L’Arabie Saoudite face à sa démographie : défi ou aubaine?
- 16.01.2025
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Ce début 2025 marque l’entrée de l’Arabie Saoudite dans sa 9e année de transformation, depuis le lancement de la Vision 2030. Au-delà de toutes les mesures du changement que les autorités ou les économistes pourraient proposer, une chose est déjà certaine : il y a un avant et un après 2016. Et c’est peut-être avant tout la rapidité des changements sociétaux qui en témoigne : parmi eux, on observe facilement que les Saoudiens travaillent désormais dans des emplois du secteur privé (de banquier d’affaires à chauffeur Uber). La progression du taux de participation des femmes, qui passe de 19% en 2016 à 36% en 20241, est évidemment l’un des symptômes les plus visibles de ces changements – également l’un des plus observés et commentés.
En effet, bien plus qu’un projet de diversification économique, la Vision est aussi, et peut-être surtout, un changement du pacte social. Et en réalité, l’un ne va pas sans l’autre ! En engageant une transition accélérée d’un modèle économique de rente, dont l’acteur principal est l’État, vers un modèle diversifié dont le moteur doit être le secteur privé, le Royaume cherche à prendre appui sur son avantage comparatif évident au sein des États du Golfe : sa démographie. La population saoudienne (non-émigrée) est de l’ordre de 20 millions – soit un ordre de grandeur environ 20 fois supérieur à celui de la population nationale des Émirats ou plus de 60 fois supérieur à celle du Qatar.
Cette démographie est à la fois un défi et une aubaine car elle dessine deux réalités. D’un côté, l’organisation traditionnelle du travail comme un pilier du contrat social entre la population et l’État rentier2– qui suppose une garantie implicite d’emploi dans le secteur public pour la population nationale – n’est pas soutenable. Cela se matérialise en effet par un niveau de chômage important. Mais par ailleurs, le stock démographique et sa dynamique représentent un fort potentiel de croissance sous- exploité. Il en découle alors une des priorités de l’agenda de réformes en cours : la ressource humaine saoudienne (notamment féminine) doit jouer un rôle clé dans le décollage du secteur privé. Cela tombe bien car si ce dernier l’absorbe, il résout, par la même, la problématique du chômage, symptôme de cassure du contrat social.Mais comment construire les réformes pour que la population saoudienne devienne une ressource clé du secteur privé ?
Les limites de la « saoudisation » du travail
Si on peut facilement comprendre le diagnostic et le matérialiser en un objectif simple – l’emploi de la population saoudienne dans le secteur privé – sa mise en œuvre est plus complexe. Le marché du travail a deux composantes : l’offre et la demande. Il faut donc, d’une part, une demande de travail dans le secteur privé. Or le pays bénéficie d’un stock de demande d’emploi qui pourrait être disponible pour les Saoudiens, et qui a par ailleurs l’avantage de ne pas dépendre des niveaux d’activité : c’est le stock couvert par la forte population émigrée (près de 40% de la population, et une écrasante majorité des emplois dans le secteur privé). Il est ainsi relativement facile à court terme d’absorber une partie de la main d’œuvre saoudienne (et donc de réduire le chômage) par un système de remplacement contraint. C’est l’objet des politiques de «saoudisation» du travail3, un système de quotas qui incite les entreprises à l’embauche des saoudiens et des femmes. Le récent durcissement de ce dispositif a en effet largement contribué à la réduction du chômage, qui a atteint en 2024 des plus bas historiques (3,7% au 3e trimestre).
Cependant, l’objectif de départ n’est pas seulement de réduire le chômage, mais aussi de faire de la main- d’œuvre saoudienne le moteur du développement du secteur privé. Or si la « saoudisation » produit des effets importants à court terme sur le chômage, elle pourrait, en fait, s’avérer un frein au développement du secteur privé sur le moyen terme. En effet, pour que la main-d’œuvre saoudienne participe aux gains productifs du secteur privé, il faut que l’emploi de cette population soit un choix optimal fait par l’entreprise sans contrainte. On en arrive ainsi à la problématique de l’offre de travail saoudienne, qui ne semble pas aujourd’hui pleinement présenter au secteur privé la ressource qu’il recherche.
Les contraintes à l’emploi des Saoudiens dans le secteur privé
Pour aborder la question de l’offre de travail saoudien, il faut prendre en compte les deux sources de déficit d’emploi local pour le secteur privé : le faible taux historique de participation au marché du travail4, et le chômage – soit l’inactivité volontaire ou involontaire. Dans les deux cas, les causes sont souvent communes : des salaires de réserve élevés (c’est-à-dire au-dessous desquels un inactif n’accepte pas la proposition d’emploi) et une préférence pour l’emploi public.
Cette rigidité est issue de l’héritage de la forte segmentation du travail autour du système de la « kafala »5organisée par les pétromonarchies du Golfe : celle-ci réserve les emplois publics hautement rémunérés à la population nationale et organise l’importation d’une main-d’œuvre peu chère et flexible pour le secteur privé. Ce système s’intègre parfaitement dans un modèle de rente, qui traditionnellement, se concentre sur le secteur pétrolier, l’administration publique et les services.
Ainsi, le marché du travail privé est dominé par une offre de main-d’œuvre importée à faible qualification, contre laquelle l’offre saoudienne n’est pas compétitive. Selon le FMI6, le différentiel de salaire entre un Saoudien et un non-Saoudien, bien qu’en baisse, serait toujours en moyenne de plus de 100% fin 2023. Il diminue cependant drastiquement avec la qualification – il était même négatif au niveau master fin 2023. On comprend alors l’enjeu de l’éducation, qui permet de construire un stock de compétences aligné aux besoins d’un marché du travail privé en rapide transformation, et sur des segments compétitifs – c’est-à-dire à un niveau de compétence moins disponible à l’importation à moindre coûts.
La disponibilité de cette ressource localement deviendrait alors un accélérateur du développement du secteur privé, auto- entretenant la demande d’emploi. D’ailleurs, c’est ce que révèlent les enquêtes PMEs7, dont près d’une sur cinq présente la difficulté d’accéder à une main-d’œuvre qualifiée, comme le principal obstacle à leur développement. C’est ce cycle vertueux qui sera certainement clé pour l’Arabie Saoudite dans sa sortie du modèle de rente, qui ne peut plus se projeter sur l’exemple de petits émirats. La variable démographique du modèle à venir impose probablement le développement d’un maillage de secteurs intermédiaires (hors rente), vecteur d’emploi pour la classe moyenne. Et cela suppose de construire, presque de zéro, les compétences associées.
Le défi du système éducatif saoudien
Selon une étude récente de la Banque mondiale8, malgré la progression du niveau d’étude moyen par rapport à la génération précédente (qui se reflète dans la qualification de la main-d’œuvre), la qualité de l’offre éducative continue de produire des résultats d’apprentissage en deçà du niveau des pays à hauts revenus. Ce résultat se retrouve dans l’indicateur de « pauvreté de l’apprentissage » de l’institution (qui mesure la proportion d’enfants en âge de fin de cycle primaire en dessous du niveau de lecture minimum), mais aussi dans les scores PISA (2022) pour la lecture, les mathématiques ou la science. La Banque mondiale en conclut que la main-d’œuvre saoudienne entre sur le marché du travail avec un déficit de compétences.
Cette problématique est cependant largement ciblée par les réformes de la Vision, qui priorisent l’amélioration du recrutement et de la formation des enseignants, ou encore l’augmentation de l’offre d’éducation privée. Cependant, dans la même étude, la Banque mondiale souligne les spécificités de la main-d’œuvre saoudienne appelant à des mesures plus ciblées.
Cibler les spécificités de la main-d’œuvre saoudienne
Malgré un lien évident entre niveau d’étude et participation au marché du travail, le Royaume a un des taux de chômage le plus important, au niveau d’étude tertiaire, parmi les pays à hauts revenus. Si la qualité de l’éducation offre une clé de lecture, ce n'est pas la seule. Selon l’institution, l’employabilité limitée de la main-d’œuvre saoudienne est un des facteurs les plus importants de l’exclusion du marché du travail en Arabie Saoudite, et ce en particulier dans les groupes défavorisés comme les jeunes et les femmes. 92% de la population au chômage n’a soit aucune expérience professionnelle préalable ou n’a jamais bénéficié d’une formation professionnelle. Et cela est hérité de l’historique de faible participation de la population saoudienne au marché du travail. Ainsi, pour cibler la problématique du chômage, il faut que l’offre éducative puisse répondre directement à la problématique d’employabilité des segments les plus vulnérables de la population, pour prendre le relais des politiques de quotas. La Banque mondiale souligne le très faible développement de l’enseignement professionnel et technique en Arabie Saoudite. Or, il existe une forte corrélation entre la participation à des formations professionnelles ou techniques et la réduction de l’exclusion du marché du travail.
Le développement de ce type de formations ciblées semble d’autant plus pertinent en Arabie Saoudite étant donné la problématique d’employabilité de la population au chômage, mais aussi la nature du marché du travail dans le secteur privé, qui, en période de transformation, demande une grande adaptabilité de la main-d’œuvre de nouvelles compétences.
Notre opinion – L’Arabie Saoudite s’est lancée il y a maintenant 8 ans dans un projet de transformation d’ampleur. La rapidité des changements et les moyens déployés reflètent aussi le besoin de rattrapage par rapport à d’autres économies du Golfe qui ont entamé leur diversification il y a parfois plusieurs décennies. Mais le royaume bénéficie d’un avantage évident, une autre richesse que le pétrole : sa démographie, de loin la plus importante du Golfe. Celle-ci peut néanmoins apparaître comme une contrainte, car malgré l’abondance des ressources pétrolières du pays, la dynamique démographique ne permet pas à la rente d’absorber pleinement le coût de l’emploi de sa population dans le secteur public, jusqu’ici un des piliers du modèle de redistribution des pétromonarchies du Golfe. Cela se matérialise par un chômage élevé et persistant, symptôme de la cassure du contrat social, qui crée une urgence de réforme. Mais cette population est aussi une réserve à potentiel de croissance encore sous-exploitée, et une ressource majeure pour le développement du secteur privé. C’est-à-dire que là où d’autres économies doivent rivaliser en innovation et en gains de productivité pour soutenir la croissance, l’Arabie Saoudite a encore une ressource majeure en réserve. Mais si la Vision 2030 a bien créé une aspiration au travail, l’employabilité et la compétitivité de la main-d’œuvre restent un obstacle. Cela dessine l’enjeu de la réforme de l’éducation, déjà lancée, mais demande aussi à penser des politiques adaptées aux spécificités d’une main-d’œuvre parfois exclue ou volontairement à distance du marché du travail. Le besoin d’offre de formation évolutive et continue est un des piliers indispensables pour accompagner la rapide transformation de l’économie du pays.
Article publié le 10 janvier 2025 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine
1Labour Market Bulletin – GASTAT, Dec. 2024
2Les États rentiers du Golfe ont traditionnellement organisé une segmentation forte du marché du travail qui vise à garantir l’emploi de la population nationale dans le secteur public, tout en permettant l’importation d’une main-d’œuvre (bon marché) pour le secteur privé. Voir : « L’Arabie Saoudite – Au travail ! » Crédit Agricole, Novembre 2024
3Le programme Nitaqat est un système qui prévoit des sanctions et des privilèges pour les entreprises en fonction de la proportion de Saoudiens et femmes employées.
4Le taux de participation de la population saoudienne au marché du travail a gravité autour de 40% historiquement, mais a même atteint un point bas de 17% pour les femmes en 2016.
5Système de parrainage ou de tutelle qui régit la situation des travailleurs étrangers dans le pays. Généralement, le travailleur ne peut pas changer d’employeur, quitter le pays ou obtenir un visa sans le consentement de son sponsor.
65 Saudi Arabia 2024 Article IV Consultation – Press release and Staff report, September 2024. Annex V. Saudi Arabia’s Labor Market
7GASTAT SME survey 2018.
8Tracing Labor Market Outcomes of Technical and Vocational Training Graduates in Saudi Arabia, Banque mondiale, Jan. 2022
L’Arabie Saoudite s’est lancée il y a maintenant 8 ans dans un projet de transformation d’ampleur. La rapidité des changements et les moyens déployés reflètent aussi le besoin de rattrapage par rapport à d’autres économies du Golfe qui ont entamé leur diversification il y a parfois plusieurs décennies. Mais le royaume bénéficie d’un avantage évident, une autre richesse que le pétrole : sa démographie, de loin la plus importante du Golfe.
Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient