Trump et la peur, ou la nouvelle alliance du mercantilisme et de la géopolitique

Trump et la peur, ou la nouvelle alliance du mercantilisme et de la géopolitique

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En quelques phrases désordonnées, disruptives et ambiguës, Trump a montré au monde entier qu’il va avoir une belle marge de manœuvre géopolitique : l’autonomie stratégique de ses alliés semble s’arrêter pour l’instant – en tout cas mentalement – à la limite de son bon vouloir… Cependant, la question aujourd’hui n’est pas de savoir (ni surtout de parier) s’il va envahir le Panama, ou annexer le Canada, mais d’observer ce qui est déjà palpable : les mots, les sujets, les réactions des gouvernements et des opinions publiques. Cela apporte des informations pour la suite, que l’on peut classer, à peu près, en cinq catégories. Les cinq niveaux de la fusée Trump.

Ne pas confondre transaction et manipulation

Premier niveau, la manipulation médiatique : il y a peu de protestations des gouvernements occidentaux et, s’il y en a, elles sont bien faibles. Cette apathie relève d’un mélange d’explications. D’abord, la sidération. Nous voilà de plain-pied dans la méthode Trump qui cultive (de nombreuses déclarations le révèlent) une sorte de « puissance par l’incertitude », vague écho de la stratégie du Madman de Nixon1, et surtout, technique classique de guerre cognitive : il faut déstabiliser mentalement l’adversaire. Sur ce point, le judo rejoint la stratégie militaire de Clausewitz : trouver le point d’équilibre de l’ennemi pour le faire basculer. Trump explique aussi dans son manuel du businessman2 qu’il démarre toujours ses négociations par un très gros coup, si gros que l’adversaire ne s’y attend pas. Think big ! Ensuite, il harcèle. 

Rappelons tout de même, à ce stade, l’analyse de Marie-France Hirigoyen3 à propos de la façon ambiguë et brutale de s’exprimer, qui plonge l’interlocuteur dans d’interminables questions : que veut-il dire ? Est-il sérieux ? On est certes dans un cas d’école de ce que Trump appelle une négociation, mais d’autres appellent cela une manipulation4. Or, Donald Trump prendra d’autant plus l’ascendant que nous accepterons d’effacer l’argumentaire de la manipulation par celui de la transaction. Pas grave ! Il négocie ! Rappelons que toutes les transactions ne se font pas par la paralysie de l’adversaire. Et qu’un assentiment obtenu après une clé de bras n’est pas un consentement libre. En termes géopolitiques, c’est très important, car c’est contraire à la notion d’alliance. 

De la cécité à la peur et la soumission  

Deuxième étage de la fusée, la difficulté à voir la réalité. La sidération occidentale s’explique aussi par une difficulté à penser que les États-Unis, derrière leur statut d’allié indispensable, ne sont pas l’Ami américain5, bienveillant et désintéressé. Et cela, dès le Plan Marshall, qui était aussi un projet de puissance, pas seulement de l’intérêt de l’Europe6. Structurellement biaisés depuis la Seconde Guerre mondiale, les Européens ont donc du mal à concevoir la réalité d’une relation atlantique fondamentalement inégale, ainsi que la brutalité de la guerre économique que les États Unis mènent depuis longtemps7Avec Trump, tout cela a certes le mérite de devenir clair, mais peur et soumission risquent de succéder à la cécité. 

En effet, l’ex-futur président nous fait littéralement changer de monde mental, et l’alignement tardif de Mark Zuckerberg sur l’idéologie libertarienne d’Elon Musk en est un des symptômes : la peur monte aux États-Unis (et pas seulement). La peur des représailles. À commencer par les juges, l’administration et les médias. C’est le troisième étage de la fusée, celui de la peur. C’est très grave pour la société civile et ce n’est pas sans conséquence pour les investisseurs, car cela fragilise l’autonomie de la justice. En parallèle, l’idée fondatrice d’une régulation par la règle est attaquée par les géants de la tech en Europe. Cela y fragilise aussi le pouvoir judiciaire d’autant que le « ras le bol de la réglementation » est un thème politique très fédérateur. 

Tout cela valide peu ou prou les hypothèses de Frank Furedi8 et de nombreux sociologues. Ce dernier alerte depuis longtemps sur l’installation d’une fear culture en Occident (l’alliance des deux termes est importante car peur et culture se sont interpénétrées). Et il alerte aussi sur le tremplin politique que cela représente. L’analyse linguistique montre ainsi les effets délétères, dans le discours public, d’une conjonction des menaces perçues comme existentielles (climat, pandémies, terrorisme, guerre, etc.), avec les micro-peurs du quotidien, décuplées par les réseaux sociaux. Exemple : des enquêtes, évoquées par F. Furedi, montrent que sur les 50 ingrédients d’un livre de cuisine, 40 sont soupçonnés d’être cancérigènes ! L’électorat de Trump est donc obsédé en même temps par la peur des migrants, des Chinois, et … du lait cru9Tout se mélange dans la perte de confiance, la peur et la colère. Culture de l’ennemi et recherche du bouc émissaire (le « qui est responsable » des manifestations de QAnon10) se mêlent, pour créer le terreau qu’affectionnent les personnalités politiques autoritaires11

Tout va donc dans le sens de ce que nous évoquions avant les élections : les États-Unis changent de président mais aussi de régime12. De fait, la légitimité « charismatique » de Trump, de moins en moins appuyée sur la sacro-sainte Constitution américaine, lui impose à présent d’écrire sa propre histoire héroïque, et ce sera au détriment de l’équilibre des pouvoirs. Hannah Arendt13 pointait déjà, au moment du Watergate, cet affaiblissement institutionnel qu’elle percevait comme une crise majeure. Et elle invoquait la dangerosité des arguments de « sécurité nationale », dès lors qu’ils servent à interdire les débats, et imposer des gouvernements d’exception permanente.

Cela nous amène directement au quatrième étage de la fusée. Le thème de la sécurité nationale couplé à la géopolitique. À l’évidence, le canal de Panama et le Groenland sont des positions stratégiques vis-à-vis de la Russie et de la Chine. Et le front arctique s’ouvre d’autant plus vite que la Russie n’est pas battue en Ukraine. À l’évidence aussi, Groenland et Canada ont des ressources essentielles, en métaux critiques notamment. Tout cela est vrai mais les mots de Trump ne sont pas anodins : ce sont ceux des écoles géopolitiques réalistes, dont les auteurs – de Morgenthau à Kenneth Waltz, en passant par Zacharia ou Mearsheimer – considèrent que les États sont les acteurs d’une scène internationale « anarchique », non dominée par une instance supérieure régulatrice. Ces États agiraient uniquement en fonction de leurs intérêts, pour maximiser leur puissance, ou leur sécurité, et cela en fonction des menaces perçues par les élites. Le scénario global est quant à lui tiré par une alternance de confrontations/négociations autour de zones et secteurs stratégiques. 

Mais ces mots et ces arguments sont-ils suffisants pour « rationaliser » l’ensemble du discours de Trump ? C’est bien ce que dit Georgia Meloni, pour qui les propos du président élu ne sont qu’un « message » adressé aux Chinois. Ah bon ? Mais ce genre de rationalisation ne risque-t-il pas d’effacer le chantage géopolitique d’un géant sur ses alliés plus modestes, figure archi classique de l’histoire ? Max Weber parlait déjà des Machtstaaten – en allemand, les États puissants dont la mission serait de protéger les plus petits14. Cette idée n’a donc rien de nouveau mais elle rappelle que la géopolitique est autant une succession de visions du monde qu’une mécanique des conflits explicable par la géographie, les échanges ou les ressources. 

Enfin, ces arguments de sécurité nationale et d’enjeu « vital » – selon les termes de Trump, et on est si proches de l’« espace vital » de Ratzel15 …– vont être difficiles à gérer, quand ce sont aussi les arguments russes sur la Crimée, ou chinois sur Taïwan. Cela dit, Trump capte une grande partie de l’opinion publique mondiale désenchantée, d’autant plus sensible aux thèses réalistes que la géopolitique des droits de l’Homme est minée par l’accusation de « deux poids, deux mesures ». 

Le mercantilisme géopolitique 

Dernier étage de la fusée, la projection continentale de puissance et l’accaparement des ressources : les écoles réalistes font néanmoins grand cas des alliances et aucun rationnel géostratégique ne tient, dès lors qu’on parle de puissances alliées, dont la fidélité à l’ordre occidental ne fait aucun doute. En réalité, Trump projette une carte mentale qui va au-delà des théories du réalisme, où surplombe une volonté de puissance continentale et d’accaparement des ressources. Une sorte de « mercantilisme géopolitique », qu’il faut pointer dans le fatras de la conférence de presse de Mar-a-Lago qu’il a tenue la semaine dernière. Car une telle projection d’un monde divisé en blocs continentaux contrôlés par des puissances dominantes, qui est une grammaire16 bien connue d’avant-guerre, risque d’accélérer le passage à l’acte des nostalgiques d’empire, et des pays qui voudront être dans le club des puissants. Pour exemple, les déclarations azéries à propos d’une Arménie fasciste17 ou les ambitions turques en Syrie. Un espoir néanmoins : tout cela pourrait ressembler à l’esquisse d’une géopolitique de l’équilibre des puissances, mais il faudrait pour cela un congrès de Vienne18. Kissinger se réjouit sûrement dans sa tombe, qui prônait un tel équilibre. Reste à savoir qui serait invité à la table des négociations ? Les grandes puissances bien sûr, Amérique, Chine, Russie. Mais que fait-on de Musk, car oui, c’est une puissance ! Et les États considérés comme « secondaires » ? Inde, Arabie, Turquie, Brésil, Indonésie, etc. ? Et les Européens ? Peut-être. Mais Trump est surtout en train de montrer qu’il sait s’y prendre pour leur tordre le bras.

Références

  1. La théorie du fou, de Nixon, a été une tentative pour faire croire aux dirigeants de l’ex-URSS que le comportement de la présidence américaine était imprévisible et dangereux.
  2. Trump Donald J. J., Schwartz Tony, The Art of the Deal, Random House Publishing Group, 2015.
  3. Hirigoyen Marie-France, Les Narcisse. Ils ont pris le pouvoir, Paris : La Découverte, 2019
  4. Voir la pétition lancée par le psychiatre John D. Gardner, en 2017, sur le thème d’un président américain mentalement inapte à exercer sa fonction.
  5. Branca Eric, L’ami américain, Coll. « Tempus », Paris, Perrin, 2022. 
  6. Steil Benn, Le Plan Marshall, Paris, Perrin, 2023.
  7. Guerre économique – Voir les travaux de Christian Harbulot et de l’École de Guerre Économique. 
  8. Furedi Franck, How Fear Works, Culture of Fear In The 21st Century, Bloomsbury USA, 2018.
  9. « www.theguardian.com/wellness/2024/nov/26/what-is-unpasteurized-raw-milk »
  10. Communauté rassemblée autour de théories complotistes née aux États-Unis en 2017.
  11. Adorno Theodor W., Études sur la personnalité autoritaire, Allia, 2007.
  12. La grande crise de légitimité, T. Sollogoub, Études Économiques Groupe Crédit Agricole, septembre 2024
  13. Entretien avec Hannah Arendt, 1973, sur le site LES CRISES.
  14. Max Weber, Discours de guerre et d’après-guerre, Paris, Les Éditions de l’EHESS, 2015.
  15. Ratzel Friedrich, La Géographie politique. Les concepts fondamentaux, Paris, Fayard, Coll. « géopolitiques et stratégies », 1987.
  16. Haushofer Karl, De la géopolitique, Paris, Fayard, Coll. « géopolitiques et stratégies », 1986.
  17. Le président Aliev a déclaré récemment à la télévision azérie que l’Arménie était une menace fasciste.
  18. Kissinger Henry, Le Chemin De La Paix, Paris, Denoël, 1972. 
Trump et la peur, ou la nouvelle alliance du mercantilisme et de la géopolitique

Tout va donc dans le sens de ce que nous évoquions avant les élections : les États-Unis changent de président mais aussi de régime. De fait, la légitimité « charismatique » de Trump, de moins en moins appuyée sur la sacro-sainte Constitution américaine, lui impose à présent d’écrire sa propre histoire héroïque, et ce sera au détriment de l’équilibre des pouvoirs. Hannah Arendt pointait déjà, au moment du Watergate, cet affaiblissement institutionnel qu’elle percevait comme une crise majeure. Et elle invoquait la dangerosité des arguments de « sécurité nationale », dès lors qu’ils servent à interdire les débats, et imposer des gouvernements d’exception permanente.

Tania SOLLOGOUB, Economiste