cette intervention est contrainte par un espace fiscal largement monopolisé par le coût croissant de son contrat social (redistribution de la rente à travers les subventions, l’offre d’emplois publics bien rémunérés – avec premium moyen de 40% par rapport au secteur privé selon le FMI, et la gratuité ou la subvention de services publics). C’est-à-dire, que se lancer dans la diversification économique demandera vraisemblablement au Koweït de faire le choix de sacrifier, en partie, son modèle de société rentière.
Mais il reste une question légitime : pourquoi faire ce choix, s’il demande à la population de renoncer à ses avantages ?
Le confort d’aujourd’hui érode celui de demain
Avant tout, un indicateur semble très parlant. C’est celui du PIB par habitant. Le retard de diversification a causé une baisse tendancielle de cet indicateur sur les dix dernières années, à l’inverse de l’Arabie saoudite ou des Émirats arabes unis notamment. Cela revient à dire que le maintien d’un modèle rentier non diversifié va, à terme, peser sur le niveau de vie de la population.
Par ailleurs, en observant l’évolution des équilibres budgétaires on se rend compte que les revenus de la rente ne couvrent plus le coût fiscal croissant de son modèle d’État providence, devenu le plus généreux du Golfe. En effet, sur le périmètre du budget3, le pays a enregistré des déficits sur huit des dix dernières années. Bien qu’on trouve des similitudes dans les structures budgétaires des différents États du Golfe, il semble que le Koweït détienne désormais un certain nombre de records dans les largesses de son modèle redistributif. Une quasi-absence d’impôts en fait le pays de la région le plus dépendant des hydrocarbures pour ses revenus fiscaux. À cela se combine une montée en flèche du coût des salaires et des compensations publics, au maximum des pays du CCG, et des subventions énergétiques qui distancent aussi celles de ses pairs. Enfin, il faut ajouter une spécificité koweïtienne, celle de son programme de logement subventionné, dont le FMI estime le coût total à près de 4% du PIB par an4.
Le gouvernement a récemment fait passer une réforme alignant la fiscalité des multinationales sur les règles de l’OCDE. D’autres mesures fiscales sont attendues en 2025, dont l’introduction de la TVA, en ligne avec les accords du CCG et, éventuellement un projet de taxes désincitatives sur les produits nocifs. Malgré tout, depuis la dissolution de l’assemblée, le rythme des réformes reste lent. Et si les principales mesures attendues marquaient des avancées, leur ampleur serait toujours au minimum de ce qui se pratique dans la région. Cela semble indiquer que ce n’est donc pas un véritable moment de rupture ou de transformation. Par exemple, la taxe sur les multinationales devrait, selon le gouvernement, rapporter à l’État 0,5% du PIB en revenus supplémentaires : ce sera bien insuffisant pour compenser la modération des revenus du pétrole liée à la baisse attendue de leurs prix. Il reste à observer ce qui sera proposé du point de vue du système de subvention.
Toujours est-il qu’en l’absence de réelles réformes structurelles touchant à l’ensemble du système, les dépenses "rigides" – c’est-à-dire qui ne s’ajustent pas en cas de choc, car elles reposent sur des droits acquis (les salaires, les subventions, les intérêts, les transferts sociaux) – continueront d’être très élevées. Ainsi, sur la base des réformes jusqu’ici envisagées, le budget restera en déficit à moyen terme. Mais surtout, un scénario pétrolier moins favorable pourrait l’amener à sévèrement se creuser, compte tenu du manque de flexibilité du budget. Par ailleurs, cela contraint fortement l’espace fiscal disponible pour l’investissement public – nécessaire à la diversification et à la montée en gamme de l’économie non-pétrolière. Selon les dernières données disponibles, la part de l’investissement total dans le PIB serait tombée à 17% en 20225, contre près de 30% pour ses pairs du Golfe.
Cela met en évidence une réalité importante : si le modèle économique et fiscal du Koweït est très loin de mettre en danger son risque souverain, même à long terme, le maintien des privilèges de la génération actuelle commence sensiblement à éroder ceux dont bénéficieront les générations futures.
Notre opinion – Le Koweït est entré dans un nouveau chapitre politique, annoncé comme temporaire, qui limite le processus de consultation – central à l’exception koweïtienne dans le Golfe. Celui-ci est largement plébiscité par les analystes, puisqu’il met fin à un cycle de quatre élections parlementaires et dix démissions de cabinets ministériels entre 2020 et 2024, un véritable blocage politique entravant tout processus de réformes. De plus, bien que le Koweït ne se trouve pas aujourd’hui au pied du mur, loin de là, ayant prudemment épargné et investit sa rente depuis des décennies, le pays se rapproche d’un tournant qui le met face à un choix : doit-il perpétuer son modèle économique et fiscal rentier, si cela implique d’éroder les réserves pour les générations futures, plutôt que d’y contribuer ? Générations qui ne bénéficieront plus du pétrole. Quoi qu’il en soit, cette décision ne menace pas la soutenabilité des finances publiques, ni le risque souverain, même à long terme. C’est donc avant tout un choix d’équité générationnelle qui se pose, et il revient au pays de trancher si c’est un principe qu’il érige au-dessus de la préservation de ses institutions de consultation politique, au centre de son modèle de monarchie parlementaire.
Article publié le 14 février 2025 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine
1 Follow-up report, General Secretariat of the Supreme Council of Planning and Development, June 2024
2 Consulter notre publication Les États du Golfe ont-ils la bonne stratégie pour « l’après-pétrole » ?, novembre 2024
3 Le périmètre du budget ne prend pas en compte les revenus d’investissement du fonds souverain – souvent intégrés dans la présentation de la balance fiscale, mais qui sont en théorie investis pour les générations futures.
4 Coûts directs et revenus non perçus – 2024 Article IV consultation, FMI, décembre 2024.
5 Economic Insight, NBK, July 2024
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Le Koweït est entré dans un nouveau chapitre politique, annoncé comme temporaire, qui limite le processus de consultation – central à l’exception koweïtienne dans le Golfe. Bien que le Koweït ne se trouve pas aujourd’hui au pied du mur, loin de là, ayant prudemment épargné et investit sa rente depuis des décennies, le pays se rapproche d’un tournant qui le met face à un choix : doit-il perpétuer son modèle économique et fiscal rentier, si cela implique d’éroder les réserves pour les générations futures, plutôt que d’y contribuer ? Générations qui ne bénéficieront plus du pétrole. Quoi qu’il en soit, cette décision ne menace pas la soutenabilité des finances publiques, ni le risque souverain, même à long terme. C’est donc avant tout un choix d’équité générationnelle qui se pose, et il revient au pays de trancher si c’est un principe qu’il érige au-dessus de la préservation de ses institutions de consultation politique.
Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient