Égypte – De nouveau face à sa pyramide de dette
- 16.04.2025
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Le gouvernement égyptien a approuvé fin mars le budget préliminaire pour l’année fiscale 2025/2026 (année fiscale 26) qui commencera en juillet1. Celui-ci devra être présenté au Parlement pour adoption. Le processus budgétaire pour l’année à venir s’enclenche donc juste après la validation par le Board du FMI de la 4e revue du programme, qui a permis le déboursement d’une tranche de 1,2 milliard de dollars. C’est une excellente nouvelle et un nouveau coup de tampon du FMI sur le programme de réformes du pays. Cela dit, la revue s’est fait attendre. En effet, elle était prévue pour septembre 2024 et intervient donc avec six mois de retard, à la date normalement allouée à la 5e revue. Pourtant, l’accord préliminaire par les équipes du FMI avait été donné fin décembre, et devait être validé par le Board en janvier. Alors, comment interpréter ces délais ?
Même si des explications ont été fournies (comme la volonté de déplacer la revue après les réunions annuelles du FMI en octobre), l’impact d’un décalage de six mois dans le déboursement de la tranche semble trop important pour invoquer de seules raisons administratives. C’est important car pour l’économie nord-africaine, qui sort à peine d’un sévère épisode de crise de change et de confiance, les marchés sont sensibles aux signaux. Ce qui est à craindre, c’est que les délais reflètent une difficulté des autorités à délivrer les objectifs du programme. Et d’ailleurs, le communiqué de presse met en avant des avancées encore mitigées sur les réformes structurelles. Mais ce qui en ressort aussi c’est une révision des objectifs de consolidation budgétaire. Pour l’instant, celle-ci est modeste – l’objectif de surplus primaire (avant paiement des intérêts) pour année fiscale 26, dont le budget préliminaire vient d’être approuvé, baisse d’un demi-point de PIB (de 4,5% du PIB à 4%). Un compromis ? En tout cas, derrière l’équilibre précaire des comptes extérieurs, qui restent sous pression dans un contexte de conflit régional2, cela rappelle qu’il ne faut pas négliger l’importance de l’équation budgétaire. C’est l’occasion de regarder comment la crise économique et le contexte régional ont modifié la trajectoire fiscale et quels sont les défis à venir.
Pourquoi peu d’attention semble avoir été donnée à la dynamique budgétaire ?
L’Égypte avait basculé dans une crise de change début 2022, initialement déclenchée par le choc de la guerre en Ukraine sur sa balance des paiements – et ses importations de blé en particulier – et vite entretenue par les canaux d’une crise de confiance. L’équilibre précaire des comptes extérieurs, et la constante inquiétude que la trajectoire de liquidité pourrait mener à un point de rupture où il ne serait plus possible pour le pays de faire face à ses engagements extérieurs, avaient monopolisé l’attention des marchés3. On comprend alors facilement pourquoi la dynamique budgétaire a moins attiré la lumière et semble être restée en second plan des analyses du risque souverain.
Par ailleurs, la réponse des autorités, après deux premières dévaluations en 2022, avait longtemps consisté à attendre le moment propice : c’est-à-dire s’attaquer à reconstruire la confiance avant d’ajuster de nouveau la monnaie au moindre coup. La stratégie visait à envoyer des signaux positifs au marché – et parmi ceux-ci, aux premières loges, les résultats budgétaires. En effet, le déficit annoncé pour l’année année fiscale 23 avait de quoi créer la surprise : à 6% du PIB, il déjouait le pronostic du FMI de 7,8% dans son programme accordé six mois plus tôt. Il avait même marqué une subtile consolidation sur celui de l’année précédente à 6,1% – 0,1% d’importance ! Cela semblait consolider un acquis de confiance gagné par l’administration actuelle sur le précédent programme du FMI enclenché en 2016, où le gouvernement avait réussi à délivrer la consolidation demandée par l’institution. Et à coups de réformes budgétaires, depuis 2018, le déficit primaire (avant intérêts) est ainsi passé en surplus. Bien sûr, la crise a tout de même fini par interrompre l’élan de consolidation du déficit global – qui a atterri à 7,4% pour l’année fiscale 24 et est attendu à un niveau similaire pour l’année fiscale 25. Malgré tout, l’impact de la crise sur le budget semble contenu.
Comment le budget a résisté plus que prévu à la crise : l’effet de fumée de l’inflation
Intuitivement, ce qu’on pouvait anticiper était que la crise contraindrait les revenus du gouvernement, tout en intensifiant la pression sur les dépenses sociales, de subvention et d’intérêt –entraînant ainsi un fort dérapage budgétaire. Mais ce qui a déjoué les pronostics c’est l’effet d’une très forte inflation4 sur la dynamique budgétaire.
D’abord, celle-ci a permis de soutenir les revenus de l’État en termes nominaux. En particulier parce qu’ils reposent fortement sur la TVA (35% des revenus et 44% des taxes, en moyenne sur 2021-2024), qui reflète l’augmentation des prix et est soutenue par la tendance à la consommation dans un environnement très inflationniste. Mais cela veut aussi dire que l’effort fiscal, en période d’inflation, est en grande partie transféré sur le consommateur, sans progressivité – ainsi c’est tout la classe moyenne qui en subit l’effet.
Ensuite, l’inflation aide la consolidation des dépenses en termes réels. Pour ainsi dire, elle permet de soutenir des effets d’annonce autour d’augmentations importantes de certaines dépenses (transferts aux ménages, salaires des fonctionnaires…) qui ont un impact sur le climat social. Et, certes, elles s’accroissent fortement en termes nominaux, mais en réalité en dessous du rythme de l’inflation – et donc leur coût réel diminue. Ce mécanisme avait déjà soutenu la consolidation budgétaire entre 2016 et 2019.
Dissiper la fumée : la consolidation a un coût social
D’abord, la crise a en réalité impacté les revenus de l’État en pourcentage du PIB. Les taxes ont reculé de 0,7 point de pourcentage. Et c’est important à noter car le programme initial du FMI, misait sur une augmentation de 2% du PIB des revenus des impôts sur les années fiscales 23-27, soit 0,5% du PIB par an. C’est donc d’un point de départ plus bas que le gouvernement doit partir pour délivrer une consolidation ambitieuse. À cela s’ajoute une baisse des dividendes des entreprises publiques.
Ensuite, avec le renchérissement brutal des coûts internationaux de l’énergie, le gouvernement a dû augmenter les subventions énergétiques – et cela aussi pour soutenir EGPC (l’entreprise pétrolière nationale), qui, avec une structure de coûts largement en dollars, est en grande peine d’honorer les paiements aux majors internationales du pétrole5.
Enfin, mais peut-être, surtout, la crise a très fortement renchéri le coût de la dette. Les dévaluations successives ont fait gonfler le coût des intérêts extérieurs en monnaie locale. En interne, la flambée des taux d’intérêt s’est rapidement imprimée sur le coût de la dette, dont la maturité de plus en plus courte entraine des besoins de refinancement annuels massifs.
En regardant l’évolution du budget en pourcentage du PIB entre l’année fiscale 21 et l’année fiscale 24, on peut observer que les variables d’ajustement qui ont permis de contenir les effets de la crise ont été les investissements (très largement coupés), les salaires de la fonction publique (qui ont chuté de 1,1% du PIB) et les transferts sociaux. On comprend alors que la consolidation a un coût social important. Alors qu’une part de plus en plus importante du budget se dirige vers le paiement des intérêts de la dette publique et les transferts à EGPC, l’espace du budget dédié à l’investissement dans la croissance et la redistribution se réduit. Ce alors même qu’une grande partie de l’effort fiscal porte sur les ménages, à travers la consommation, sans mécanisme de progressivité.
Pourquoi la consolidation budgétaire devient maintenant plus difficile ?
Ce qui change désormais, c’est la trajectoire de l’inflation. Les dévaluations ont entraîné une flambée des prix des biens importés, mais ceux-ci se sont progressivement intégrés au niveau général des prix, dont la croissance (l’inflation) diminue. C’est l’illustration parfaite de ce que les économistes appellent, dans leur jargon, les effets de base. Ceux-ci resteront très forts sur l’année en cours et vont faire chuter l’inflation (quoiqu’à un niveau encore élevé).
La chute de l’inflation, c’est évidemment une bonne nouvelle. Car c’est ce qui est ressenti en premier par la population, et en particulier la classe moyenne basse, en menace de paupérisation. Mais pour le budget, paradoxalement, cela change la dynamique. D’abord parce que le support apporté par l’inflation à la consolidation des dépenses en termes réels s’estompe. Mais surtout, parce que le coût de la dette, qui justement bénéficiait fortement de ce mécanisme, va maintenant être entraîné dans une spirale de hausse importante par rapport au PIB nominal qui augmente moins rapidement, avec un concourt plus faible de l’inflation. Ce sont les fondamentaux de ce que la littérature classique appelle l’effet boule de neige, qui a souvent conduit à des crises sur la dette publique.
Un compromis très délicat entre l’équilibre des comptes extérieurs et celui des finances publiques
En fait, ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que le budget n’a d’importance que par la trajectoire de dette qu’il imprime. Et, en réalité, l’impact de la crise sur celle-ci n’a pas été marginal – loin de là. Déjà, parce que le niveau de la dette a augmenté, gonflé par la revalorisation en monnaie locale de la dette externe après les dévaluations – c’est l’effet mécanique du risque de change qui se matérialise. La dette est ainsi passée de 88,5% du PIB en juin 2022 à 96% en juin 2023.
À cela s’ajoute une courbe de croissance revue à la baisse6. La moyenne sur l’année fiscale 23-année fiscale 25 était attendue à 5% fin 2022, elle a maintenant été revue à peine à 3,3% et sa convergence vers son potentiel de moyen-terme (environ 5,5%) sera plus lente – et seulement si elle n’est pas interrompue par de nouveaux chocs. Évidemment, comme le PIB est le dénominateur du ratio dette/PIB, une croissance plus faible implique un contre-poids plus faible à l’augmentation de la dette.
On peut aussi considérer les intérêts sur la dette comme un déterminant de sa trajectoire. Et comme expliqué plus haut, avec la baisse de l’inflation, la compression en termes réels du coût de la dette ne joue plus favorablement – au contraire, la dynamique s’inverse. Il y a, à ce niveau, un compromis très délicat à trouver entre l’équilibre des comptes extérieurs (très fragile) et l’équilibre des finances publiques. D’un point de vue des équilibres externes, un différentiel de taux domestique très favorable à l’Égypte incite les investisseurs étrangers à y déplacer leurs capitaux. Mais du point de vue de la dette, des taux d’intérêts réels (corrigés de l’inflation) très élevés pousse la trajectoire de dette à la hausse. Bien sûr, le FMI incite fortement les autorités monétaires à arrimer leur politique de taux sur une cible d’inflation – ce qui crédibilise aussi la transition vers un régime de change flexible, mais cela n’est pas (encore ?) pleinement installé. Il est donc à prévoir que les taux ne baissent pas aussi rapidement que l’inflation ne le suggère, en l’absence d’une consolidation de la liquidité externe. Et ce d’autant plus si la normalisation monétaire de la Fed s’interrompt.
Alors que l’ensemble de ces facteurs sont subis, la seule variable d’ajustement qu’il reste pour maintenir la dette sur une trajectoire soutenable est la balance budgétaire. Et comme nous avons traité la question de la dynamique du coût de la dette à part, ici la variable est plus particulièrement la balance budgétaire primaire (avant le paiement des taux d’intérêt). Pour faire l’addition : avec un niveau de dette plus important, une croissance du PIB plus basse, des taux d’intérêt réels très élevés, il faut des surplus budgétaires primaires assez colossaux pour maintenir la dette sur une trajectoire soutenable. De quoi remettre la question du budget sur le devant de la scène, et au cœur des négociations avec le FMI. En tout cas, lorsque le programme FMI a repris en 2024, les objectifs en termes de surplus budgétaires primaires avaient été revus largement à la hausse, devant converger progressivement vers 5% du PIB en année fiscale 26 ! Le FMI mise sur une forte augmentation des revenus de l’État, mais si cela ne se réalise pas, cela imposera un contrôle des dépenses encore plus strict.
Encore une montagne à franchir…
Dans son communiqué de presse pour la 4e revue du programme, le FMI mentionne que l’exécution du budget sur le premier semestre de l’année en cours n’a pas été à la hauteur de la consolidation attendue. En effet, selon les données publiées par le ministère des Finances sur juillet-novembre 2024, le surplus primaire a atteint à peine 1% du PIB, contre un objectif de 3,5% dans le programme, alors que les investissements sont restés largement sous-exécutés. Selon l’institution, le gouvernement aurait engagé des mesures pour contenir les dépenses sur le deuxième trimestre et atteindre l’objectif.
Cela s’explique aussi par une nouvelle contrainte : celle de la forte perturbation du trafic maritime par le Canal de Suez. Celui-ci a baissé de plus des deux tiers depuis le début des attaques Houthis en mer Rouge, fin 2023. Or, le Canal contribue à environ 7% des revenus de l’État (calcul sur la base de l’année fiscale 23 – avant les attaques) – à travers l’impôt sur les sociétés et les dividendes.
On comprend ainsi que la marche à atteindre pour l’année fiscale 25 (consolidation de la balance primaire d’un point de PIB supplémentaire à 4,5%) était très élevée et a dû être révisée.
Que penser de la marche vers 5% du PIB en année fiscale 26 ? Il semble que cela demandera de continuer à comprimer pour encore longtemps les dépenses de salaires, de subvention, sociales et d’investissements : un effort important à demander à la population à la sortie d’une longue crise de change.
Notre opinion – L’Égypte est sortie début 2024 d’un épisode de crise de change sévère. Cela avait concentré l’attention des analystes du risque souverain sur l’examen de l’équilibre des comptes externes. La dynamique budgétaire est, elle, un peu restée en arrière-plan – bénéficiant même d’un acquis de confiance des marchés sur la capacité du pays à exécuter de difficiles consolidations budgétaires, gagné lors du précédent programme FMI. Pourtant, en sortie de crise, les autorités doivent gérer une dynamique de dette défavorable qui impose des efforts budgétaires encore plus strictes. Cela met le gouvernement, comme le FMI, devant des choix de politiques publiques délicats qui doivent parfois arbitrer entre équilibre des comptes externes et équilibres des finances publiques. Et si une inflation record a, pendant toute cette crise, créé un décalage ente une lecture du budget en termes nominaux et réels, il est maintenant apparent que la consolidation ne sera pas indolore, et demandera des coupes dans les dépenses, dont les arbitrages sont aussi délicats.
La dernière revue du programme FMI fait état d’une révision – encore assez marginale – des objectifs budgétaires. Est-ce ce qui a causé le retard de cette revue ? Difficile à dire. En tout cas, c’est la première fois que le FMI mentionne dans son communiqué de presse que les réformes fiscales demandées ont un coût social qui doit être géré avec délicatesse…
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1 Les années fiscales en Égypte courent de juillet à juin de l’année calendaire suivante.
2 Consulter notre publication : Égypte – Un état des lieux de la liquidité extérieure, janvier 2025
3 L’épisode avait été résolu par l’intervention massive d’Abu Dhabi à travers le plus important investissement étranger jamais réalisé en Égypte : le deal Ras el-Hekma signé en mars 2024.
4 L’Égypte a connu une inflation moyenne de 25% en année fiscale 23, et 34% en année fiscale 24.
5 Dans le rapport du FMI d’août 2024 (3e revue du programme), l’institution faisait état de 5 milliards de dollars d’arriérés de paiement d’EGPC aux majors du pétrole.
6 Consulter notre publication : Égypte – Que propose vraiment le FMI ?, septembre 2024

L’Égypte est sortie début 2024 d’un épisode de crise de change sévère. Cela avait concentré l’attention des analystes du risque souverain sur l’examen de l’équilibre des comptes externes. La dynamique budgétaire est, elle, un peu restée en arrière-plan – bénéficiant même d’un acquis de confiance des marchés sur la capacité du pays à exécuter de difficiles consolidations budgétaires, gagné lors du précédent programme FMI. Pourtant, en sortie de crise, les autorités doivent gérer une dynamique de dette défavorable qui impose des efforts budgétaires encore plus strictes. Cela met le gouvernement, comme le FMI, devant des choix de politiques publiques délicats qui doivent parfois arbitrer entre équilibre des comptes externes et équilibres des finances publiques.
Laure de NERVO, Economiste, Afrique et Moyen-Orient